17 Chaos

Claudia Bourguignon Rougier

Le chaos est un élément majeur de la colonialité imaginaire. Il parcourt les discours littéraires, politiques et religieux depuis la Conquête jusqu’à nos jours. Il est toujours rattaché à des territoires qui furent coloniaux ou, dans les anciennes métropoles impériales, aux marges sur lesquelles s’exerce ou s’est exercé un colonialisme intérieur.

La figure du chaos est très ancienne dans les textes européens mais elle s’affirme particulièrement lorsque les grands États-nations prennent forme à partir du XVIe siècle et, depuis, elle continue d’imprimer sa marque à l’imaginaire moderne.

Dans les écrits de la Conquête, les chroniques en particulier, le Chaos représente à la fois la mise en danger d’un système politique, la royauté et un état du monde indien où l’indifférencié l’emporte : inceste, anthropophagie qui rabaissent l’humain à l’état de moins qu’animal; langue dépourvue de grammaire et de concepts; coutumes dissolues; nourriture immonde. Cet univers est un grouillement qui constitue une sorte d’avant goût de l’Enfer, souvent représenté dans la peinture coloniale comme une bouche anthropophage (Bourguignon Rougier, 2010).

À l’époque contemporaine, lorsque l’imposition du système-monde moderne/colonial et les migrations qu’il entraîne rendent nécessaire un contrôle accru des populations, toute remise en question de l’ordre établi est rapidement assimilée au chaos.

Le terroriste est la figure idéale de ce dispositif sécuritaire qui fait son apparition à partir du XVIIe siècle. Ce terroriste dont le contour est beaucoup plus incertain que ne le voudraient les honnêtes gens, jadis, opposant à l’occupation allemande, aujourd’hui, guerrillero amazonien, djihadiste ou militant de certaines organisations kurdes, est à la fois un représentant de la barbarie et celui par qui advient le chaos. Mais d’autres peuvent postuler : Zadistes, Blacks Blocs, écologistes radicaux et radicales, musulman-e-s « radicalisé-e-s », Gilets jaunes.

Dans un Occident mécréant, ce n’est plus l’image de la dévoration cannibale qui effraie, mais le spectre de la destruction de l’ordre. Un ordre qui ne renvoie plus à l’ordonnancement divin de l’univers mais à la disciplinarisation, aux processus de normalisation et de normation à travers lesquelles se construisent les subjectivités modernes. Les prêtres menaçaient les peuples chrétiens de finir en Enfer, aujourd’hui, les gouvernements manipulent la peur du chaos.

Le chaos, c’est celui de la nature, mais aussi de la culture. L’idée d’une nature chaotique qu’il faut ordonner, entre autres, à travers les processus de classement et taxinomies, est présente dès les débuts de l’époque moderne. Mais il est remarquable que la figure de la nature comme potentiellement destructrice et désorganisatrice se soit affirmée avec la colonisation de l’Amérique qui deviendrait la nature par antonomase. Jusque-là, elle était pensée comme dégénération suite à une Création dont la perfection n’avait pu se maintenir. La force de la pensée catholique de la Chute s’exprimait aussi à travers ce sentiment d’une déperdition perpétuelle de la vitalité et la pureté d’une Création attaquée par les forces de corruption.

Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans ce discours chrétien de la dégénération, mais le chaos reste un des outils des discours gouvernementaux et médiatiques.

C’est le chaos à Haïti quand le cyclone détruit les villes et décime les populations, ou encore à La Nouvelle Orléans lors de la crue du fleuve. C’est le chaos en France chaque fois que les inondations, comme celle de 1992, réactivent l’archétype terrifiant de l’eau destructrice.

Mais c’est aussi le chaos quand des révoltes populaires prétendent remettre en question le consensus. Lorsque des citoyens et citoyennes envisagent une sortie d’un modèle en Europe (l’Euro par exemple) ou au Soudan, en 2019, lorsqu’un pouvoir allié à des forces génocidaires réprime la population lasse de cette domination.

Le chaos fonctionne rarement seul, il est associé à d’autres images, comme celle de l‘anthropophagie et fait partie d’un essaim d’images qui composent l’imaginaire de la barbarie : ténèbres infernales, violence qui mutile, dévoration et chute dans la bestialité.

Dans la littérature latino-américaine, le chaos est spirale, tourbillon et vortex. En cela, il est l’image terrifiante de cosmogonies qui ont été combattues par les pays occidentaux lors des phases coloniales : spirales des calendriers et arithmétiques mayas (figuration de l’infini), des coquillages sacrés africains, double hélice du malinalli mexicain (force vitale), spirale des mythes de nombreux peuples amazoniens. Cette peur du chaos fut aussi celle des symboles de l’Autre.

Le chaos ou colonialité de l’imaginaire, même dans un monde désacralisé, renvoie toujours à l’Enfer et à la punition. Si les paradigmes qui soutiennent la domination du Nord sur le Sud ont changé, si l’on est passé comme disait Ramón Grosfoguel (2006) du « christianise-toi! » au « civilise-toi! » et de celui-ci au « développe-toi! », il reste que notre imaginaire résulte de la sédimentation de ces époques diverses et, n’en déplaise au présentéisme de notre époque, avec la ronde de ces archétypes, le passé continue de s’agiter.

Références

Bourguignon Rougier, Claude. 2010. « Stratégies romanesques et construction des identités nationales ». Thèse de doctorat. France : Université de Grenoble.
https://www.academia.edu/11778386/Strat%C3%A9gies_romanesques_et_construction_des_identit%C3%A9s_nationales._Essai_sur_limaginaire_post-colonial_dans_quatre_fictions_de_la_for%C3%A

Grosfoguel, Ramón. 2006. « La descolonización de la economía política y los estudios poscoloniales. Transmodernidad, pensamiento fronterizo y colonialidad global ». Población (80) : 53-74.
http://biblioteca.clacso.edu.ar/Panama/cela/20120718102251/descolonizacion.pdf

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