44 Fanon, Frantz

Sebastien Lefévre

CoIl serait prétentieux de notre part de penser, dans le cadre de cet ouvrage, aborder la pensée de Fanon dans son ensemble. Ses œuvres sont peu nombreuses mais très denses en termes de réflexion et d’analyse. Par ailleurs, la littérature sur ses œuvres est tellement nombreuse qu’il est délicat de s’y atteler… Toutefois, nous allons essayer de pointer quelques éléments qui nous semblent intéressants en termes de propositions de lectures décoloniales, qui peuvent être formulées à partir de ses écrits.

Tout d’abord, il faut préciser que, durant longtemps, Fanon a été repris et travaillé par le courant des études postcoloniales aux États-Unis. Ce n’est que ces dernières années que le courant d’études décoloniales a repris ses travaux, notamment Ramón Grosfoguel avec « la zone de non-être ». Ensuite, la plupart des travaux se concentrent davantage sur son ouvrage Les damnés de la terre. Or, il nous semble que l’ouvrage fondamental reste Peau noire masques blancs car, dans ce livre, Fanon pointe et analyse cette fameuse colonialité de l’être qui a pour toile de fond celle du pouvoir et du savoir. Limitons-nous à prendre des exemples tirés de l’introduction et de la conclusion de son ouvrage pour présenter ses visées programmatiques, car il s’agit bien d’un programme d’action. En effet, il précise d’entrée que son ouvrage s’inscrit dans un nouvel humanisme et qu’il prétend libérer l’être humain de couleur de lui-même. On peut dire, pour schématiser, que les analyses de Fanon partent du constat de colonialité pour tendre vers un programme décolonial.

En outre, Fanon souligne différentes formes de colonialité comme la « zone de non-être », mais également la réduction de l’homme noir à un Noir et l’enfermement que cela suppose. Il observe également qu’aussi bien le Noir que le Blanc sont enfermés dans un rapport pathologique où « celui qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre. Inversement, le ou Noir qui veut blanchir sa race est aussi malheureux que celui ou celle qui prêche la haine du Blanc. » (Fanon, 1952 ) Selon lui, le Noir a intégré son infériorité par une épidermisation de cette dernière. Cette aliénation est aussi passée par une auto-anormalisation du Noir due, sans doute, au fait que le Blanc est mystificateur et mystifié. Même si le Noir reste enfermé dans son passé d’esclavagisé, le Blanc n’est pas en reste puisqu’il a subi, en tant qu’acteur du processus de déshumanisation, une certaine forme d’inhumanité. Par ailleurs, dans ses analyses, Fanon différencie diverses formes d’aliénation selon que les sujets soient des Antilles ou d’Afrique. En effet, pour le ou la Noir-e antillais-e, l’aliénation se situe plutôt au niveau culturel (assimilation à la française) alors que pour l’Africain-e, l’aliénation se situe sur le plan de la supériorité raciale (civilisation vs barbarie) et économique.

En ce qui concerne ce que l’on pourrait nommer son programme décolonial, il précise, comme nous l’écrivions plus haut, qu’il s’agit pour lui de libérer l’être humain de couleur. D’après Fanon la désaliénation doit passer par une prise de conscience des réalités économiques et sociales. Il refuse, en outre, de se laisser enfermer dans un passé, revendiquant son statut d’humain avant tout et non pas de Noir. Or, il n’est pas  hostile à la revendication d’un certain passé à condition qu’il s’agisse de ne plus reproduire aucun type d’asservissement de l’humain par l’humain. Il revendique donc une vision universelle de l’humanité où toutes les cultures se valent, mais surtout où l’on ne réduit pas les personnes à leur couleur et aux contingences historiques du passé. Il refuse également de culpabiliser les ancien-ne-s maîtres et maîtresses pour leurs actions de déshumanisation passées. Et, de la même façon, il est contre le fait de chercher la reconnaissance du Blanc et de la Blanche.

Fanon se situe en fait dans un mouvement d’identité en relation :

Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi? À la fin de cet ouvrage, nous aimerions que l’on sente comme nous la dimension ouverte de toute conscience (Fanon, 1952)

Le constat qu’il formule est limpide et malheureusement encore d’actualité…

Il y a, dans les analyses de Fanon, deux points qu’il faudrait soumettre au débat. Le premier concerne celui de la réparation. Il ne revendique aucune réparation par rapport aux conséquences des colonialités subies par les sujets afrodescendant-e-s et africain-e-s. Ce point fait débat au sein même des mouvements afrodescendants. Certain-e-s y sont favorables, d’autres non. Les questions que nous pouvons formuler sont les suivantes : pourquoi les maîtres et maîtresses, à la suite des abolitions, ont été dédommagé-e-s? Pourquoi les terres, notamment pour le cas des Antilles, sont encore aux mains des descendant-e-s des ancien-ne-s maîtres et maîtresses? Pourquoi Haïti continue de payer une dette qui date de son indépendance? Ne faut-il pas réparer pour pouvoir avancer sereinement?

Toutes ces questions ne trouveront pas de réponse dans cet ouvrage, mais il va de soi que nous nous situons dans une perspective de questionnements à partir de postulats critiques qui tentent de prendre en compte les persistances coloniales des situations des Afrodescendant-e-s et des Africain-e-s.

Le deuxième point touche l’idée selon laquelle, d’après Fanon, il ne servirait pas à grand-chose (même s’il s’en féliciterait), pour la situation des Afrodescendant-e-s des Antilles, de retrouver des traces passées de productions culturelles « nègres » d’avant Jésus Christ ou de l’époque des philosophes grecques :

Que surtout l’on nous comprenne. Nous sommes convaincu qu’il y aurait un grand intérêt à entrer en contact avec une littérature ou une architecture nègres du IIIe siècle avant Jésus-Christ. Nous serions très heureux de savoir qu’il exista une correspondance entre tel philosophe nègre et Platon. Mais nous ne voyons absolument pas ce que ce fait pourrait changer dans la situation des petits gamins de huit ans qui travaillent dans les champs de canne en Martinique ou en Guadeloupe. (Fanon, 1952).

Ce dernier point nous semble, en fait, symptomatique de son époque, car la situation des enfants antillais-es (et africain-e-s également) a changé. En effet, depuis les années 1960, la plupart de ces enfants ont subi la « la bibliothèque coloniale » (Mudimbe, 1988). Prenons la chanson d’E.sy Kennenga où il mentionne le « blanchiment de l’histoire » et l’invisibilisation des histoires des Afrodescendant-e-s où les enfants ne se retrouvent pas et se posent des questions légitimes quant à leur passé. Nous pourrions prendre également l’exemple des universités africaines où l’on enseigne, dans leur grande majorité, tout type de savoir sauf les savoirs endogènes. N’est-il pas nécessaire, par conséquent, de passer d’abord par une récupération culturelle de sa propre culture (ou leurs propres cultures pour les Africain-e-s), quitte à transiter par une période essentialisante (Stuart Hall, 2007), pour pouvoir rentrer en relation avec l’Autre? Et ainsi éviter de passer par une oblitération du passé qui conduirait inexorablement à une détérioration culturelle psychologique néfaste?

Références

Fanon, Frantz. 1952. Peau noire, masques blancs. Paris : Le Seuil :208-50.

Grosfoguel, Ramón. 2012. « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos ». Mouvements. La Découverte 4 (72) : 42-53.
https://www.cairn.info/revue-mouvements-2012-4-page-42.htm

Hall, Stuart. 2007. Identités et cultures : Politiques des cultural studies. Paris : Amsterdam.

Mudimbe, Valentin Y.. 1988. The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge. London : James Currey.

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