7 Anthropophage
Claudia Bourguignon Rougier
L’anthropophage comme fondement de l’imaginaire moderne.
Cette modernité, qui se construit dans l’opposition à une altérité inquiétante, trouve dans l’anthropophage à la fois son antithèse et l’icône de ce qu’il faut combattre. Le cannibalisme est un des éléments du discours qui justifie la Conquête, l’exploitation de la main d’œuvre indienne, la destruction et l’infériorisation du monde indigène. La Guerre Juste puisait sa légitimité dans l’anthropophagie, abondamment mentionnée par Ginés de Sepúlveda lors de la Controverse de Valladolid. L’horreur qu’inspirait la consommation de viande humaine, réelle ou fantasmée, était une des raisons qui justifiait la mise sous tutelle de l’Autre. L’anthropophagie, supposée ou réelle, de certains groupes se constituerait en paradigme représentatif d’un continent : l’Amérique. Le bon sauvage de la Découverte serait alors supplanté par le sauvage mangeur de chair humaine. Fauve sans foi ni loi lorsqu’il refusait d’être asservi par les Espagnol-e-s, le cannibale pouvait être éliminé. Être aux rituels effrayants s’il collaborait, il devait être civilisé.
Les gravures diffuseront abondamment, dès le XVIe siècle, l’image de l’Indien anthropophage (Bourguignon Rougier, 2010). Elles inspireront les cartes de l’Amérique. Il existe une véritable cartographie de l’altérité cannibale. Les cartographes du XVIe siècle étaient au service d’un régime de l’œil où s’affirmait une volonté eurocentriste et patriarcale. Sur la première carte d’une ville américaine, qui accompagnait un courrier d’Hernán Cortés à Charles Quint, des cultes anthropophages associés aux sacrifices sont représentés. Sur une carte d’Holbein l’Ancien, de 1532, les anthropophages, près de la hutte qui les incarne, découpent joyeusement des corps humains sur un étal de boucher; représentation qui correspond à l’idée communément répandue d’un cannibalisme assimilé à un régime alimentaire. Et sur une carte de Munster, on retrouve exactement la même représentation de la hutte anthropophage avec des bouts de membres qui pointent hors du toit, comme les fanes de carottes d’un panier de marché. La circulation du motif rend compte d’un processus de stéréotypie en formation assez rapidement; il est également fréquent de trouver des images du festin cannibale généralement sous la forme du barbecue humain. Les représentations de corps embrochés sur des grils ressemblant à des bûchers côtoient celles des étals de bouchers et toute leur coutellerie fantasmatique (carte d’Hulsius, 1599). L’association Nouveau Monde et pratique cannibale est essentielle pour la diffusion du stéréotype. Sur la carte du Brésil de Diogo Homem, de 1565, on peut lire : Antropofagosterra.
Ces représentations de la cartographie s’appuieront sur d’autres supports, par exemple, sur les fresques et tableaux des édifices sacrés. L’Enfer comme bouche anthropophage serait une image très fréquente en Amérique à l’entrée des églises. Et il y a un glissement entre bûcher anthropophage et bûcher infernal, car l’« Indien-ne » est associé-e au démoniaque, créature infernale qui mérite l’Enfer. L’Enfer anthropophage est l’Amérique.
L’historien de l’art Joaquín Barriendos (2011) écrit que la représentation du cannibale est un des régimes géo-épistémologiques où s’identifie le plus clairement la naissance de la colonialité de la vision.
Ces représentations ne se circonscrivent pas à la période coloniale. Jusqu’au XXe siècle, la littérature recyclera l’image du cannibale en particulier dans la littérature dite de la « foret vierge » où fleurit l’image de la forêt anthropophage, discrète métaphore de l’« Indien-ne ». Il semble exister un lien entre le renouvellement du stéréotype et la nécessité de conquérir de nouvelles forces de travail comme ce fut le cas lors du cycle du caoutchouc en Amazonie à la charnière des XIXe et XXe siècles.
Anthropophage, sauvage, barbare, différents moments d’une soit disant « Rencontre » après laquelle il s’agit de construire cet Autre « civilisable » ou « jetable » de la modernité.
Références
Barriendos, Joaquín. 2011. « La colonialidad del ver. Hacia un nuevo diálogo visual interepistémico ». Revista Nómadas (35) : 13-29.
http://nomadas.ucentral.edu.co/index.php/inicio/14-regimenes-de-visualidad-emancipacion-y-otredad-desde-america-latina-nomadas-35/135-la-colonialidad-del-ver-hacia-un-nuevo-dialogo-visual-interepistemico
Bourguignon-Rougier, Claude. 2010. « Stratégies romanesques et construction des identités nationales : essai sur l’imaginaire postcolonial dans quatre fictions de la forêt ». Thèse de doctorat. France : Université Stendhal de Grenoble.
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00580561/document