10 Barbarie

Claudia Bourguignon Rougier

Bartolomé de las Casas (1474-1566) avait établi quatre catégories de barbare. Le barbare américain entrait dans la quatrième catégorie, celle du barbare infidèle : la pire. On peut s’étonner de ce que le défenseur des « Indien-ne-s » ait été aussi véhément dans sa condamnation mais ce serait oublier que le but du dominicain était l’évangélisation et la rationalisation du gouvernement des « Indien-ne-s ».

Le barbare n’est pas le sauvage, il n’est pas non plus ce que l’on entend par là en Europe au XIXe siècle ou au XXe siècle. Le sauvage vit dans un univers éloigné. Le barbare, lui, est celui qui habite les frontières et menace la nation. C’est une notion qui se précise dans le mouvement de formation des États-nations en Europe comme en Amérique et dont l’antithèse Civilisation/Barbarie est l’exemple le plus abouti.

Il est d’abord image. Les chroniques et les gravures s’épaulèrent dans la diffusion de cette représentation. D’ailleurs, les gravures, comme celle de Théodore De Bry, se fondent sur ces récits.

La barbarie renvoie à la nature : qu’il s’agisse de la nature porteuse du mal, du péché originel, marquant à jamais l’humanité ou de la nature qui se reconfigure à partir de l’âge moderne et prend ses traits actuels vers le XIXe siècle avec le triomphe de la biologie. Plus précisément, la barbarie renvoie au Mal de la nature. Pour un conquistador, chrétien, ce mal est compris sous la forme de la Chute; pour les élites du XIXe siècle, puis pour les habitant-e-s du XXIe siècle, sous celle de la dégénérescence ou de la décadence. Dans les deux cas, on retrouve ces archétypes qu’avait identifiés Gilbert Durand (1984) et qui soutiennent la vision moderne dominante.

Avec l’Amérique, prend forme une nouvelle version du paradigme Civilisation/Barbarie. La civilisation n’est plus celle des Grecs et des Grecques, articulée autour d’une langue et d’une culture. Elle est synonyme de chrétienté. Les Espagnol-e-s qui colonisent le continent au XVIe siècle parlent de « police chrétienne », ils et elles ont conscience de ne pas vouloir imposer seulement une religion mais un mode de vie chrétien : vivir bajo campana, littéralement « vivre au son de la cloche ». Et les Espagnol-e-s s’opposent à ce qu’ils et elles identifient à la tyrannie, c’est-à-dire une forme de gouvernement illégitime, un pouvoir qui n’a pas sa justification dans un mandat divin comme la royauté espagnole. La barbarie, c’est la question des justes titres, liée à celle de la Guerre juste. Dans la construction de cette dernière, le Pape ayant donné aux Rois Catholiques les terres américaines, les autochtones devenaient illégitimes sur leur propre territoire, sauf s’ils et elles se soumettaient à l’autorité.

Les Grecs et Grecques, avec Hérodote, avaient déjà abordé la question de la tyrannie des peuples opposés a la démocratie athénienne, en s’appuyant sur le couple vice/vertu. Ce couple, au XIIIe siècle, s’affûta dans le cadre de la théologie chrétienne quand la vertu prit sa source dans le lignage. Pour la pensée médiévale, il y avait deux définitions du tyran : celui qui abusait de son pouvoir et celui qui n’avait pas de justes droits.

À l’époque, le barbare était perçu comme chez Aristote : tant que le barbare était chez lui, il était libre d’agir, mais à partir du moment où il entrait en contact avec le civilisé, il devait se soumettre à cette tutelle. C’est la fameuse thèse de l’esclavage naturel qui serait reprise par les Espagnol-e-s et où l’on retrouve déjà ce qui motiverait la mission civilisatrice du colonialisme au XIXe siècle.

Cette thèse justifierait leur façon d’administrer les « Indien-ne-s » : Gouvernement royal pour les hommes et les femmes libres, tyrannie pour les esclavagisé-e-s. Le requerimiento était la procédure qui transformait les Indien-ne-s en rebelles (contre la foi) et usurpateurs et usurpatrices (du pouvoir royal). Même Las Casas qui défendait les gouvernements indiens au nom de la coutume les trouvait « tyranniques ». Le concept de tyrannie était inséparable de celui de démoniaque. La croyance au démon comme grand tyran, obsession du XVIe siècle, avait d’abord concerné les hérétiques et les marginaux et marginales européen-ne-s, et elle se transmettrait aux Indien-ne-s.

Cet aspect-là du barbare est peu connu en Occident où l’on voit plus le barbare comme cet être de la frontière décrit par Foucault (1997) dans Il faut défendre la société. Une telle façon de le percevoir nous empêche de comprendre, aujourd’hui, l’appréhension d’un phénomène comme le terrorisme par les Américain-e-s.

Au XIXe siècle, le paradigme Civilisation/Barbarie serait révisé sur la base de l’évolutionnisme, le barbare devenant l’attardé ou le dégénéré. Historiquement, en Amérique du Sud comme au Nord, le barbare serait souvent l’« Indien-ne », mais il ou elle pouvait aussi s’incarner dans certains types de petit-e-s Blanc-he-s. Il faudrait, dans une étude qui reste à faire, identifier les diverses formes que prendrait, à cette époque, le paradigme du barbare dans les divers pays d’« Amérique latine ».

Nous nous contenterons ici d’évoquer un pays, l’Argentine, qui a joué un rôle important dans la diffusion de ce dualisme lors de ses deux moments génocidaires,  entre 1875 et 1878 et dans les années soixante-dix du siècle passé. L’intellectuel Domingo Sarmiento avait écrit, en 1845, Facundo. Civilización y barbarie, qui fut traduit dans de nombreux pays et exportait la vision d’un pays où les hommes et les femmes portent la marque d’une nature violente. Le livre, a priori, se présentait comme la dénonciation d’un caudillo fédéraliste opposé au centralisme de la capitale, centralisme, bien sûr, identifié au progrès et au développement. L fédéralisme y était assimilé à la violence de l’arrière pays et à « l’ignorance » de ses populations racisées, en particulier les gauchos et gauchas métis-ses ou noir-e-s. Derrière la critique politique d’un partisan de la ville et du progrès réapparaissait la vieille question de la tyrannie évoquée plus haut et qui agitait déjà les chroniqueurs du XVIe siècle. Cette nature, ce désert interminable, c’est la nature qui n’est pas encore ce futur territoire de l’État argentin, c’est la nature toujours occupée par les « Indien-ne-s » pas encore civilisée. C’est l’absence de villes, de bonnes manières, de civilisation. Il faut donc lutter contre cette nature américaine en s’appuyant sur l’influence européenne et celle de la ville. Le futur président déplore l’inaction du peuple argentin. Il dit que « leurs enfants sont sales et couverts de haillons, vivent avec une meute de chiens; que les hommes sont allongés par terre, dans l’inaction la plus totale; partout le désordre et la pauvreté » (Sarmiento, 1845). Quant à l’habitant-e des pampas, le gaucho ou la gaucha, il le et la décrit comme un être bête et inculte, « heureux au milieu de sa pauvreté et de ses privations, qui du reste n’en sont point pour qui n’a jamais connu de plus grandes jouissances ». Un quart de siècle plus tard, la campagne dite du « Désert », menée contre les « Indien-ne-s » tehuelches de Patagonie permit l’extension de l’État national au prix d’un génocide planifié depuis Buenos Aires. Au début du XXe siècle, les gauchos et les gauchas qui représentaient une part importante des habitant-e-s de l’intérieur et les Noir-e-s auraient pratiquement disparu dans les guerres interétatiques.

L’exemple argentin est emblématique d’une histoire continentale marquée par la destruction menée au nom de la civilisation. Ce cas de figure nous montre qu’au XIXe siècle le paradigme a évolué; on est passé du pessimisme religieux quant à la nature humaine, au pessimisme des classes dominantes quant à la nature, qu’elle soit humaine ou non, un pessimisme qui se fonde dans la biologie. Il permettrait de disqualifier des populations dont la disparition, planifiée ou non, ne poserait pas problème puisqu’elles avaient déjà été mises hors jeu par le discours du progrès, du développement et de la civilisation. Mais il faut noter les processus d’euphémisation qui entrent alors en jeu. La pampa n’était pas un Désert, c’était un lieu fertile, souvent cultivé et habité par des nombreux peuples. Les Blanc-he-s racistes en firent un Désert.

Au XXe siècle, la question de la barbarie et de la civilisation serait liée dans de nombreux pays latino-américains à celle de l’identité et de la sécurité nationale. Cette articulation serait visible dans les États policiers du Cône Sud, à partir des années 1970. C’est au nom de la civilisation chrétienne et occidentale que les dictatures militaires ont éliminé les populations « subversives ». Et nous sommes toujours un peu courts aujourd’hui lorsque nous réfléchissons à la question. Nous ne prenons pas la mesure de deux événements liés :

  • La doctrine de la sécurité nationale qui fut appliquée dans ces régimes répressifs avait été empruntée aux États-Unis et était indissociable de la défense de la civilisation chrétienne. De même, la politique de l’État argentin du XIXe siècle avait été inspirée par la Conquête de l’Ouest et le génocide aux États-Unis.
  • Lautre volet des politiques de répression menées au nom de la civilisation était le développement. Ce développement, qu’appelait déjà de leurs vœux les partisan-e-s de Sarmiento au XIXe siècle, ce développement, bien sûr, était économique et il s’incarnerait au Chili dans le champ libre laissé à l’École de Chicago. Comme le souligne le théologien costaricain Soto Moreira, nous oublions que la répression atroce des années 1970 n’était que la partie visible d’un programme accepté par la plus grande partie de la population qui croyait en la civilisation et au développement, cas de la plupart des Occidentaux et Occidentales (Moreira, 2015).

Cette défense de la civilisation avait déjà justifié les génocides d’ « Indien-ne-s » en Amérique du Nord et du Sud et pouvait être appliqués à des barbares d’un autre type, des Blancs et des Blanches. Ils et elles partageaient avec les populations autochtones un même trait : ils et elles étaient des ennemis de la nation, des archaïsmes. Après « la défense de la frontière » contre les Indien-ne-s, il y avait la défense de la nation contre ses menaces. Les forces armées y appliqueraient une interprétation nouvelle de leur rôle de défenseuses de la frontière, contre leur propre peuple.

De tout cela, il semble que nous ne soyons pas sorti-e-s.

Références

Durand, Gilbert. 1984. Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Paris : Éditions Payot.

Foucault, Michel. 1997. Il faut défendre la Société. Paris : Gallimard.

Lepe-Carrión, Patricio. 2012. « Civilización y barbarie. La instauración de la « diferencia colonial » durante los debates del siglo XVI y su encubrimiento como « diferencia cultural » ». Andamios 9 (20) : 63-88.
http://www.scielo.org.mx/scielo.php?script=sci_abstract&pid=S1870-00632012000300004&lng=es&nrm=iso&tlng=es

Mora, Luis Adrián. 2011. « Guerre, barbarie et politique : la défense de l’Indien et la condamnation de la violence chez Bartolomé de Las Casas ». Revista Ixel 3.
http//www.academia.edu/1499937/Guerre_barbarie_et_politique_la_d%C3%A9fense_de_lIndien_et_la_condamnation_de_la_violence_chez_Bartolom%C3%A9_de_Las_Casas

Sarmiento, Domingo. 1845. Facundo. Civilización y barbarie. Santiago : Impresa del progreso.

Soto Morera, Diego. 2015. En carne propia : religión y (bio)poder ; una lectura de Michel Foucault. San José : Ediciones Arlekín.

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