6 Anthropologies autres
Claudia Bourguignon Rougier
L’anthropologie est une discipline marquée, comme les autres sciences sociales, par la colonialité du savoir. Elle nous amène à mieux percevoir la différence entre le colonialisme, moment fondateur de la discipline dont les anthropologues reconnaissent les complicités avec le pouvoir colonial, et la colonialité, cette propriété transversale et trans-historique des sociétés modernes, caractérisée par l’hégémonie d’un système de connaissances né en Europe et identifié au seul type de savoir légitime.
On admet que la discipline ne naît pas au XIXe siècle. En fait, elle apparaît avec la Conquête de l’Amérique. Pour Enrique Dussel (1994), la question anthropologique, la question de l’Autre, est au centre de la « Découverte » : quand se forme un ego européen dans son opposition à l’Indien-ne. Dès le XVIe siècle, dans les textes « ethnologiques » de la Conquête (Diaz del Castillo, Sahagún, Diego de Landa, etc.), on trouve déjà en place les procédés qui caractériseront l’anthropologie par la suite : eurocentrisme, monologue, réduction des populations étudiées à des informateurs et informatrices, généralisation de la relation supérieur/inférieur (Krotz, 2002 : 205-216).
La question de la culture et celle de la temporalité révèlent la colonialité du savoir anthropologique Le concept de culture joue un rôle central dans l’anthropologie du XXe siècle et la différencie profondément de l’anthropologie raciale du XIXe siècle. Si les principes de hiérarchisation entre cultures n’y sont plus fondés sur des critères biologiques, ils sont toujours à l’oeuvre. La naturalisation des différences, l’essentialisation des identités n’ont pas disparu non plus. L’usage de la notion d’ethnie est, à ce titre, exemplaire. Le mot prend souvent la place laissée vacante par le mot race. Pour Eduardo Restrepo et Julio Arias, ce glissement renvoie à la différence entre racisme culturel et racisme biologique. Il est symptomatique d’un dualisme culture/biologie caractéristique de notre époque.
Le but de cette historisation radicale est d’apporter une contribution conceptuelle à la lutte contre la pensée raciale. Une pensée qui pèse encore très lourd, toujours à l’œuvre à travers des ré-agencements multiples, y compris lorsqu’il est question de culture, un concept qui lui est en fait apparenté. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, lorsqu’ils élaborent certains termes pour éviter le mot race, les chercheurs ou les acteurs, à leur corps défendant, remettent en circulation des catégories liées à la race on ne peut plus conventionnelle. (Arias et Restrepo, 2018)
Quant au versant temporalité, son histoire est particulièrement problématique. Johannes Fabian, en 1983, écrivait déjà que l’anthropologie, qui « apporte une justification intellectuelle à l’entreprise coloniale », a créé un système dans lequel :
Non seulement les cultures du passé mais également toutes les sociétés vivantes ont été irrévocablement placées sur une même pente temporelle (…). La civilisation, l’évolution, le développement, la modernisation et l’acculturation sont tous des termes dont le contenu dérive, de façon parfaitement explicite, du temps évolutionnaire (…). Un discours contenant des termes comme primitif, sauvage (mais aussi tribal, traditionnel, Tiers Monde ou n’importe quel autre euphémisme à la mode) ne pense, ni n’observe, ni n’étudie de manière critique le primitif; il pense, observe et étudie en termes de primitif. En tant que concept temporel par essence le terme primitif correspond à une catégorie et non à un objet de la pensée occidentale. (Fabian, 2006 [1983])
Les auteurs décoloniaux et autrices décoloniales ont su articuler cette particularité temporelle à leur analyse de la modernité/colonialité. Dans Désobéissance épistémique, Walter Mignolo (2014) remarque : « avec le concept de primitif, la différence temporelle externe fait son entrée dans le récit de la modernité; les barbares jusque là relégués dans un espace autre deviennent les primitifs ou ceux qui appartiennent à un temps révolu ».
Au-delà de ces fragments de généalogie de la discipline, on remarquera que son organisation actuelle dévoile une géopolitique de la connaissance férocement occidentale. Aujourd’hui, elle repose toujours sur des fondamentaux établis dans le Nord global : États-Unis, Angleterre et France, pour l’essentiel. Les anthropologues du Sud global passent par les universités du Nord pour être adoubé-e-s, souscrivent à un type de publication et d’indexation qui ne valide que le savoir correspondant à l’inconscient de la discipline et sont soumis au diktat de l’anglais. Comme le remarquait dans un article récent Eduardo Restrepo, anthropologue colombien, parler de l’anthropologie au singulier rend compte de la colonialité du champ : « Au-delà d’un idéal normatif, l’anthropologie au singulier n’existe pas ni n’a jamais existé à aucun moment (Escobar et Restrepo, 2009). Mais ce qui existe, moment du système monde moderne/colonial raciste et patriarcal, c’est un « système monde » de l’anthropologie marqué par le déséquilibre entre des anthropologies hégémoniques construites en France, en Angleterre et aux États-Unis, et d’autres dissidentes. Ces anthropologies venant du Sud global mais aussi parfois du Nord global, elles, vont à l’encontre du sens commun disciplinaire et introduisent une rupture dans ce champ, constituant de fait un moment de la décolonialité.
Cette réflexion est possible aussi grâce aux transformations des années 1980, lorsqu’ont surgi des analyses de la modernité qui peuvent rejoindre sur bien des points « l’inflexion décoloniale », comme la nomme Eduardo Restrepo et Axel Rojas ?? (2010). Pour l’anthropologue argentine Rita Segato (2015 : ??) :
Dans les années 1980 (…), sous l’influence de la critique postmoderne, les anthropologues ont pris du recul, commencé à se situer et à identifier le reflet de leur propre monde dans le miroir de l’autre, leur propre ethnicité est ainsi exposée et explicite, à ce moment-là, une nouvelle étape a été franchie dans la production du savoir : se voir reflété dans le miroir des différences, voir l’appartenance à l’autre, la particularité et la relativité de ses propres certitudes, sa perspective personnelle. Ce fut sans aucun doute un grand moment dans la discipline, qui a ainsi progressé dans sa capacité de réflexion.
Dans ces années-là, l’anthropologue Rabinow (1986 : 241) écrivait :
Nous devons anthropologiser l’Occident : montrer à quel point la conformation de sa réalité a été exotique; mettre l’accent sur les domaines qui ont été considérés comme les plus évidents (y compris l’épistémologie et l’économie); les rendre aussi uniques que possible sur le plan historique; montrer que leurs revendications de vérité sont liées aux pratiques sociales et, de la sorte, sont devenues des forces efficientes au sein du monde social.
Et il y a eu de nombreuses analyses dans la discipline qui ont connecté les études sur le développement, les technologies, la science, aux discours philosophiques sur la modernité de Foucault, Latour et Giddens. Cependant, pour l’anthropologue libanaise Elena Yehia (2007), il s’agissait d’analyses intra-européennes de la modernité. La limite de cette anthropologie était de réduire toutes les pratiques sociales à des manifestations de l’expérience européenne. L’écueil étant la réintroduction d’un métarécit qui se fondait sur ou aboutissait à un relativisme culturel. Peut-être parce que pour
rompre avec la tradition euro-centrée de la production de connaissance, il faut favoriser le développement d’échanges avec des formes de savoir subalternes, comme les savoirs indiens, et leur donner le même statut épistémique que le savoir académique. (Segato, 2015)
Une telle démarche est présente dans l’anthropologie « œcuménique » que propose la brésilienne Alcida Ramos (2017 ou 2018 ??). C’est-à-dire une anthropologie qui adopterait la transdisciplinarité, qui s’opposerait à la pensée qui fractionne le réel, aux violentes antithèses modernes/coloniales, à l’atomisation d’un savoir universitaire mouliné dans le vortex de la logique néolibérale et capitaliste. Il faudrait favoriser cette transculturalité dont parlait déjà l’anthropologue cubain Ortiz (1940), faire se rencontrer diverses disciplines, mais aussi les formes subalternes de connaissance et celles qui sont reconnues. Pour l’anthropologue décolonial Arturo Escobar (2007), qui a longtemps travaillé sur les notions de développement et rejette l’idée de modernité alternative, il faut une alternative à la modernité. La construction d’une anthropologie de la modernité comme phénomène culturel fait partie du projet de changement. Il faut traiter les produits culturels occidentaux comme des objets « exotiques » afin de les voir tels qu’ils sont. Reprenant la proposition de Rabinow (1986), Escobar affirme que nous devons anthropologiser l’Occident. Une anthropologie de la modernité pourrait se baser sur des approches ethnographiques spécifiques appréhendant les formes sociales comme le résultat de pratiques historiques, elles-mêmes ancrées dans des dispositifs de savoir/pouvoir. Cela permettrait de décortiquer des constructions comme celle de « tiers-monde », essentielles à la diffusion et l’imposition du discours du développement.
Vues du tiers-monde, les pratiques sociales et culturelles les plus raisonnables de l’Occident peuvent sembler assez particulières, voire étranges. Cela n’empêche pas la majorité des Occidentaux et Occidentales – et de nombreux et nombreuses habitant-e-s du tiers-monde – d’être incapables de penser les personnes et situations du tiers-monde en termes autres que ceux admis par le discours du développement (Escobar, 1998).
Pour Elena Yehia (2006 ou 2007), qui a travaillé dans la Red de Antropologías del Mundo, laquelle essaie de mettre en acte cette vision, la question est : « est-il possible de produire des ethnographies décolonisantes à partir des pratiques décolonisantes des mouvements sociaux? ». La Red de Antropologias del Mundo/World Anthropologies Network[1] vise à créer les conditions d’une possibilité de pluralisation de l’anthropologie et, plus généralement, de décolonisation des connaissances spécialisées, comme l’expliquent Gustavo Ribeiro et Arturo Escobar (2006). Le résultat final est une transformation des conditions de « conversabilité » entre les anthropologies du monde. Paraphrasant un des slogans du projet Modernité/Colonialité, « des mondes et des connaissances autres », ce projet a été défini comme « des anthropologies autres » et « une autre façon de faire de l’anthropologie » (Restrepo et Escobar, 2005).
L’Argentine Rita Segato (2015) apporte elle aussi une réponse à la question. Elle estime nécessaire de pratiquer une anthropologie « à la demande ». Parlant de la crise de l’objet de l’anthropologie, du « primitif », elle écrit dans l’introduction à Huit essais sur la colonialité du pouvoir (à paraître) :
Ce que je propose, c’est que notre vieil « objet » classique soit aujourd’hui celui qui nous interroge, nous dise qui nous sommes et ce qu’il attend de nous, et nous demande d’utiliser notre « boîte à outils » pour répondre à ses questions et contribuer à son projet historique. (…) La boîte à outils des anthropologues, la profession d’ethnographe, fournit des réponses/ à ceux et celles que nous avons construit comme nos « indigènes ». Ils/Elles nous demandent instamment des interprétations, des données dont ils ont besoin pour concevoir leurs projets (…). Dans la défense de ces objectifs historiques, la pratique sera celle d’une anthropologie du contentieux et du litige.
Contre les anthropologies hégémoniques, une pensée et un travail « au service de » et un Plurivers.
Références
Dussel, Enrique. 1994. 1492 : El encubrimiento del Otro, Hacia el origen del « mito de la Modernidad ». La Paz : Plural Editores.
Escobar, Arturo, et Gustavo Lins Ribeiro. 2006. World Anthropologies, Disciplinary Transformations within Systems of Power. Oxford : Berg Publishers.
Fabian, Johannes. 2006 [1983]. Le temps et les autres, Comment l’anthropologie construit son objet. Traduction française par Estelle Henry-Bossoney et Bernard Müller. Toulouse : Anacharsis.
Ortiz, Fernando. 1940. Contrapunteo cubano del tabaco y del azucar. La Havane : Éditions Jesús Montero.
Rabinow, Paul. 1986. « Representations Are Social Facts: Modernity and Post-Modernity in Anthropology ». Dans Writing culture: the poetics and politics of ethnography. Sous la direction de James Clifford Marcus et George E. Marcus, Berkeley : University of California Press.
Ramos, Alcida Rita. 2018. « Por una crítica indígena de la razón antropológica ». Anales de Antropología 52 (1) : 59-66.
http://www.revistas.unam.mx/index.php/antropologia/article/view/62639
Restrepo, Eduardo, et Arturo Escobar. 2009. « Anthropologies hégémoniques et colonialité ». Cahiers des Amériques latines (62) : 83-95.
http://journals.openedition.org/cal/1550
Restrepo, Eduardo, et Axel Rojas. 2010. Inflexión decolonial: fuentes, conceptos y cuestionamientos. Popayán : Universidad del Cauca, Instituto Pensar.
Segato, Rita. 2015. La crítica de la colonialidad en ocho ensayos y una antropología por demanda. Buenos Aires : Prometeo.
Yehia, Elena. 2007. « Descolonización del conocimiento y la práctica: un encuentro dialógico entre el programa de investigación sobre modernidad /colonialidad / decolonialidad latinoamericanas y la teoría actor-red ». Tabula Rasa (6) : 85-114.
http://www.scielo.org.co/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S1794-24892007000100005&lng=en&nrm=iso