3 Afro-décolonialité
Paul Mvengou Cruz Merino
La perspective décoloniale classique latino-américaine insiste sur le référent « indígena » pour montrer les enjeux des différentes instances de la colonialité (du pouvoir, de l’être et du savoir). Les textes classiques de Dussel (1994) et de Quijano (2000) ont ouvert la voie à une relecture critique des expériences de domination vécues et incorporisées par les populations indiennes au sein du colonialisme ibérique. Ces auteurs partagent le point central de l’expérience décisive européenne de l’Autre Indien-ne dans le processus de « découverte de l’Amérique » et les récits hégémoniques de la modernité.
Cette orientation tend à rendre univoque et irréductible toute autre trajectoire pourtant liée à la domination européenne. De plus, elle peut avoir pour conséquence politique de poser la question du caractère « autochtone » ou « légitime » de certaines communautés. Toutefois, il faudrait signaler quelques incursions sur les liens entre afrodescendance et décolonialité, notamment celles de Joaze Bernadino Costa, Nelson Torres Maldonado et Ramón Grosfoguel (2018).
L’Afro-décolonialité serait une perspective décoloniale s’intéressant particulièrement aux communautés afro-descendantes. Il ne s’agit pas de reprendre une taxinomie à la mode suite à la célèbre Conférence de Durban de 2001, mais de se focaliser sur les trajectoires des populations descendantes d’esclavagisé-e-s et aujourd’hui toujours citoyen-ne-s marginalisé-e-s (politiquement, symboliquement et épistémologiquement) des États latino-américains. L’Afro-décolonialité vise à critiquer les colonialités dans lesquelles sont plongées les Afro-descendant-e-s. Concrètement, il s’agira de réfléchir sur la place des Afro-descendant-e-s dans le processus de « encubrimiento del otro »[1] et sur comment elles-mêmes ont été « encubiertas ». Par conséquent, il convient de prendre au sérieux les différents épistémicides[2] vécus par les populations afro-descendantes dans le cadre du capitalisme colonial européen : expérience de départ d’Afrique, le Passage de Milieu, l’Institution esclavagiste, assimilationnisme métis et national et les réactions culturelles, politiques et sociales mises en place par ces populations. Ces différents épistémicides ont eu des incidences dans le quotidien de ces communautés, car ils justifient, selon l’idéologie moderniste, leur plasticité culturelle ou leur résilience. Plusieurs instances de la colonialité pourraient être éprouvées dans cette perspective à savoir celle de Race et de Pouvoir, de l’Être, du Genre, du Territoire et du Savoir. Augustin Lao Montes (2007), par exemple, nous exhorte à penser la condition de la femme afro-descendante en « Amérique latine » car elle est produite par une intersection de domination : raciale, de genre et de savoir.
À cette orientation diasporique s’ajoute une lecture plus globale de la condition « afro », qui cherche à penser ensemble l’afro-descendance et l’africanité dans leur rapport à la Colonialité. En effet, ces deux versants sont traversés par la colonialité du pouvoir, de l’être et du savoir. Aussi, certains travaux proposent de les croiser et de les faire dialoguer pour signaler leur résistance, comme celui de Lefèvre (2019). Par ailleurs, l’une des caractéristiques de la perspective afro-décoloniale est d’articuler de manière transnationale l’ensemble des projets politiques, intellectuels, scientifiques et artistiques des établissements des diasporas afro aux Amériques. Tels que l’ont signalé des auteurs et autrices comme Carvahlo, Bell Kooks, Joaze Bernadino Costa, Nelson Torres Maldonado et Ramón Grosfoguel, la condition afro est marquée par l’existence de plusieurs circulations d’initiatives visant à déconstruire les rapports coloniaux.
Bien qu’étant en construction, cette perspective afro-décoloniale se donne à voir dans le travail de certains mouvements afro-diasporiques qui élaborent des pédagogies, des formes de savoirs alternatifs, des organisations de territoires et des pratiques écologiques anti-capitalistes. Comme de toutes les orientations se réclamant du tournant décolonial, l’afro-décolonialité n’est pas une discipline académique, mais une conversation critique puisant dans les mouvements sociaux et théories.
Références
Bernadino-Costa, Joaze, Nelson Maldonado-Torres, et Ramón Grosfoguel. 2018. « Introduçaõ. Decolonialidade e pensamento afrodiaspórico ». Dans Decolonialidade e pensamento afrodiaspórico. Sous la direction de Joaze Bernadino-Costa, Nelson Maldonado-Torres et Ramón Grosfoguel, 9-26. Belo Horizonte : Autêntica Editora.
Lao Montes, Augustin. 2007. « Hilos descoloniales. Trans-localizando los espacios de la diáspora africana ». Tabula Rasa (7) : 47-79.
http://www.scielo.org.co/pdf/tara/n7/n7a03.pdf
Lefèvre, Sébastien. 2019. « Hispanismos, afrohispanismos y afrodiasporismos : más allá de las disciplinas y de los territorios. Propuestas para un análisis desde las costas africanas ». Communication virtuelle dans le cadre du colloque organisé par la SFH, Hispanisme de la marge au croisement des disciplines. 5 juin 2019.
Mencé-Caster, Corinne, et Cécile Bertin-Elisabeth. 2018. « Approches de la pensée décoloniale ». Archipélies (5).
https://www.archipelies.org/189
- la réduction du non Européen au silence et à la domination, expression utilisée par Dussel au sujet de l’expérience indígena et de la « Découverte de l’Amérique » ↵
- C’est-à-dire comment ils et elles ont été réduit-e-s au silence depuis le XVe siècle, utilisé-e-s dans l’objectif colonial d’affaiblir les communautés indígenas et fondu-e-s dans un métissage romantique. ↵