84 Quijano, Aníbal

Claudia Bourguignon Rougier

Aníbal Quijano Obregón, qu’on peut légitimement présenter comme le père fondateur de la théorie de la colonialité du pouvoir, fut sociologue, militant et théoricien politique. Il a contribué, dans les années 1960, à la fondation d’une sociologie latino-américaine critique avant d‘élaborer, à la fin de sa vie, le concept de colonialité. Il le développerait ensuite en collaboration avec divers penseurs et penseuses latino-américain-e-s. C’est dans son œuvre, avec la notion de matrice coloniale du pouvoir, qu’apparaît pour la première fois une analyse globale qui met la race et l’eurocentrisme au cœur de la Modernité. Son rôle a été crucial dans le projet Modernité/Colonialité, dautant plus que sa carrière et ses divers exils l’ont amené à voyager en « Amérique latine » et ailleurs dans le monde et à exposer devant des scientifiques de diverses branches une conception qui contribuerait à remettre en question le partage disciplinaire caractéristique de la colonialité du savoir. Ce Péruvien, qui a connu les bouleversements politiques du « court XXe siècle », a enseigné dans de nombreuses universités, au Chili, un des pôles de la recherche en sciences sociales des années 1970, au Mexique et aux États-Unis. Son séjour à Bighnamton, dans l’État de New York, l’amena à travailler avec Immanuel Wallerstein et à élaborer une reconstruction de sa théorie du système monde. À Lima, il a fondé la chaire Amérique latine et la colonialité du pouvoir.

Aníbal Quijano est un intellectuel latino-américain typique du XXe siècle dans la mesure où il a été à la fois un militant très engagé politiquement, un des spécialistes les plus éminents de sa discipline, la sociologie, mais aussi un homme extrêmement polyvalent et érudit, qui ancrait son analyse dans le droit autant que dans l’histoire ou la sociologie et qui avait sur les rapports entre esthétique et utopie une réflexion originale. Mais il fut aussi un homme du XXIe siècle puisqu’à la charnière des XXe et XXIe siècles, au lieu d’écouter, comme bien des intellectuel-le-s, les sirènes du néolibéralisme, il mit au point une théorie qui décentrait l’analyse du système monde et remettait en question de façon radicale l’eurocentrisme des sciences sociales et la généalogie consensuelle de la modernité.

Les cinquante dernières années de l’histoire de la pensée critique latino-américaine se confondent avec les biographies des intellectuel-le-s d’une génération de sociologues engagé-e-s qui ont traversé une période de transition historique et de défaites politiques face aux vicissitudes du capitalisme périphérique dans la région. La trajectoire d’Aníbal Quijano (1930-2018) est un exemple incontournable qui se fond dans l’histoire des sciences sociales en Amérique latine. (Rubbo, 2019)

Indigénisme péruvien, luttes agraires et mouvements sociaux

Dans le parcours riche et complexe qui est le sien, il me semble nécessaire de faire apparaître une continuité : Quijano a toujours pensé à partir d’une situation donnée, celle de son pays et du continent américain. Sa vie fut celle d’un latino-américain andin, qui voulut comprendre les changements au Pérou et sur le continent à partir d’un usage critique d’outils de pensée eurocentrés.

L’approche qui serait la sienne dans les années 1990, lorsqu’il mettrait le racisme au centre du système monde moderne colonial et ferait des Indien-ne-s la première population racisée d’un système global, s’enracine dans des engagements très anciens, présents dès les années 1950 et une histoire personnelle andine.

Quijano, dans les années 1950, rallierait l’APRA[1], cette alliance politique anti-impérialiste fondée en 1924 par Haya de la Torre. Très inspirée par la révolution mexicaine, son agrarisme et son indigénisme, cette organisation, qui à l’origine se voulait inter-américaine, analysait la situation du Pérou de l’époque comme celle d’un pays semi féodal. Elle fut persécutée par les divers pouvoirs, au même titre que le parti communiste. À cette époque, l’indigénisme, depuis le Mexique, avait gagné tout le continent sud-américain.Il est difficile pour un lecteur ou une lectrice européen-ne de percevoir l’importance politique de l’indigénisme en « Amérique latine ». Pendant toute la colonisation et après les Indépendances du XIXe siècle, les « Indien-ne-s » des classes populaires avaient vécu une condition de semi-servage et n’avaient pas le statut de citoyen-ne-s. Ce monde essentiellement agraire était exploité par celui des grand-e-s propriétaires terrien-ne-s qui maintenaient avec eux et elles des relations d’exploitation longtemps qualifiées de féodales et poursuivaient férocement le processus d’expropriation de leurs terres commencé plusieurs siècles auparavant avec la Conquête. L’indigénisme était un courant de pensée multiforme, parti du Mexique et de sa révolution, qui prétendait donner une place aux « Indien-ne-s ». Les indigénistes appartenaient généralement à la classe moyenne et étaient des blancs, des blanches ou des métis-se-s. Ils et elles appartenaient souvent à des milieux intellectuels, littéraires ou artistiques. Leurs positions et leurs analyses étaient très variables et souvent très ambiguës : elles oscillaient entre le paternalisme le plus abject,lorsque le courant était récupéré par les pouvoirs en place; le désir radical d’un changement révolutionnaire, tel fut le cas de l’approche communiste hétérodoxe de Mariátegui; et le désir de préserver une authenticité culturelle, une âme indienne.

Globalement, qu’il s’agisse de l’indigénisme d’État ou de celui des partis de gauche, il allait de soi que l’Indien-ne devait être intégré-e à la nation. Il y avait donc un lien étroit entre la question nationale (réussir la transition vers une nation moderne) telle qu’elle se posait au Pérou et dans les pays à majorité indienne du continent et la réflexion ou lesprogrammes relatifs à cette partie de la population.  En fait, dans l’indigénisme, ce n’était jamais l’Indien-ne qui parlait. Quijano, de par son histoire familiale[2], son affiliation à l’APRA et sa lutte contre le pouvoir des grand-e-s propriétaires terrien-ne-s péruvien-ne-s, avait vécu dans sa première jeunesse les contradictions des révolutionnaires de son pays qui voulaient en finir avec l’exploitation des paysan-e-s indien-ne-s et avaient vu leurs luttes se briser contre le mur de la répression et l’instauration d’une dictature à la fin des années 1940. Il est important d’insister sur le fait que c’est dans cette histoire située, de défaites et de répressions, que s’ancre sa réflexion. Les Indien-ne-s, dont il théoriserait quarante ans plus tard la situation de premiers et premières racisé-e-s de l’histoire, ne sont pas seulement le rouage essentiel d’un dispositif théorique sophistiqué, mais constituent un groupe dont il a toujours combattu l’oppression et dont il a analysé les luttes à partir des années 1960.

Cet intérêt est manifeste dans le rapport particulier qui fut le sien à la littérature. En 1965, il participa au débat surTodas las sangres, oeuvre de l’écrivain et anthropologue métis José María Arguedas. Quijano, féru de littérature, connaissait très bien l’œuvre d’Arguedas qu’il suivait depuis les années 1950 et avait placé beaucoup d’espoir dans la production d’un auteur qui, confiait-il, l’avait guéri du profond pessimisme causé par l’échec du projet apriste. Les livres d’Arguedas mettaient au premier plan des Indien-ne-s qui n’étaient plus les figures mélancoliques et misérables, quasi minérales, de la littérature indigéniste. Et le roman qui suscita un débat mettait en scène le problème qui avait agité les courants anthropologiques indigénistes, puis les sciences sociales péruviennes émergentes des années 1960 : le monde indien reposait-il toujours sur l’existence d’un système de caste ou devait-on plutôt, comme l’indiquait la position de l’anthropologue Henri Favre, penser que l’« Indien-ne » était devenu-e un-e paysan-e et que seul-e-s les gamonales, ces grand-e-s propriétaires terrien-ne-s, avaient intérêt à ce que l’on parle d’une réalité indienne? Quijano, à l’époque, semblait plutôt identifier Indien-ne et paysan-e comme le fit pendant longtemps la gauche latino-américaine. C’est du moins ce qui transparaît de son essai de 1965 sur les mouvements paysans. Invité à participer au débat sur Todas las sangres, il y développerait une ligne personnelle. Une prémonition de la conceptualisation qu’il ferait plus tard de la race comme catégorie sociale y est déjà perceptible. Il perçoit que le cadre théorique de l’époque est trop étroit pour permettre de comprendre vraiment ce qu’est la situation de l’Indien-ne dans cette société en mutation qu’est le Pérou des années 1960. Dans son intervention, il définit la culture indienne comme un mélange de culture préhispanique reconfigurée, de culture espagnole et culture occidentale, également reconfigurées, quelque chose de profondément différent de la culture de l’occidental ou du créole péruvien. Il va s’interroger sur la situation de caste décrite dans le livre d’Arguedas et sur la façon d’appréhender « lo indio ». Pour lui, le roman, bien que caricatural sociologiquement, rend compte d’une transition profonde, d’une situation effective de mélange, mais pas suffisamment.

Le roman ne met pas l’accent sur le processus de transition, le conflit d’intégration culturelle auquel la population paysanne est soumise en même temps du fait d’un système de métissage (…). Il me semble que d’un côté on voit y apparaître la théorie du changement comme remplacement progressif des éléments de la culture traditionnelle au profit des éléments de la culture que nous pouvons appeler moderne, Mais en même temps, on y trouve des éléments d’une théorie parallèle à celle du changement, qui ne peuvent être intégrés à l’autre, et selon laquelle la culture paysanne indigène traditionnelle pourrait se développer et s’intégrer sans perdre son contenu dans le nouveau cadre de la culture moderne. (Quijano, 1965)

On remarquera le terme de « population paysanne ». Le personnage du cholo Rendón Wilka, l’Indien qui revient de la ville au village, s’intègre à nouveau à la société traditionnelle et retrouve sa façon de penser et d’agir d’avant, comme s’il n’avait pas été acculturé, semblait irréaliste à Quijano. Il mettrait en rapport la théorie du changement qui sous-tend le personnage de Rendón Wilka avec sa propre expérience des mouvements sociaux, remarquant, à tort, qu’il n’ y avait pas de leaders indien-nes, que des leaders cholos et cholas. Pour lui, l’indianité semble alors liée au passé, l’Indien contemporain est d’abord un métis. Et la perspective d’Arguedas, regrette-t-il, est tournée elle aussi vers ce passé.

Aujourd’hui, l’indianité ne peut plus être envisagée ni du point de vue racial ni du point de vue strictement de la caste. (Quijano, 1965)

Labsence de réalisme reproché à l’auteur, si tant est qu’elle ait existé puisque l’écrivain-anthropologue disait parler d’expérience, lui permettait pourtant de mettre en scène une utopie indienne moderne. C’est peut-être plus tard que Quijano mesurerait toute sa profondeur, peu de temps avant de commencer à parler de colonialité, lorsqu’il écrirait Estética de la utopía (1990).

Mais à cette époque, il aborde la question de la situation du groupe indien à partir de sa réflexion sur le changement et la transition. Il avait porté une attention particulière au traitement littéraire du personnage de Rendón Wilka, le cholo, parce que dans ces années-, il s’intéressait lui aussi particulièrement à cette figure essentielle de cette transition. Mais si Arguedas voyait dans le cholo un être qui peut aussi retourner vers la tradition, Quijano, lui, voulait le voir comme le porteur d’une culture nationale nouvelle dans ce pays de transition qu’était le Pérou. Son essai Lo cholo y el conflicto cultural en el Peru, publié en 1964, pose une hypothèse : une nouvelle classe serait apparue, les cholos et les cholas. Ces Andin-e-s qui se déplacent de la montagne vers la ville et qui créent un monde nouveau, une culture nouvelle, à la frontière de la modernité et de la tradition, participaient à la fois « de la condition de caste » et de celle de classe sociale. À une époque, il évoluait de l’aprisme vers un marxisme hétérodoxe et croyait à la possibilité de construire des États-nations américains qui seraient des sociétés sans classe. Il pensait que la culture chola, synthèse de culture indienne andine, traditionnelle, et de modernité, pouvait devenir une authentique culture nationale. Plus tard, il constaterait que ce groupe ne pouvait pas accéder à la reconnaissance car le mythe du métissage, fondamental dans la genèse des États latino-américains, occultait un racisme toujours à l’œuvre. En effet, si le discours national ventait le métissage, les métis-ses idéalisé-e-s étaient, en définitive, des Indien-ne-s blanchi-e-s. Les pratiques sociales et étatiques excluaient dans les faits les métis-ses réel-le-s, les cholos et cholas. C’est-à-dire que l’auteur, en 1965, était encore pris dans le mythe de l’intégration, même s’il percevait son échec. La conviction que les « Indien-e-s » ne pouvaient pas encore être considéré-e-s comme les sujets possibles d’un changement social amènerait Quijano, pendant plusieurs années, à s’intéresser aux cholos et cholas.

Créer une sociologie critique

Pour comprendre la position de Quijano vis-à-vis des Indien-ne-s ou des cholos et cholas, il est nécessaire revenir sur les cadres de pensée de l’époque. Les années 1960 sont celles se structure la sociologie au Pérou et en « Amérique latine ». Les sciences sociales émergentes sont très marquées par la vision américaine, par la sociologie de la modernisation. La théorie de la modernisation était une invention américaine conçue dans la même matrice que le discours du développement. Par « modernisation », on entendait alors ce processus de changement grâce auquel des sociétés peu développées acquièrent des caractéristiques proches de celles des sociétés les plus développées. Mais à la différence du discours sur le développement, apparu après la Seconde Guerre mondiale, la théorie de la modernisation était née avec la décolonisation. Les États-Unis s’y présentaient comme un modèle bienveillant pour les jeunes nations et cherchaient à contrecarrer la séduction du modèle soviétique. Ce discours américain se structurait autour de l’idée d’un développement pour tous et toutes, d’une rhétorique anticolonialiste (une critique des empires coloniaux européens) et la célébration enthousiaste du caractère avant-gardiste des jeunes nations africaines. Le discours de la modernisation s’appuyait sur l’optimisme qu’avait suscité le succès du Plan Marshall en Europe, mais c’était-oublier que réindustrialiser était la même chose qu’industrialiser.

La force et le danger de cette théorie, du dispositif puissant qu’elle permettait de mettre en œuvre, tenait à sa volonté d’agir sur la société, de transformer les valeurs culturelles. Au « cœur » de la théorie de la modernisation, il y avait l’idée que pour qu’advienne une « croissance auto-entretenue » il fallait autre chose que des processus de production et de consommation purement économiques. Les pays sous-développés étaient invités à prendre pour modèle les pays développés. Dans cette logique, la tradition était identifiée au sous-développement et le développement à la modernité, en tout cas, ce qui était défini comme tel. Persuadés que le passage de la tradition à la modernité relevait d’une loi historique, les tenant-e-s de cette idéologie proposaient des réponses fonctionnalistes à la question de la transition.

Au Pérou, les années 1960 sont celles d’intenses changements. C’est le moment où est remise en question la structure du gamonalisme[3]. La modernisation avait commencé bien avant, dans les années 1940, avec l’exode rural, et s’était accompagnée de mouvements sociaux importants. Dans les années 1940-1950, Quijano, comme beaucoup d’autres, avait soutenu ces mouvements, violemment réprimés. Il avait été emprisonné deux fois et avait même dû s’exiler. Il avait été confronté à la réalité de la modernisation et du changement. Cette expérience concrète, il l’aborderait d’une façon qui était déjà une critique du modèle de la modernisation.  Il ne serait pas un imitateur, contrairement à ce qui arrivait à de nombreux chercheurs et nombreuses chercheuses latino-américain-e-s, comme le déplorait le sociologue Fals Borda. Ainsi que Fals Borda en Colombie ou González Casanova au Mexique, il travaillerait à rendre critique la sociologie latino-américaine naissante en la libérant de son positivisme et de son fonctionnalisme. Comme eux, il percevait la nécessité de ne pas appliquer des schémas importés à la réalité en transition de leur pays et voulait construire une science engagée.

Par conséquent, son analyse de la sociologie latino-américaine, qui intègre un certain marxisme, n’est pas celle d’un savant détaché et neutre mais d’un homme actif, qui contribua à la construction d’un arsenal socio-scientifique. À cette époque, la sociologie apparaissait comme une « science d’opposition », porteuse d’une promesse sociale : permettre aux hommes d’intervenir de façon rationnelle dans leur propre histoire. (Rubo, 2019)

Il n’est pas étonnant que pour Quijano, comme pour González Casanova, le sociologue Charles Wrigth Mills, qui travailla sur la connaissance, la théorie du conflit et le pouvoir, ait joué un rôle important. La perspective du sociologue américain aidera Quijano à construire sa propre vision, entre autres, à critiquer le caractère a-historique de la sociologie structuraliste ou fonctionnaliste. Sa critique de l’impérialisme, déjà présente lors de sa période apriste et enrichie de rencontres et lectureshétérodoxes, était déjà le socle d’une distance critique face à l’invasion de la sociologie américaine.

En fait, dès les années 1960, l’étude de la situation sociale et politique de son pays amènerait Quijano à formuler une critique de l’eurocentrisme. Il affirmerait la nécessité de construire les sciences sociales latino-américaines sur d’autres bases et mettrait en question, dès 1965, l’universalisme et le « provincialisme » occidental, dans une démarche pionnière, bien avant les dénonciations d’écrivain-e-s postcoloniaux et postcoloniales, comme Chakrabarty.

Personne ne peut plus ignorer que les sciences sociales qui ont été élaborées dans les sociétés industrialisées, et particulièrement aux États-Unis, sont très marqués par l’ethnocentrisme et, ce n’est pas une façon de parler, le provincialisme. Leur prétention à l’universalité doit désormais passer par un filtrage aussi ferme que minutieux. (in Ríos, 2010)

Enfin, autre élément important, entre 1966 et 1971, Quijano sera recruté par la CEPAL (Commission économique pour l’« Amérique latine »), commission régionale de l’Organisation des Nations Unies fondée en 1948, à l’origine des stratégies de développement d’industrialisation par substitution aux importations (ISI) dans les pays d’« Amérique latine », au cours des années 1960. La CEPAL, déjà définie dans un article sur la dépendance, n’échappait pas aux objectifs de la théorie de la modernisation, mais elle était structurée de telle sorte que des iconoclastes comme Quijano pouvaient y élaborer des théories hors du mainstream. Le sociologue a reconnu plus tard l’importance de cette période pour sa pensée :

Ce qu’il y avait, c’était un grand débat, pas une théorie, un grand débat qui était également très hétérogène et différencié (…). Maintenant, un nouveau débat émerge en Amérique latine, et parmi ses axes, il y a la théorie de la colonialité du pouvoir, la critique de l’eurocentrisme, de la modernité/colonialité eurocentrée. Mais sa généalogie remonte évidemment à ce débat latino-américain actif et productif à partir de Prebisch et de la CEPAL (Rios, 2009).

Quijano collaborerait donc à la CEPAL mais lutterait activement contre certains des concepts qui avaient cours, entre autres celui de « marginalité culturelle ». Le concept s’appliquait à un effet des processus de d’industrialisation, le fait qu’ils n’absorbaient pas une partie de la main d’œuvre, qui restait alors en marge. Il serait développé par certains des membres de l’organisme sous un angle culturel, la difficile transition des nations latino-américaines vers la modernisation étant expliquée par un « dualisme structurel » (les rythmes asynchrones du développement). La pauvreté (concept opératoire de la théorie du développement) était donc analysée grâce à l’idée de « culture de la pauvreté », elle devenait quelque chose d’hérité culturellement, qui se transmettait et se diffusait alors de génération en génération. Ou encore, elle était expliquée par l’absence de liens culturels entre les marginalisé-e-s et la société. Quijano s’opposerait à ces analyses qui tenaient d’ailleurs plus de la description. Elles faisaient de la marginalité ou de la dépendance quelque chose d’endogène, de non relationnel, qui ne remettaient pas en question une organisation sociale. Pour lui, au contraire, il fallait comprendre la marginalité comme un mode d’intégration particulier de certaines parties de la population dans le cadre d’une dépendance structurelle. Dans son article « Redefinición de la dependencia y proceso de marginalización en América Latina », il pense la dépendance en terme de développement inégal et essaie de comprendre les formes de domination politique qui produisent la marginalisation. C’est là qu’apparaît son idée de « pôle marginal ».

À travers la relation entre « centre » et « périphérie » et la notion de « dépendance structurelle », Quijano a cherché à repenser de manière critique le problème du développement en tant que récit de la modernité. (Rubbo, 2019)

Elle lui permet d’approfondir sa réflexion sur la transition :

En vertu des lectures dualistes et évolutionnistes de l’histoire, qui inspiraient la plupart des courants « modernisateurs » des sciences sociales et les manuels politiques des partis communistes d’Amérique latine, on passait de façon linéaire et homogène d’une société « traditionnelle » à une société « moderne ». L’auteur se démarquait de cette approche et mobilisait comme antidote la catégorie d’« hétérogénéité historico-structurelle ». Il affirmait que la formation économico-sociale péruvienne articulait diverses temporalités historiques. (Rubbo, 2019)

Quijano va développer cette idée d’hétérogénéité structurelle, combattant l’idée de la dépendance comme processus qui oppose globalement une société dominante au centre à une société dominée à la périphérie, et montrant que les classes supérieures du pôle dominé sont en phase avec celles du pôle dominant. C’est le moment où se diffuse l’idée du dualisme social des sociétés latino-américaines. Quijano ne va pas s’orienter comme Rodolfo Stavenhagen ou Pablo González Casanova vers une critique du colonialisme interne. Il va, partant de la constatation d’un changement dans les sociétés latino-américaines, s’attaquer à l’épineuse question de la transition et remettre en question l’approche habituelle.

En général, dans la théorie sociologique contemporaine, les processus de changement sont perçus comme un passage, une transition d’un type de société à un autre, de sorte qu’une situation de changement peut être considérée comme une certaine étape sur le chemin de la transition d’un pôle social ou culturel vers un autre, dont on sait déjà ce qu’il sera. (Pacheco, 2018)

Cela revenait à remettre en question la conception étapiste du changement qui était alors celle de la gauche latino-américaine et planétaire, et à voir dans la société péruvienne une société de transition plus qu’en transition puisqu’il est difficile de savoir vers où va une société. Une telle position constituait déjà un éloignement considérable avec les approches de la gauche de l’époque, très marquée par un marxisme dogmatique et l’idée que la modernisation passerait nécessairement par  l’industrialisation. Dans les années 1970, Quijano fonderait une revue, Sociedad y Política (1972-1983), qui essaierait de poser autrement la question de la révolution. Il y critiquerait le gouvernement de l’époque, qui avait récupéré les thèmes des luttes antérieures et réussi à tromper une partie de la gauche péruvienne. Quijano ne serait pas dupe; sa revue serait d’ailleurs censurée car il y affirmait qu’avec le velazquisme,

Il n’était pas question de révolution, mais d’une variante de capitalisme d’État matinée de corporatisme, qui cherchait à subordonner et à castrer le mouvement populaire. Il était indispensable de mettre l’autonomie politique au premier plan. (Espinosa, 2018)

Contraint à l’exil en 1974, lorsqu’il revint au Pérou, il s’impliqua dans le Movimiento Revolucionario Socialista (MRS) qui critiquait un marxisme léninisme dogmatique, économiciste, stalinien et surtout assoiffé de pouvoir.Ce MRS ne voulait pas être hégémonique, il ne cherchait pas à s’ancrer dans un processus électoral, mais voulait simplement contribuer à l’auto-organisation populaire. Cette autonomie qui se faisait jour également dans les mouvements sociaux européens à l’époque, voir les Lipp, cette autonomie qui prendrait de la force dans les années 1990 en « Amérique Latine », en particulier  avec les mouvements indigènes, intéressa donc l’auteur dès les années soixante-dix.

La crise des paradigmes

Cette distance avec les courants de son temps lui vaudrait des inimitiés féroces à gauche, en particulier au Pérou,remettre en question les cadres de pensée marxistes orthodoxes était pratiquement impossible. Mais elle explique également pourquoi la grande crise des années 1980-1990, suite à l’écroulement du système soviétique, ne toucherait pas Quijano aussi radicalement que le seraient bien des intellectuel-le-s européen-ne-s. Certes, le militant était consterné par le reflux de la pensée conservatrice et la décomposition de la gauche, mais le fait que, depuis des années, il ait dû affronter les modèles de pensée occidentaux pour arriver à rendre compte de la spécificité latino-américaine, que son marxisme hétérodoxe lui ait valu bien des déconvenues avec les partis révolutionnaires de son pays, qu’il ait toujours émis des réserves claires sur l’étatisation du projet révolutionnaire et qu’il ait vécu des expériences d’autonomie de type anarchiste dans le cadre de Villa El Salvador, tout cela lui permit de développer une approche hors du commun[4]. Parmi les textes paradigmatiques de cette époque, citons la conférence de 1985, Flacso piensa Flacso, où il prend acte de la défaite de la gauche et de la nouvelle mission du chercheur et de la chercheuse en sciences sociales : produire une analyse de cette défaite.

Mais il ne s’agissait pas seulement, pour lui, de résister et ainsi de risquer de se fossiliser, expérience qui sera le lot de beaucoup d’intellectuels de gauche en Europe. Dès 1985, il avait exposé la nécessité de repenser les sciences sociales à partir de la différence latino-américaine et la rencontre avec Wallerstein, à Birmanghton, l’amènerait à étoffer sa réflexion sur la globalisation et l’hétérogénéité culturelle. Pour lui, la décomposition des cadres européens de la pensée de gauche s’avére l’occasion de réécrire l’histoire à partir d’une expérience non européenne : celle des latino-américain-e-s. L’idée que rien n’est établi dans les sociétés latino-américaines et celle, ancienne chez lui, qu’il s’agit de sociés de transition, vont orienter son analyse vers l’histoire et la culture et finiront par aboutir à la conceptualisation du pouvoir moderne/colonial des années 1990.

Dans « Colonialidad, Modernidad y racionalidad », publié par Perú Indígena (1992), au moment où Serge Gruzinski publiait son essai sur le métissage, apparaît pour la première fois la notion de colonialité du pouvoir, dès la deuxième page, à propos du colonialisme. L’auteur affirme que la structure coloniale qui reposait sur la différence colon-e-s/colonisé-e-s, codifia les différences sociales comme des différences raciales, ethniques et nationales. Ces constructions intersubjectives, écrit-il,

furent transformées en catégories qui se prétendaient objectives et scientifiques, et dépourvues de toute signification historique. Elles devenaient des phénomènes naturels apparemment étrangers à l’histoire du pouvoir.

Il notait également la permanence de ce phénomène bien après la décolonisation, les dominé-e-s d’hier étant les sous-développé-e-s ou peuples en voie de développement d’aujourd’hui. La fin du colonialisme n’était pas celle de la domination ni de la colonialité.

Dans un second article, « Raza, etnia y nación en Mariátegui: cuestiones abiertas » (retour sur un hétérodoxe marxiste très présent dans la réflexion décoloniale), il analyserait plus profondément le thème de la race et mettrait l’accent sur l’articulation des relations de travail et des nouvelles identités historiques. Il affirmerait que l’existence de diverses formes de travail, salariat, semi-servage, esclavage, coïncide avec l’apparition d’un classement racial de la population mondiale et insisterait sur le caractère radicalement nouveau de la société qui émerge. Il énonce alors sa théorie :

Le racisme et la discrimination ethnique furent originellement inventés en Amérique, et par la suite reproduits dans le reste du monde colonisé, devenant les fondements d’un rapport de pouvoir très spécifique entre l’Europe et les populations du reste du monde.

Cette idée constituait une remise en cause de l’approche consensuelle du racisme qu’on a tendance à relier au racialisme scientifique du XIXe siècle, donc à la deuxième colonisation, ainsi qu’au racisme biologique du XXe siècle, dont le nazisme serait l’expression la plus radicale. Mais surtout, les critiques du racisme jusque-là en faisaient d’abord un mouvement lié à l’histoire des idées — via l’empreinte de l’anthropologie raciale par exemple. Quijano analyse le racisme comme une pratique et une structure en place avant même que l’idéologie raciste comme telle existe. C’est un système. Et la modernité, en dehors de ce système n’est pas compréhensible puisque son développement se base précisément sur l’exploitation des populations infériorisées. Par la suite, il développerait cette approche jusqu’à son décès en 2018, et d’autres auteurs et autrices, qui étaient également engagé-e-s dans une critique de l’eurocentrisme et de la soumission intellectuelle aux cadres de pensée occidentaux, rencontreront son œuvre.

Quijano a donné à l’invention de la race un rôle fondamental dans la construction du capitalisme mondial et la répartition inégale des formes de travail et de rémunération. Comme Dussel et Mignolo, il a critiqué l’eurocentrisme propre aux sciences sociales occidentales. Si Dussel, autre pilier de l’approche décoloniale, a enraciné sa construction du décolonial dans son rapport éthique aux pauvres et aux opprimé-e-s, si Mignolo s’est intéressé aux processus concernant la connaissance, la pensée et épistémologie, Quijano, lui, est parti d’un questionnement sur les rapports entre sociologie et engagement au service d’une réalité en transition dans un pays indien et métis. À partir de cette réflexion située, il a produit une théorie qui permet d’envisager une sortie de la modernité eurocentrée.

Références

Climaco, Danilo Asis. 2014. Aníbal Quijano. Cuestiones y Horizontes. Antología esencial. De la Dependencia Histórico-Estructural a la Colonialidad/Descolonialidad del Poder. Buenos Aires : Clacso.

http://biblioteca.clacso.edu.ar/clacso/se/20140424014720/Cuestionesyhorizontes.pdf

Une mine d’articles de l’auteur dont les plus important. Contrairement à ce qui se passe avec l’autre anthologie de qualité éditée par Zulema Palermo et Pablo Quintero, ce document est en accès libre.

Delgado Foch, Emmanuel et Bogio Ewange Epée, Felix. 2014. « Aníbal Quijano et la colonialité du pouvoir ». La Nouvelle revue des livres.

https://issuu.com/revuedeslivres/docs/rdl3glbal/64

Espinosa, Roberto. 2018. « Aníbal Quijano: Vivir contra el poder, contra todo tipo de poder ». Rebelión.

https://www.rebelion.org/noticia.php?id=242821

Kutxiko Txoko txikitxutik. 2017. «La comunidad urbana autogestionaria de Villa El Salvador o la construcción comunitaria de una utopía autogestionada ». Dans Kutxiko txoko txikitxutik : 2.

https://kutxikotxokotxikitxutik.wordpress.com/category/gomendioak-recomendaciones/

Pacheco ChavezVíctor Hugo. 2018. « Aníbal Quijano: la apuesta por una sociología crítica (1962-1980) ». Nómadas 204-205.

http://nomadas.ucentral.edu.co/nomadas/pdf/nomadas_50/50_12P_anibal_quijano.pdf

Quijano, Aníbal. 1965.  Intervention dans la table ronde du 23 juin 1965  ¿He vivido en vano? Mesa Redonda sobre Todas las Sangres : 56-61.  Lima : Institut d’Études Péruviennes.

https://www.academia.edu/30087119/_He_vivido_en_vano

Quijano, Aníbal (1990). “Estética de la utopía”. Hueso Húmero; n° 27. Lima.

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  1. Alliance populaire révolutionnaire américaine.
  2. Anibal Quijano était natif des Andes, du petit village de Yanama dont la population était quechuaphone. Il a vécu son enfance dans les années 1930 en contact de ce monde andin, sa musique, avec son rapport particulier à la langue et à la culture — circonstances qui ne seraient pas étrangères à ses questionnements ultérieurs et son intérêt pour l’indigénisme. Lui-même parlait et chantait en quechua, comme son père, instituteur qui fonda le premier centre scolaire de Yanama et consacra une grande partie de sa vie à soutenir les villageois-es contre les grand-e-s propriétaires terrien-ne-s qui les exploitaient.
  3. On appelait gamonal ce grand propriétaire terrien andin, qui régnait sur son monde en patriarche et soumettait les populations indiennes travaillant sur ses terres à une exploitation féroce.
  4. L'expérience de la Communauté urbaine autonome de Villa El Salvador (CUAVES), se produisit à un moment crucial de l'histoire politique du Pérou, entre 1971 et 1983. Les CUAVES avaient vu le jour sous l'impulsion initiale du gouvernement militaire du général Velasco (1968-1975), qui avait proposé une troisième voie, non pas capitaliste ou socialiste, mais participative et autogestionnaire; il avait cherché à transformer Villa El Salvador en une ville « coopérative » sur un modèle d'autogestion, en soutenant l'organisation d'entreprises communales visant à satisfaire les besoins fondamentaux du peuple, mais le tout sous la direction (et le contrôle) du gouvernement militaire. Voilà une des raisons pour lesquelles la réflexion de Quijano  put non seulement résister mais s’affirmer

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