83 Projet Modernité/Colonialité. Brève généalogie

Claudia Bourguignon Rougier

Je me contenterai ici de donner quelques repères en me basant essentiellement sur les élaborations ultérieures des acteurs et actrices. Le Projet Modernité/Colonialité a pris forme grâce à la rencontre d’intellectuel-le-s latino-américain-e-s venant d’horizons différents. La globalisation néolibérale était déjà en place depuis plusieurs années, la crise de la pensée critique et l’échec de projets d’émancipation avaient été actés. Mais en « Amérique latine », la fin de la dernière décennie du XXe siècle avait été porteuse de grands changements qui pouvaient, à l’encontre de ce qui se passait en Europe, inspirer de grands espoirs. Dans le domaine des idées, l’anniversaire du cinquième centenaire de la Conquête avait ouvert un débat de fond. Au niveau social et politique, des mouvements d’un type inédit étaient apparus : en Équateur, le soulèvement de l’Inti Raymi et au Mexique, l’insurrection zapatiste.

Ces intellectuel-le-s voulaient penser la réalité latino-américaine en construisant leurs propres outils. Ils et elles remettaient en question l’eurocentrisme et interrogeaient la soi-disant fin de l’histoire ainsi que la naturalisation du capitalisme dans sa version néo-libérale. Peu à peu, le concept de colonialité du pouvoir s’imposa comme dénominateur commun. Se retrouvèrent dans cette démarche les sociologues Aníbal Quijano, Edgardo Lander et Ramón Grosfoguel, les sémiólogues Walter Mignolo, Zulma Palermo et Freya Schewy, la pédagogue Catherine Walsh, les anthropologues Arturo Escobar et Fernando Coronil, le critique littéraire Javier Sanjinés et les philosophes Enrique Dussel, Santiago Castro-Gómez, María Lugones et Nelson Maldonado-Torres, pour ne citer que les plus connu-e-s.

Ces chercheurs et chercheuses issu-e-s de pays divers, dont plusieurs vivaient aux États-Unis, avaient des profils disciplinaires variés mais remettaient tou.te.s en question l’approche disciplinaire à l’Université. Comme le disait Arturo Escobar (2003), il s’agissait d’« une communauté d’argumentation qui travaille sur des concepts et des stratégies », des universitaires qu’unissait l’adoption d’un nouveau paradigme et d’une démarche frontalière, en marge des systèmes de pensée occidentaux hégémoniques.

Une contextualisation et une généalogie appropriées du programme de recherche sur la modernité/colonialité restent à faire. Pour l’instant, contentons-nous de dire qu’un nombre conséquent de repères peuvent aider à tracer la généalogie de la pensée propre à ce groupe, notamment : la théologie de la libération depuis les années 1960 et 1970; en philosophie et dans les sciences sociales latino-américaines, les débats relatifs à la philosophie de la libération et à l’autonomie des sciences sociales (par exemple, le questionnement du concept de « sciences sociales »); le fait que les « sciences sociales » ne fassent pas partie de la culture latino-américaine (Enrique Dussel, Rodolfo Kusch, Orlando Fals Borda, Pablo Gonzáles Casanova et Darcy Ribeiro); la théorie de la dépendance; les débats en Amérique latine sur la modernité et la postmodernité dans les années 1980, suivis par les discussions sur l’hybridité en anthropologie, communication et études culturelles dans les années 1990; et, aux États-Unis, le groupe latino-américain d’études subalternes. (Escobar, 2003)

Tout en insistant sur le caractère cosmopolite des sources d’inspiration, Arturo Escobar soulignait l’importance du caractère situé d ‘une réflexion produite à partir de la réalité de l’« Amérique latine » :

Le groupe modernité/colonialité a trouvé son inspiration dans un large éventail de sources, des théories critiques de la modernité européennes et nord-américaines au groupe d’études subalternes d’Asie du Sud, en passant par la théorie féministe chicano, la théorie postcoloniale et la philosophie africaine (…). Toutefois, sa principale force directrice est une réflexion permanente sur la réalité culturelle et politique de l’Amérique latine, y compris la connaissance subalterne des groupes exploités et opprimés. (Escobar, 2003)

Quant à Walter Mignolo, dans une interview accordée à Otros Logos, il remarquait que, dès les débuts, l’idée d’une approche pluriverselle avait été déterminante et s’était traduite par une grande liberté.

Ce qui est merveilleux avec le collectif, c’est qu’il fonctionne de manière décoloniale. Personne ne représente personne, nous n’avons ni président ni directeur. Nous partageons cependant deux concepts centraux : la « colonialité du pouvoir » (Aníbal Quijano) et la « transmodernité » (Enrique Dussel). À partir de ces concepts, chacun de nous suit son propre chemin, toujours lié à des élaborations communes qui, depuis plus d’une décennie maintenant, nous interpellent de temps en temps et nous maintiennent dans une relation de convivialité grâce à la tâche épistémique-politique que nous partageons. Nous ne recherchons pas une « plate-forme unique, commune et universelle ». Dans le collectif, la pluriversité est ce qui distingue nos actions, la pensée. (Carballo, 2012)

La première rencontre date de 1998. Elle fut organisée par Edgardo Lander, avec l’appui de la CLACSO, à Caracas où furent invités Walter Mignolo, Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Arturo Escobar et Fernando Coronil. La même année, le colloque organisé par Ramon Grósfoguel et Agustin Lao Montes à Binghamton, intitulé Transmodernité, capitalisme historique et colonialité. Un dialogue transdisicpilinaire, réunissait Enrique Dussel, Aníbal Quijano, Walter Mignolo et Immanuel Wallerstein. Autre date, le symposium du sociologue vénézuélien Edgardo Lander intitulé Alternatives to Eurocentrism and Colonialism in Contemporary Latin American Social Thought, organisé lors du congrès mondial de sociologie qui se tint à Montréal en 1998, et auquel participèrent également l’anthropologue colombien Arturo Escobar et l’anthropologue vénézuélien Fernando Coronil. Par la suite, Lander publia La colonialidad del saber: eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas (2000). La parution du livre marque un tournant. Dans l’introduction, Edgardo Lander écrivait :

L’objectif de ce symposium est de rassembler, avec une perspective historique, les débats actuels en Amérique latine sur ces questions. Dans un monde où semblent s’imposer la pensée unique néolibérale, la décentralisation et le scepticisme de la postmodernité, quelles sont les potentialités du continent en matière de connaissances, de politique et de culture? En quoi peuvent-elles aider à relancer autrement le débat? Quel est le rapport entre ces perspectives théoriques et la résurgence des luttes de peuples historiquement exclus comme les populations noires et indigènes d’Amérique latine? Comment toutes ces interrogations amènent-elles à reposer les vieilles questions sur l’identité et l’hybridation, la transculturation et la spécificité de l’expérience historico-culturelle du continent? Dans quelle mesure est-il possible, réalisable, aujourd’hui de lancer le débat à partir des régions que les savoirs eurocentrés et coloniaux ont exclues ou subalternisées (Asie, Afrique, Amérique latine)? (Lander, 2000)

Cest une introduction qui pose déjà certaines des bases de l’approche décoloniale jusqu’à nos jours : critique de l’eurocentrisme; questionnement du rôle du continent dans l’élaboration de nouvelles approches théoriques; réflexion sur le lien entre l’émergence des luttes de racisé-e-s et les changements théoriques; approfondissement des questions liées à l’identité. On y trouve un article où Dussel expose sa conception de l’eurocentrisme et de l’invention de l’Europe, un autre où Mignolo expose sa vision de l’Occident ainsi que son idée de la double conscience créole, un texte essentiel de Fernando Coronil sur le globocentrisme, un autre où Arturo Escobar aborde la question du post-développement ou encore un texte où Santiago Castro mez met à l’épreuve les notions de biopouvoir et gouvernementalité pour analyser la constitution de la colonialité en « Amérique latine ». Enfin, l’anthologie se clôt sur le texte de base de Quijano qu’est Colonialidad del poder, eurocentrismo y América Latina.

À Bogotá, en 1999, Santiago Castro Gómez et d’autres enseignant-e-s colombien-ne-s de l’Institut Pensar organisèrent un Symposium International. Bogotá, et plus particulièrement l’Institut Pensar, fut en « Amérique latine », le premier lieu où la perspective du collectif eut une audience. Lors de ce colloque, il fut question entre autres de l’incidence de l’eurocentrisme et du capitalisme sur la construction des modèles analytiques des sciences sociales. Il donna lieu à une publication, La restructuration des sciences sociales dans les pays andins, où figurent des articles de Walter Mignolo, Edgardo Lander et Zulma Palermo, une sémioticienne argentine qui rejoignit à partir de ce moment- le collectif. D’après Eduardo Restrepo, c’est à ce moment-là que Walter Mignolo commença à employer un vocabulaire et des catégories propres à « l’inflexion décoloniale » et à interpeller Aníbal Quijano et Enrique Dussel sur la base de présupposés communs.

En 1999, l’Institut Pensar de l’Université Javeriana publia Pensar (en) los intersticios. Teo-ría y práctica de la crítica poscolonial, qui comprenait des textes de Fredric Jameson, Aijaz Ahmad, Walter Mignolo, Enrique Dussel, Immanuel Wallerstein, Madan Sarup, Aníbal Quijano et Edgardo Lander sur la question postcoloniale.

En novembre 2000, un atelier de la Duke University organisé par Mignolo et Freya Schwy, « Knowledge and the Known: Capitalism and the Geopolitics of Knowledge », réunit Aníbal Quijano, Edgardo Lander, Arturo Escobar, Fernando Coronil, Santiago Castro-Gómez Javier Sanjinés et Catherine Walsh qui, à partir de cette date, collaborera avec le collectif.

En 2000, une rencontre à Quito fut organisée par Catherine Walsh : « Primer encuentro internacional sobre estudios culturales latinoamericanos: retos desde y sobre la región andina ».

En 2002, lors d’un congrès de latino-américanistes à Amsterdam, Arturo Escobar présenta le collectif comme un réseau transdisciplinaire de chercheurs et chercheuses latino-américain-e-s qui réfléchissaient au rapport entre modernité et colonialité, avec une perspective nouvelle sur la globalisation.

Le projet Modernité/Colonialité a donné lieu à plusieurs rencontres pendant une dizaine d’années et à de nombreux ouvrages collectifs. Aujourd’hui, les auteurs et autrices continuent de développer leur approche en reconnaissant ce qu’ils et elles doivent à la perspective mais aussi, dans certains cas, en prenant leurs distances. Il y a toujours des rencontres entre certain-e-s d’entre eux et elles, toujours des présupposés communs, mais des dissensions importantes sont apparues, en particulier en ce qui concerne l’appréhension des changements politiques en « Amérique latine ».

Références

Carballo, Francisco. 2012. « Hacia la cartografía de un nuevo mundo: pensamiento descolonial y desoccidentalización. Un diálogo con Walter Mignolo ». Otros Logos. Revista de estudios críticos. 

http://www.ceapedi.com.ar/otroslogos/Revistas/0003/13.%20Carballo.pdf

Escobar, Arturo. 2003. « Mundos y conocimientos de otro modo. El programa de investigación de modernidad/colonialidad latinoamericano ». Tábula Rasa :  53.

https://www.redalyc.org/pdf/396/39600104.pdf

Lander, Edgardo. 2000. La colonialidad del saber: eurocentrismo y ciencias sociales. Perspectivas latinoamericanas. p. 3. Buenos Aires : CLACSO : 3.

http://bibliotecavirtual.clacso.org.ar/clacso/sur-sur/20100708034410/lander.pdf

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