88 Reinaga, Fausto

Claudia Bourguignon Rougier

Fausto Reinaga, de son vrai nom José Félix Reinaga, est un penseur d’origine aymara qui est né au tout début du XXe siècle en Bolivie. Cet homme, qui fut longtemps marxiste, fonda en 1962 le Parti des Indiens Aymara et Quechua, amorçant dans ces années-là un virage théorique. Il s’éloigna alors de la théorie des classes pour s’intéresser à une autre forme de critique de la modernité basée sur l’idée d’un Poder Indio, d’une nation indienne. C’est une perspective qu’il faut situer dans le contexte de la décolonisation des années 1960-1970 et aussi du Black Power américain.

Son œuvre, longtemps confidentielle, annonçait l’émergence des mouvements indiens des années 1980-1990. Liée à l’indianisme et au katarisme, elle trouverait, au XXIe siècle, avec le gouvernement d’Evo Morales, la reconnaissance qu’elle n’avait pas eu jusque-là. L’indianisme est cette philosophie de la libération produite par un sujet indien, quant au katarisme, il s’agit d’un mouvement aux composantes à la fois politique, syndicale et intellectuelle qui opère une relecture de l’histoire à partir de l’identité indigène.

Le programme de Fausto Reinaga est contenu dans le livre qu’il publia en 1970, La revolución india. À l’époque où le livre est écrit, l’État bolivien sort d’une phase de gouvernement populiste, durant laquelle les revendications des Indien-ne-s relatives à la propriété de la terre ont été prises en compte mais sans que la spécificité de ce groupe ait été reconnue : ils et elles sont resté-e-s des paysan-ne-s, « assimilé-e-s » aux métis-se-s. Reinaga se démarque de cette approche qui est encore celle de la gauche latino­-américaine. Il refuse de réduire l’« Indien-ne » à une travailleuse ou un travailleur qu’il faut intégrer à la nation. Inversant la problématique, il questionne le bien fondé de la nation bolivienne. À une époque où l’existence d’États plurinationaux était encore inconcevable, Reinaga élabore une approche décoloniale de la nation, cette pièce essentielle du dispositif de savoir pouvoir moderne ­colonial.

La revolución india est une virulente dénonciation de la domination des Indien-ne-s par les Blanc-he-s, puis par les métis-se-s depuis la Conquête de l’Amérique. Cette dénonciation se démarque des approches qui prévalaient alors : celle des populistes au pouvoir en Bolivie entre 1952 et 1964 et celle des Indigénistes. Dans le deuxième quart du XXe siècle, les élites métisses des sociétés latino­-américaines avaient remis en cause la discrimination subie par les Indien-ne-s. Ces élites s’étaient érigées en protectrices des Indien-ne-s et elles avaient élaboré un discours hégémonique à leur sujet. Ce discours inspirerait postérieurement les programmes d’assimilation qu’élaboreraient les États nationaux équatoriens, boliviens ou péruviens, dans le sillage des centres indigénistes. Après avoir été, tout au long du XIXe siècle, les exclu-e-s ou les invisibles de la nation, les Indien-ne-s devenaient ceux et celles qu’il fallait assimiler, mais cela supposait de les « civiliser », entre autres, à l’aide de campagnes d’alphabétisation. Il va de soi que les principaux et les principales concerné-e-s n’étaient pas consulté-e-s ni associé-e-s à ces projets et que la citoyenneté que l’on commençait à leur faire miroiter appartenait à un futur toujours plus lointain. La littérature à laquelle a donné lieu ce mouvement, en Amérique du sud ou en Amérique centrale, a puissamment contribué à diffuser l’image de la créature sans défense, victime des Blanc-he-s, qu’il fallait aider et éduquer.

Quant aux populistes, s’ils et elles avaient réalisé partiellement la réforme agraire réclamée par les « Indien-ne-s » et aboli le servage, pongueaje, qui existait encore en 1952, avec le syndicalisme obligatoire imposé à tous et toutes les « camarades paysan-ne-s » dans le cadre de la triade État­-parti révolutionnaire-syndicat, ils et elles instauraient une relation de type paternaliste et clientéliste entre ce groupe et l’État. Leur politique reposait sur l’affirmation du métissage, pas le métissage idéal auquel avaient rêvé les élites blanches libérales du XIXe siècle, pas ce métissage qui aurait blanchi le peuple, mais celui des métis-se-s réel-le-s. Il n’ y avait pas de place pour une spécificité indienne.

Reinaga rompt avec cette approche qui vise l’intégration de l’Indien-ne à la nation bolivienne. Il propose de remplacer une nation bolivienne privée d’un fondement populaire authentique et ne représentant en fait que les intérêts d’une oligarchie blanche, par la nation authentique, la nation indienne. Pour lui, on peut parler d’une nation indienne parce qu’il existe un passé, celui du Tawantinsuyu, l’Empire inca, modèle d’équilibre social dont l’économie aurait été quasiment socialiste. Il fut détruit par la Conquête et la colonisation, mais on peut le reconstruire; il peut revivre parce que certaines de ses structures n’ont jamais disparu. Selon lui, la vraie nation est la nation indienne parce que les Indien-ne-s sont la majorité dans un pays ou les Blanc-he-s et les métis-ses sont très minoritaires; parce que les travailleurs et travailleuses, ceux et celles qui font vivre le pays, ce sont eux, ce sont elles. Il n’y a pas de nation bolivienne ou alors, une nation « fictive », un terme qui reviendra souvent dans les années 1990 chez les dirigeant-e-s indien-ne-s de Bolivie et d’ailleurs. Parler d’une nation bolivienne, c’est souscrire au mythe du métissage, ce mythe que l’on retrouve sous des formes diverses dans toutes les nations « latino-­américaines » et qui a en fait organisé l’expulsion symbolique et juridique des indigènes.

La présentation de ce que Fausto Reinaga appelle le cholaje, terme qui vient du mot choloa, appellation méprisante pour l’Indien-ne métissé-e et « blanchi.e » est particulièrement violente : le cholaje est un conglomérat de personnes incompétentes, vendues aux intérêts nord-­américains, corrompues et dépourvues de toute éthique. Ainsi, seul-e-s les Indien-ne-s, parce qu’ils et elles ont gardé une spiritualité et un sens moral qui caractérisaient la période pré­-coloniale, peuvent être les citoyen-ne-s d’un État national. Tout au long de son livre, Reinaga ne cessera pas d’opposer la morale indienne traditionnelle (basée sur le : « tu ne mentiras pas; tu ne voleras pas; tu ne resteras pas sans rien faire ») à l’absence de morale des Blanc-he-s et des métis-ses, de même qu’il opposera une race indienne à celle des Blanc-he-s et des métis-se-s.

Pour exposer son projet, Fausto Reinaga élabore une critique de la société, du gouvernement et de l’État bolivien. Il reconstruit aussi l’histoire de la nation depuis la Conquête, en faisant d’elle un affrontement permanent entre les deux races. Il attache une importance particulière aux épisodes de la résistance indienne aux pouvoirs coloniaux, puis républicains et consacre une partie conséquente de La révolution indienne à ce qu’il appelle « l’épopée » indienne. Dans la deuxième partie du livre, ou plutôt du manifeste, il reprend la question des révoltes. Nous sommes face au type de texte que certain-e-s taxeraient immédiatement d’essentialiste : imaginer le retour à un monde disparu, celui de l’ancien empire inca démantelé par la Conquête et la colonisation, témoignerait d’une vision naïve, d’une négation de l’historicité des formations sociales et de la constante hybridité qui les travaille. Certes, dans ce livre, la haine du pouvoir blanc est manifeste, le mépris des métis-se-s y transpire, mais cette haine est le produit logique d’une histoire de spoliation, d’exclusion et de discrimination. La violence que l’on reproche souvent aux écrits de Fausto Reinaga, parce qu’il prône la guerre des races, est une réponse aux diverses formes de violence à l’œuvre depuis la Conquête. Pour lui, il y a donc deux nations en Bolivie : la nation chola, métisse, ficticia, « fictive », et la nation indienne, real, la vraie. La nation indienne est réelle parce qu’elle s’enracine dans une histoire. Avant même que les peuples européens ne sortent de leur chrysalide proto-­nationale, la nation existait déjà dans les Andes et cette nation c’était le Tawantinsuyo, l’empire des quatre cotés. Antériorité de la nation clandestine, donc. La nation chola, elle, est fictive parce qu’elle correspond seulement à la tentative de réaliser une greffe impossible : importer une conception occidentale dans un pays dont l’histoire n’a rien à voir avec celle des nations européennes. Le modèle européen de nation ne fonctionne que dans un cadre géopolitique déterminé. C’est pour cela que « la nation qui a pris naissance en Occident n’est pas une catégorie universelle », dit Reinaga. On ne peut pas appliquer le schéma européen à l’histoire de l’Asie, de l’Afrique ou de l’Amérique. Contrairement à ce que pensent les Européen-ne-s, leur modèle n’est pas universel, il n’est pas exportable. Il y a là une première dénonciation des limites de l’universalisme politique occidental qui sera remise en question de façon systématique par les intellectuels décoloniaux et les intellectuelles décoloniales, mais beaucoup plus tard.

De même, chez lui, la race prend le rôle essentiel qu’elle aura chez Aníbal Quijano. La race ne doit pas se comprendre au sens biologique ou culturel. Quand Fausto Reinaga parle de la « race » indienne, il faut se rappeler qu’il disait :

No soy indio, carajo, ustedes han hecho de mi un indio.

Je ne suis pas indien, bordel, c’est vous qui avez fait de moi un Indien.

La « race indienne » est le résultat d’un processus d’identité assignée avec laquelle les autochtones ont du négocier depuis la Conquête, parfois en l’acceptant, parfois en la contournant, parfois en la revendiquant. Processus qui s’est déroulé sur un continent où le projet des conquérant-e-s passait par la séparation des « races » : république d’Espagnol-e-s d’un côté, république d’Indien-ne-s de l’autre. Il y a eu des va-et-vient entre ce type particulier de formation de subjectivité qui s’est produit en « Amérique latine » et qui a abouti à ce que l’on nomme l’Indien-ne, processus qui s’est produit comme domination et acculturation, et l’élaboration qu’on fait, de leur côté, les autochtones et qui a débouché, entre autres, à la fin du XXe siècle, sur les mouvements dits identitaires.

La guerre des races est donc cette histoire qui a commencé avec l’irruption européenne en Abya Yala, nom indigène du continent. Elle est celle de la nation clandestine avec la nation dominante, qui est minoritaire, incompétente et illégitime. Et elle s’exprime dans des histoires clandestines. À l’histoire nationale bolivienne, dont le sujet est un peuple métis abstrait, Reinaga oppose l’histoire de la nation indienne. La nation indienne n’est pas à faire, elle est déjà là, sous la nation fictive qui la recouvre, comme on peut retrouver le temple inca sous l’église chrétienne. Ou comme on pouvait retrouver, sous la culture chrétienne, le culte clandestin des Huacas (lieu de culte pouvant prendre diverses formes), ces manifestations de l’énergie cosmique que vénéraient les peuples andins, et qui ont précédé historiquement le culte du Soleil imposé par l’Inca. Cette image de ce qui a été recouvert et peut réapparaître correspond à une remise en question de l’idée de « Découverte » qui s’affirmera particulièrement dans le dernier quart du XXe siècle, surtout après la date anniversaire de 1992, avec l’approche décoloniale en particulier. Cette image de la nation cachée permet de faire place à un imaginaire de ce qui a été occulté, invisibilisé, cette vision des vaincu-e-s dont parlait déjà Nathan Watchel en 1971. L’intuition de Fausto Reinaga prendra forme, beaucoup plus tard, en 1989, dans le beau film du Bolivien Javier Sanjinés, La nación clandestina. Dans ce film, le héros, Sebastián Mamani, un indigène qui a adopté les valeurs du cholaje et trahi sa communauté, finit par mourir pour cette dernière en reprenant une danse sacrificielle, le Jacha Tata Danzante. Ce faisant, il répète en fait le trajet de ces nombreux et nombreuses Indien-ne-s du XVIe siècle, qui, après la grande période d’extirpation des idolâtries, reprirent leur culte des huacas. Ils et elles attendaient de ces dernières qu’elles en finissent avec les Espagnol-e-s et répandaient la nouvelle de leur retour grâce à des danses rituelles. Le Taqui Ongoy, qui mettait sur un même plan le culte des Huacas du Soleil et de la Lune et les rites relégués à un second plan avec la domination inca, n’était pas un retour du même. Il s’agissait déjà une alternative originale à la domination des Incas puis des Espagnol-e-s.

Reinaga parle de reconstruire le Tawantinsuyo, ce qui est surprenant pour un Bolivien, dans la mesure où, historiquement, le projet étatique lié au Twantinsuyo a moins mobilisé les indigènes que la demande d’égalité et de terres. Cela nous renvoie à l’utopie andine. L’utopie andine, comme l’expliquait l’historien péruvien Alberto Flores Galindo, dans le livre Buscando un Inca, fut une des réponses des vaincu-e-s à la Conquête. Le moment fondateur du mythe, c’est la décapitation du premier Inca à s’opposer aux Espagnol-e-s. Ce fut le début de ce que l’on appelle le mythe de l’Inkarri, terme qui est une contraction de Inca rey, Inca roi. Les Espagnols auraient enterré secrètement la tête de l’Inca pour éviter la propagation d’un culte mais l’idée se répandit qu’un jour où l’autre, miraculeusement épargnée par la putréfaction, la tête retrouverait son corps. Ces diverses versions du mythe, toujours orales, annonçaient que ce serait alors le retour de Tawantinsuyo et la fin de la domination espagnole.

De l’utopie andine, qui connut son acmé au XVIIIe siècle, avec la révolution de Tupac Amaru II, Alberto Flores Galindo et Manuel Burga disent qu’elle est une véritable création historique, une reconstruction de l’histoire comme mémoire commune, dans un effort qui suppose précisément une modification de la façon de penser autochtone suite à l’événement historique de la Destruction et de la Défaite. Le Bolivien Blithz Lozada pense qu’il s’agit d’une reproduction du passé dans la mémoire collective des sociétés andines qui a pour effet de la transformer en alternative au présent. Mais ce qui a lieu, c’est l’appropriation de ce qui n’avait pas d’existence historique ou existait comme mémoire officielle, mémoire du temps passé. La mémoire construit le temps de l’expérience; elle peut être mobilisée pour l’action, le moment venu, comme le prouvèrent les grandes rébellions des XVIIIe et XIXe siècles.

Fausto Reinaga ne veut pas réduire cette utopie à une séquence historique, qui correspondrait seulement à la phase coloniale, révolue de la Bolivie. En cela, il a été visionnaire puisque ses idées ont été reprises au XXIe siècle par le premier président « indien » de Bolivie.

Reinaga ne veut pas d’un discours homogénéisateur qui prétende faire de tous et toutes les Bolivien-ne-s des citoyen-ne-s et efface l’histoire de la violence. Pas seulement parce que ce discours ne tient pas ce qu’il promet; parce qu’il s’inscrit dans une temporalité qui est celle de l’État national et de son histoire officielle; parce qu’il s’appuie sur le discours de la science. Avec Reiinaga, on est très loin de la nation en marche vers un futur toujours meilleur, la nation symbole de progrès. Parce qu’il se tourne vers un passé qu’il veut faire revivre, le penseur échappe à ce discours du progrès qui est aussi celui du racisme et que les nations modernes, malgré la crise qu’elles n’en finissent pas de traverser, n’ont pas abandonné. Paradoxalement, celui qui emploie le terme de race, usagesystématiquementattribué aujourd’hui à une façon de penser raciste, se tient en marge de ce racisme fondateur des États modernes. Historiquement, en même temps qu’apparaissait la nation, émergeait le discours qui transférerait à l’intérieur des limites de l’État l’idée de la guerre : avec l’idée de l’ennemi intérieur, de celui qui menace la cohésion interne de la nation, qu’il s’agisse du fou, du malade, du criminel, de l’étranger ou de l’immigré. Mais si Fausto Reinaga échappe à ce racisme, c’est parce qu’il se tient, en fait, à côté de la nation. Il suffit de lire son programme jusqu’au bout : d’abord construire le Collasuyo (équivalent de la Bolivie et du nord de l’Argentine actuelle), puis passer au Tawwantinsuyo (toute la zone andine de l’Amérique) et finalement à l’Amérique « indienne ». « Indiens d’Amérique, unissez vous! », écrit-il à la fin du livre. En fait, la nation de Reinaga, c’est l’Amérique de Bolívar, sans le racisme.

C’est un continent, ce n’est plus une nation.

Références

 

Alvizuri, Verushka. 2012. Le savant, le militant et l’aymara. Histoire d’une construction identitaire en Bolivie (1952-2006).  Paris : Armand Colin,

https://www.cairn.info/le-savant-le-militant-et-l-aymara–9782200277246-page-117.htm

La perspective n’a rien de décolonial mais les lecteurs et lectrices y trouveront des informations.

Bourguignon Rougier, Claude. 2016. « Nation, utopie andine et extériorité ». Intervention dans le cadre du colloque d’Europhilosophie à Toulouse.

https://www.academia.edu/28071781/Nation_utopie_andine_et_exteriorit%C3%A9

Burga, Manuel. 2005 [1988]. Nacimiento de una utopia. Muerte y resurrección de los incas. Lima : Fondo editorial.

http://sisbib.unmsm.edu.pe/bibvirtual/libros/2006/nacimien_utop/contenido.htm

Casen, Cécile. 2012.  « Le katarisme bolivien : émergence d’une contestation indienne de l’ordre social ». Critique internationale. n° 57 : 23.

https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2012-4-page-23.htm,

Gaudichaud, Franck. 2009. « Indianisme et transformation sociale en Bolivie. Comment penser un marxisme critique ouvert aux problématiques identitaires ? ». Contretemps. n°4.

https://npa2009.org/content/indianisme-et-transformation-sociale-en-bolivie-comment-penser-un-marxisme-critique-ouvert-a

Lozada Pereira, Blithz. 2006. Cosmovisión, historia y política en los Andes.  La Paz :  Carmelo Corzón.

Reinaga, Fausto. 2007 [1970]. La revolución india. La Paz : Fausto et Hilda Reinaga.

http://www.manuelugarte.org/modulos/biblioteca/r/La-Revolucion-India-Fausto-Reinaga.pdf

Wachtel, Nathan. 1974. La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole (1530-1570). Paris : Gallimard.

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