85 Race et Abya Yala

Claudia Bourguignon Rougier

Pour les penseurs décoloniaux et les penseuses décoloniales, l’invention de la race est indissociable de l’apparition du système monde-moderne-colonial. Le racisme est la naturalisation de relations de domination et d’exploitation.

Race et colonialité du pouvoir

La question de la race est un sujet qui divise. En Europe, et en France en particulier, le traumatisme lié à l’expérience du régime racial nazi fait qu’après guerre le terme même de race fut banni du vocabulaire. Aujourd’hui encore, un homme politique français comme François Hollande, au nom de l’inexistence des races, et de la lutte contre le fléau raciste, alla jusque à proposer de faire disparaître le terme de la constitution ,ce qui fut l’occasion d’un vaste débat auquel participèrent historiens et juristes.

Mais faire disparaître le mot serait donc équivalent à en finir avec le phénomène ?

On peut craindre le contraire. On peut craindre également que la répulsion, compréhensible, provoquée par le mot race n’entrave la compréhension du phénomène socio-politique qu’est le racisme, de son émergence, ses permanences, et de la multiplicité de ses formes.

En Amérique latine,  les intellectuels qui ont participé au MC, Quijano et Mignolo les premiers, se sont intéressés à cette émergence. Ils ont proposé une généalogie des catégories raciales et de leurs usages politiques qui remettait en cause  les approches qui faisaient autorité.

Aníbal Quijano, dans les années 90, a insisté sur la différence entre le type de hiérarchisation qui se met en place avec la colonisation de l’Amérique et les formes de xénophobie, de classement des populations et d’infériorisation observables antérieurement dans l’histoire humaine, par exemple dans le cadre des empires territoriaux islamiques, romains ou chinois. Il remarqua alors que la discrimination ethnique avait existé dans tous les colonialismes, à toutes les époques, mais que le racisme surgirait seulement avec la modernité, en Abya Yala.

Dans « Raza, etnia, y poder en Mariategui, cuestiones abiertas » (1992), il voit la race comme un dispositif qui se met en place après la Conquête de l’« Amérique latine ». Celui-ci permet de fixer la position occupée par l’ego européen et les non-Européen-ne-s. L’idée de Quijano est que la race constitue la première catégorie moderne, car elle permet de classer la population et de faire passer ce processus de différentiation et de subordination pour un processus naturel. Le racisme serait à l’oeuvre lorsque des qualités relevant d’un processus soit-disant « naturel » sont attribués par le groupe dominant à un groupe  subalterne. Ce qui revient  à bouleverser la chronologie généralement admise pour le racisme, laquelle en fait un phénomène du XIXe ou du XXe siècle. 

Le sociologue péruvien propose un historique de la problématique qui se met en place avec la « Découverte », revenant sur la discussion du XVIe siècle relative à l’âme des « Indien-ne-s ». En d’autres termes, à leur humanité, puisque dans un monde chrétien, l’âme est ce qui fait l’être humain. Discussion qui serait essentielle, affirme-t-il, en ce qui concerne les rapports de l’Europe et du reste du monde. La papauté affirma l’humanité des Indien-ne-s, mais :

À partir de ce moment-là, les rapports intersubjectifs et les pratiques sociales du pouvoir furent marqués par l’idée que les non-Européens avaient une structure biologique différente de celle des Espagnols et surtout qu’ils appartenaient à un type inférieur. D’autre part, on commença à penser que cette inégalité biologique était assortie d’une différence culturelle, et n’avait rien à voir avec le processus historique de la rencontre entre les deux cultures. (Quijano, 1992)

Dans le même article, plus loin, réapparaît le terme « biologique » :

L’idée de race signifie que les différences correspondent à des niveaux de développement biologique différents entre les groupes humains, sur une échelle qui part de l’animal pour arriver à l’humain. (ibid.)

Plus loin, il suggère une comparaison entre la pureté de sang espagnol et le système de la race américain, comparaison plus développée chez Walter Mignolo qui la reliera à sa théorie de l’occidentalisme et à la division du monde des chrétien-ne-s :

L’idéologie de la pureté de sang, apparue sur la péninsule ibérique pendant la guerre contre les Musulmans et les Juifs, est sans doute ce qui s’approche le mieux de ce qui fut codifié comme race lors de la Conquête des sociétés autochtones américaines, ou du nettoyage ethnique pratiqué ensuite dans l’Allemagne nazie, ou encore aujourd’hui dans l’ex-Yougoslavie. La pureté de sang, phénomène qui apparaît dans le contexte de luttes religieuses, est une représentation qui sous-entend que les idées et les pratiques religieuses, comme la culture, se transmettent par le sang. Il se passe exactement la même chose avec l’idée de race après la colonisation des autochtones en Amérique : ce sont des déterminations raciales qui font des Indiens, des Noirs, et des Métis, des êtres d’une culture inférieure, ou incapables d’accéder à une culture supérieure. Et bien, c’est cela la  « race », l’association entre biologie et culture. (Quijano, 1992)

Aujourd’hui, à la lumière des travaux effectués par les historien-ne-s, le découpage temporel établi par Quijano peut être nuancé. Des analyses comme celle de Max Herring Torres montrent que le racisme en tant qu’idéologie apparaîtrait plutôt à la fin du XVIIe siècle, à la confluence de l’idéologie de la pureté de sang, de celle la couleur et des modifications sémantiques du terme race. Mais l’hypothèse de Quijano touche juste cependant : pendant la colonisation, il semble que se soit mis en place quelque chose d’inédit et ce, pour des raisons qui ne tiennent pas exclusivement au déploiement de la violence ou au caractère génocidaire[1] souvent relevé pour la Conquête. Ce racisme-là, qu’il n’est pas nécessaire de qualifier de proto-racisme, car cela reviendrait à continuer à  penser dans un cadre explicatif évolutionniste, remet en question les définitions actuelles les plus courantes et, par effet boomerang, bouleverse les certitudes que nous entretenons sur les rapports entre pouvoir et race. Ce qui s’est produit alors sur le continent américain doit être envisagé dans la perspective de l’émergence du corps, ou d’un nouveau statut de ce dernier, émergence dont les formes en Europe et en Amérique furent différentes, avec cependant des interactions dont la nature est loin d’avoir été élucidée. Pour l’anthropologue colombienne, Zandra Pedraza, le support de la race en « Amérique latine », c’est le corps. Pour elle, l‘histoire de la notion de race est indissociable de celle du corps. Phénomène de la modernité, il apparaît au XVIe siècle, en même temps que la colonisation, sur les tables de dissection européennes. Nous devons comprendre quel est le corps au centre de ce racisme, corps qui n’est pas encore celui de la biologie, mais qui n’est plus celui de la période médiévale, corps dont l’apparition n’a peut-être de sens que dans la perspective dualiste héritée d’un certain christianisme et transformée par des penseurs et penseuses comme Descartes.

Ébauche d’une généalogie

Revenons donc sur la spécificité du processus analysé par Quijano et sur cette pureté de sang liée à l’histoire de la péninsule ibérique. Les statuts de « limpieza de sangre » sont l’expression d’un phénomène unique en Europe qui s’est affirmé aux XVIe et XVIIe siècles et dont les premières manifestations correspondent au XVe siècle. La séquence de la « Reconquête » est le contexte dans lequel apparurent ces statuts. Les communautés juives établies depuis des siècles dans les petits royaumes en guerre contre les Maures avaient connu plusieurs vagues d’antisémitisme religieux  qui avaient débouché, dans certains cas comme en 1391 à Séville, à des pogroms. Une première vague de conversion, sous l’effet de la terreur, avait eu lieu à cette époque, suivie par d’autres au début du XVe siècle et, surtout, en 1492 après l’expulsion des Juifs et des Juives décrétée par les Rois Catholiques. Ce mouvement de conversion des Juifs et des Juives au catholicisme avait eu deux effets, liés mais différents. D’un côté, le soupçon d’apostasie chez les convers.es ne cesserait de se répandre et aboutirait à la création de l’Inquisition d’Espagne et aux grands bûchers de la fin du XVe siècle et du début du XVIe siècle. D’autre part, se mettrait en place une pratique de réglementation de l’assimilation des convers-es, pratique discriminatoire visant à écarter de certaines charges ou postes ceux et celles qui avaient eu, deux, trois ou quatre générations auparavant, un-e ancêtre juif ou juive ou convers-e dans leur lignée. Peu à peu, en même temps que se construisait un embryon d’État espagnol,  la pratique attachée aux statuts de pureté de sang s’imposerait ; néanmoins, elle n’eut jamais un statut juridique officiel. Cette pratique se déploie à partir de la moitié du XVe siècle, c’est-à-dire bien avant l’unification des royaumes de Castille et d’Aragon, bien avant la fin de la « Reconquête », dans diverses instances, conseils, chapitres, ordres religieux, mairies, ordres militaires ou confréries et, bien sûr, à partir de 1482, dans l’administration du Saint-Office de l’Inquisition. Elle obligeait tout individu désireux d’accéder à une charge dans le cadre de ces institutions ou ordres, à justifier de la pureté de son sang et à remonter ainsi à plusieurs générations.

En quoi consistait donc cette « pureté »?

Rappelons d’abord que le terme français n’est que la traduction du terme limpieza, de l’espagnol limpio, lequel succéda au mot lindo. Limpio et lindo renvoyaient à l’impeccabilité. Il est important de le noter dans la mesure où impeccable, c’est ce qui est sans péché. C’est-à-dire que le terme même employé nous signifie que le terrain où se déploie l’idée de pureté de sang est celui de la religion. Pour l’historien Max Herring, la pureté de sang se décline sous trois registres : un registre normatif, un autre social et un autre discursif.

En tant que catégorie normative, la pureté de sang désigne ce qui commença en 1449 à Tolède, lors de la publication des Sentences Statuts. Jusque-là, il existait déjà des procédés de discrimination mais pas de réglementation de cette dernière. Les Statuts de Tolède ne sont en fait que la ratification d’un quasi pogrom qui eut lieu en 1449; le détonateur avait été la levée d’un impôt destiné à financer les armées du roi et qui avait été prélevé par un collecteur d’impôts convers. Les habitant-e-s, encouragé-e-s par le maire de la ville et les religieux, se soulevèrent contre la communauté des convers-es et incendièrent le quartier où ils et elles habitaient avec les Juifs et les Juives. Le maire, pour justifier la révolte, élabora avec son conseil la Sentence Statut qui est la première ébauche des Statuts de pureté de sang à venir.

Compte tenu de leurs hérésies, de leurs crimes et de leurs rébellions contre les vieux chrétiens de la ville, ils jugèrent les convers indignes d’exercer une quelconque fonction, privée ou publique, dans la ville de Tolède et sur l’ensemble du territoire de leur juridiction. (Sicroff, 1985)

Tous et toutes les convers-es perdirent leurs postes ou charges. Par la suite, malgré la réprobation papale (initiale) les Sentences Statuts se généralisèrent dans divers ordres ou institutions.

En tant que catégorie sociale, la pureté de sang renvoie à la pratique généalogique mentionnée plus haut qui se mit en place sur l’ensemble du territoire castillan à la fin du XVe siècle, grâce à la création d’une administration complexe, permettant de vérifier que les arbres généalogiques présentés par les postulant-e-s à une charge étaient bien sans tache. Il fallait pouvoir le prouver pour toutes les branches paternelles et maternelles sans que soit précisé jusqu’où il fallait remonter. Les postulant-e-s devaient fournir les fameuses probanzas ou pruebas, des preuves de leur sang pur. Cela supposait donc tout un système de témoignages, voyages, consultations de registres paroissiaux. Lors du déroulement de ces enquêtes s’activait en fait une lutte sourde pour le pouvoir entre deux catégories de chrétien-ne-s; le moyen d’éliminer un-e concurrent-e pouvant prendre la forme d’une accusation, de faux témoignages ou de simples insinuations.

En tant que registre discursif, la pureté de sang renvoie à plusieurs réalités : la pureté, le péché, le péché originel, la crucifixion du Christ et aussi, en dernière instance, à un phénomène qu’on pourrait dire de « biologisation ». Au XVe siècle, l’idée de pureté de l’Ancien testament, pureté rituelle, avait évolué vers celle de pureté intérieure. Quant au péché, celui qui était commis par une personne, quelle qu’elle soit, sous l’influence de Thomas d’Aquin, il était devenu ce qui tache de façon durable. C’est l’idée de la mácula, de la tache. La crucifixion, elle, renvoyait au déicide des Juifs et des Juives.

Ces trois notions allaient évoluer, s’entrecroiser et donner lieu à des transformations notables : l’idée du péché durable de Thomas d’Aquin, transférée aux Juifs, aux Juives et aux Maures, deviendrait autre chose. Si les Chrétien-ne-s pouvaient être absout-e-s de leurs péchés, la tache des convers-es, elle, ne disparaissait pas. Quand au déicide commis par les Juifs et les Juives, par la crucifixion, il deviendrait un deuxième péché originel, et comme ce dernier, serait transmissible. Concrètement, ces élucubrations donneraient, par exemple, naissance aux théorisations d’un fanatique de la limpieza de sangre comme l’inquisiteur del Corro et son idée de lignée :

La qualité que l’on hérite de ses ancêtres, quand aucun d’eux, aussi loin que l’on puisse remonter, ne descend de Juifs, de Maures, d’hérétiques ou de convers, et lorsqu’ils n’ont été souillés (infectados) par aucune tache (mácula). La pureté de sang est aussi l’éclat qui résulte d’une lignée dans laquelle tous les ancêtres ont observé la foi catholique et l’ont transmise à leurs descendants. (Herring, 2011)

Race

Avant de voir comment cette pureté de sang s’exporterait et s’acclimaterait dans l’Amérique coloniale, considérons maintenant l’autre notion qui interviendrait dans la formation de cette première idéologie raciste, soit celle de « race ».

Y a-t-il du racisme lorsque le mot race est présent?

« Non », répondent Eduardo Restrepo ou Marisol de la Cadena lorsqu’ils insistent sur la nécessité de ne pas confondre lexique, concept et pratique sociale. Le mot raza existe sur la péninsule bien avant la Conquête ou même la fin de la Reconquête. Au départ, il renvoyait à l’élevage et en particulier à celui des chevaux[2] (en France, par exemple, « race » renvoyait aux races de chiens et à la chasse). Sur la péninsule, le terme était surtout employé lorsqu’il était question d’un défaut dans une race équine. Postérieurement, le mot serait utilisé avec un sens équivalent à celui de lignée. Il n’aurait jamais, avant le XVIIIe siècle, une valeur qui le rapprocherait de celle d’une catégorie des sciences naturelles. Il n’existe donc pas de lien sémantique entre le terme race aux XVIe et XVIIe siècles et celui employé à partir du XVIIIe jusqu’au XXe siècle.

Vers le milieu du XVe siècle, en Castille, ainsi que dans les colonies après la Conquête, la « race » commença à signifier la même chose que lignage. La race pouvait aussi, dans le jargon des artisan-e-s, signifier un défaut dans le tissu (Herring, 2011). « Race » et « pureté » vont s’articuler à partir du XVe siècle : le mot race commence à signifier « avoir un défaut dans la lignée » ou avoir une « lignée tachée », l’idée de lignée étant le commun dénominateur. Ce qui veut dire qu’à partir de ce moment-là, on n’appartient pas à une race : on a ou on n’a pas de « race ». D’où les expressions du type « sont purs les Vieux Chrétiens sans race, tache » (Herring, 2011). La race peut être vue comme un facteur de contamination : « cette race tache beaucoup » (XVIIe siècle). Le concept de race prend cette valeur chez les moralistes, les théologien-ne-s, mais aussi dans la vie pratique, par exemple pour l’établissement d’une généalogie, car c’est là où se vérifie le lien entre pureté et race.

Ce sont de Vieux Chrétiens, purs et au sang pur, sans tache ni race de Maure ou de Juif, d’hérétiques ou de convers, ni d’une mauvaise souche de nouveaux convertis. (Herring, 2011)

Race et pureté de sang en « Amérique latine »

Dans l’empire des Indes, on retrouve les mêmes valeurs au XVIIe siècle : le concept de race y signifie lignage, mais également avoir un défaut, une tache dans le lignage. Ce qui est certain c’est que la problématique de la pureté de sang va prendre une inflexion particulière sur le continent avec l’explosion du métissage et l’échec du projet de séparation république d’Indiens/république d’Espagnols. L’idéologie de la pureté de sang avait voyagé en Amérique dans la mesure où les convers-es étaient interdit-e-s de voyage. Mais comment expliquer ce transfert, dans l’empire des Indes, d’une conception qui ne s’appliquerait plus aux convers-es mais aux autochtones et aux Noir-e-s? Il se pourrait que, dans les deux cas, la question centrale ait été celle de la conversion.

En effet, ce qui s’était produit sur le territoire des royaumes ibériques se reproduisit sur le continent américain avec les Indien-ne-s et les conversions de masse, forcées ou non, qui eurent lieu alors. La masse d’indigènes converti-e-s occupa, dans l’imaginaire des conquérants, la place qui était celle des convers-es sur le territoire castillan ou aragonais. Indien-ne-s et Afrodescendant-e-s, et plus encore, leurs mélanges, les fameuses « castes », furent perçu-e-s comme marqués par la tache. Le caractère social de cette mutation est remarquable dans le fait que les nobles indien-ne-s, eux et elles, n’étaient pas touché-e-s par le processus : ils et elles restaient pur-e-s. La tache liée à la condition noire, la mácula de la tierra, était la pire (« negrerura »), ce qui montre la connexion qui s’établit à un moment donné entre couleur, impureté, et statut ou absence de statut social. Les Noir-e-s étant des esclavagisé-e-s, ils et elles n’avaient même pas un statut, des hors de la société.

Le grand saut semble se faire au moment où la tache ne tiendrait plus seulement à la qualité ou à la mémoire mais s’articulerait à la couleur de la peau. Le phénomène serait notable à partir de la fin du XVIIe siècle et deviendrait évident tout au long du XVIIIe siècle. Ce rôle de la couleur est d’autant plus nouveau que le sens même des couleurs va changer. Pendant longtemps, en Europe, la couleur de peau avait été dépourvue de connotation positive ou négative. Plus encore, au Moyen Âge, époque pendant laquelle la théorie des tempéraments ou de la complexion restait en vigueur, la couleur blanche était plutôt le signe d’un tempérament chétif. Phénomène nouveau, le blanc commence à signifier ce qui est pur et gai, en opposition au noir qui renvoie à la tristesse et à l’amoralité. Et tout un complexe de qualités morales ou physiques commence également à se rattacher à ce système de la couleur :

La pureté de sang en Espagne était une question généalogique qui n’avait rien à voir avec la couleur de la peau. Le passé généalogique n’était visible que par la reconstruction généalogique et dépendait de la renommée et de l’opinion publique. Cependant, en Amérique, cette catégorie devint quelque chose que l’on pourrait appeler « somatisation généalogique », dans la mesure où avec la couleur de la peau on cherchait à retracer l’origine et la qualité d’un individu. Elle devenait ainsi un déterminant possible des relations sociales. Vu sous cet angle, on peut dire que le corps se manifeste comme objet de discours et objet de représentation, et des signifiés qui régulent les interactions sociales s’y inscrivent grâce à l’articulation de la couleur de peau, la pureté de sang, et la race. (Herring, 2011)

Corps et biologie

La biologie qui fonde le racisme moderne présuppose autre chose qu’un changement dans la science et dans l’épistémè de l’époque; il fallait aussi qu’apparaisse le corps. Et si on peut ne pas être d’accord avec Quijano quand il parle de racisme « biologique », il faut reconnaître qu’il pointe néanmoins avec justesse une nouveauté qui a trait au corps et à son rôle dans la discrimination. C’est l’émergence d’un corps qui n’est pas cette entité stable, souvent le présupposé de bien des travaux. Ce qui est difficile à démêler, c’est ce qui est proprement américain dans ce phénomène, ce qui relève de l’histoire du corps en Occident et des interactions :

Le corps doit être compris non seulement comme une réalité biologique, mais aussi comme une construction et une représentation discursives, des processus qui créent un « corps sémiotique »; le corps, en bref, est aussi « une expérience culturelle construite par différents types de discours et de pratiques » (Borja, 2006). Le corps peut être compris comme une variable historique avec de multiples significations en corrélation avec le temps et l’espace. C’est-à-dire que la corporéité n’est pas constituée comme une catégorie a-historique, au contraire, elle représente une catégorie extrêmement dynamique. (Herring, 2008)

Cette sommaire généalogie de la construction de la race en Abya Yala rend compte de la complexité du sujet et de la difficulté à dire la réalité du racisme. La force de la perspective de Quijano tient à ce qu’il remit en question les approches consensuelles, qui  faisaient du racisme un  phénomène tardif de la modernité. Il sut reconnaître le rôle fondateur du racisme ibérique,  basé sur la pureté de sang, et l’articuler au type de racisme qui prendrait forme en Abya Yala dans le cadre de la mise au travail forcé de populations vaincues.

Le terme de racisme « biologique »  est peut être un anachronisme appliqué à l’Amérique coloniale, mais il a le grand mérite de faire apparaître l’existence de politiques racistes sur ces territoires impériaux. L’approche de Quijano remet en question les oppositions qui ont cours et distinguent une période dans laquelle «  la question raciale entrait en composition avec d’autres éléments, et un moment hyper racial qui coïncide avec la nouvelle vague coloniale du XIX siècle » (Schaub, 2015). Comme l’écrit l’historien comparatiste cité, dans l’histoire de la race,  « on ne progresse pas d’un minimum de présence de la question raciale à ce maximum que réalise le triptyque Lois Jim Crow-nazisme. Depuis la fin du Moyen Age et  son racisme ibérique, chaque époque élabore diverses formes politiques de racisme, diverses fictions et légendes létales. Jusqu’à aujourd’hui. Quijano et les membres du projet Modernité/Colonialité ont identifié à partir de leurs recherches un racisme latino-américain colonial.  Aujourd’hui, les travaux d’historiens comme Max Herring Torres ou Jean-Frédéric Schaub viennent confirmer leurs  analyses .

Références

Borja, Jaime Humberto. 2007. « Cuerpo y mortificación en la hagiografía neograndina ». Theologica Xaveriana : 233.

https://javeriana.edu.co/theologica/UserFiles/Descarga/ediciones/162/Cuerpo y mortificacion – 162.pdf

 

Garrush, Hamza. 2017. «La modélisation de la prise de pouvoir selon Ibn Khaldoun. Étude du coup d’état en deux temps de Qadhafi». French Journal For Media Research–n° 7/201.

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01423389/document

Herring Torres, Max. 2011. « Color, pureza, raza: la calidad de los sujetos coloniales». Dans La cuestión colonial, sous la dir. de  Heraclio Bonilla: 458.  Bogotá : Universidad Nacional de Colombia.

https://www.academia.edu/619117/Hering_Torres_Max_S._Color_pureza_raza_la_calidad_de_los_sujetos_coloniales._En_Heraclio_Bonilla_Ed._La_cuestión_colonial._Universidad_Nacional_de_Colombia_Bogotá_2011_pp._451-470

Hering Torres, Max. 2008. « Introducción: cuerpos anómalos ». Dans  Cuerpos Anómalos sous la dir. de Max Hering Torres: 15. Bogotá : Universidad Nacional de Colombia.

https://www.academia.edu/196056/Hering_Torres_Max_S._Introducción_cuerpos_anómalos._En_Hering_Torres_Max_S._ed._Cuerpos_Anómalos._Bogotá_2008_Universidad_Nacional_de_Colombia_pp._13-29

Pedraza, Zandra. 2014. « 3 Claves para una perspectiva histórica del cuerpo ». Dans El cuerpo en Colombia. Estado del arte cuerpo y subjetividad, sous la dir. de Nina Alejandra Cabra et Manuel Roberto Escobar. Bogotá : Universidad Central.

https://www.academia.edu/10440506/Tres_claves_para_una_perspectiva_histórica_del_cuerpo

Quijano, Aníbal1992. « Raza, etnia, y poder en Mariategui, cuestiones abiertas ». Dans Cuestiones y horizontes : de la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad del poder. Sous la dir. de Danilo Assis Clímaco. Buenos Aires : CLACSO

http://www.ceapedi.com.ar/imagenes/biblioteca/libreria/59.pdf

Restrepo, Eduardo et Arias, Julio. 2018 [  2010 ]. « Historiciser la race ». Revue d’Études Décoloniales.

https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/hisoriciserf.pdf

Schaub, Jean-Frédéric. 2015. Pour une politique de la race. Paris : Vrin : 208-277.


  1. La polémique ethnocide ou génocide dans l’Amérique de la colonisation n’est pas terminée, mais il semble que la question de l’intentionnalité qui, jusqu’ici, prétendait clore le débat soit abordée sous un autre angle. Voir notamment : Norman Ajari 2019. La dignité ou la mort. Paris : la Découverte.
  2. Il manque encore des études qui fassent le lien entre le développement de l’élevage, la naissance des gouvernementalités modernes et le pastoralisme, et l’idéologie raciste.

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