9 Autonomie

Claudia Bourguignon Rougier

L’autonomie est une notion clé des mouvements sociaux actuels en « Amérique latine ». L’envisager à partir de la perspective de ce continent oblige à réviser ses fondamentaux européens. Il faut s’extirper d’une critique sociale marquée par la colonialité du savoir. L’autonomie, dans les pays latino-américains, ne recouvre pas la même chose qu’en Europe parce que l’histoire de l’État y est différente, parce que les personnes engagées ne sont pas les mêmes. L’autonomie en Afro Abya Yala est devenue l’arme des peuples, indiens ou afro-descendants, mais aussi des paysan-ne-s, des exclu-e-s urbain-e-s et des femmes.

C’est quoi l’autonomie en Europe?

En Occident, l’autonomie a été une matrice de la pensée d’émancipation. Elle est liée à la tradition d’autogestion des usines par les ouvriers et les ouvrières entre la Première et la Seconde Guerres mondiales Elle était au centre de la pratique des « conseillistes » belges, par exemple. Anton Pannekoek (1936) y voyait le moyen d’échapper au pouvoir des syndicats et du parti et de laisser place aux initiatives de la « base ». En Espagne, pendant la guerre civile (1936-1939), les communistes libertaires menèrent pendant plusieurs mois des expériences d’autogestion générale, dans les villes comme dans les campagnes, en Aragon, en Catalogne et en Andalousie. En France, dans les années 1960, pour le groupe Socialisme ou barbarie, l’autonomie était la capacité des masses de se diriger seules, ce que l’auto-éducation du peuple rendait possible, d’après Cornelius Castoriadis (David, 2000). Mais, toujours pour ce dernier, cette autogestion n’était possible que parce qu’existait une puissante tradition démocratique. L’autonomie, en France, c’était des aventures comme celle de Lipp dans les années 1970, lorsque des ouvriers et ouvrières auto-gérèrent le temps de huit mois de grève, au grand dam des organisations politiques et syndicales traditionnelles.

Et en Afro Abya Yala?

En « Amérique latine », ces traditions n’existent pas et la généalogie n’est pas la même; les repères sont la révolution de Tupac Amaru à la fin du XVIII siècle, la révolution mexicaine, la révolution haïtienne, le marronage. Notons que dans les mouvements sociaux blancs ou mixtes, c’est du côté anarchiste que l’on trouve le plus d’éléments communs avec les traditions occidentales.

Lautonomie ne peut pas prendre les mêmes formes parce qu’en « Amérique latine » la violence n’est pas ce qu’emploie l’État en dernier recours mais une dimension de la vie quotidienne. Pour être autonomes, les gens doivent s’éloigner de l’État, prendre leurs distances. Si l’autonomie, en Occident, a pu se réaliser dans des espaces communs aux divers secteurs sociaux, les usines par exemple, les habitant-e-s des pays « émergents », eux et elles, doivent se protéger et souvent se cacher. Le sociologue urugayen Raúl Zibechi remarque :

Dans la communauté du 8 de Marzo, j’ai pu comprendre, au cours de conversations qui permettaient d’approfondir la question, pourquoi les zapatistes, avant le soulèvement, se réunissaient dans des grottes qu’ils atteignaient après de longues promenades nocturnes, pourquoi ils ont gardé un secret prudent sur leur organisation pendant une décennie. Le secret est la condition nécessaire pour que le soulèvement ait lieu, une évidence : dans un camp de concentration, on ne dévoile pas ses intentions à ses geôliers. (Zibechi, 2015)

Toujours pour Raúl Zibechi, l’autonomie ne préfigure pas le monde à venir en « Amérique latine », elle n’est pas ce qui se produit en fonction d’un état futur souhaitable de la société mais ce qui peut se faire à un moment donné. Elle est pratique. Les autonomies noires ou indiennes ne font pas partie du monde capitaliste, elles tendent vers l’autonomie intégrale. Elles semblent être une mise en œuvre possible de ce qu’entend Enrique Dussel lorsqu’il parle d’extériorité.

C’est qui l’autonomie en « Amérique latine »? C’est où?

En « Amérique latine », l’autonomie est le fait de mouvements comme celui des zapatistes et leurs Conseils de Bon Gouvernement, celui de la commune de Oaxaca en 2006 ou encore les mouvements mapuche du Chili. Il y a aussi les mouvements afrodescendants et indigènes de Colombie dans le Cauca et sur la côte pacifique, les piqueteros et piqueteras argentin-e-s des années 2000 et le Mouvement des sans-terre au Brésil. S’ils sont les plus connus, il ne faut pas omettre, sous le chavisme, des initiatives populaires que l’on peut aussi qualifier d’autonomes.

Sur le continent, cette tendance apparaît dans les années 1980 et s’est intensifiée dans les années 1990. Elle est liée à la critique du colonialisme comme à l’émergence et à l’articulation des mouvements autochtones. La charnière des années 1990, au cours desquelles les constitutions de la Bolivie, de l’Équateur, de l’Argentine, du Mexique et de la Colombie reconnaissent la présence première des peuples indiens et leurs particularités ethniques et historiques, est le moment où des sujets collectifs, à travers les organisations indiennes ou afrodescendantes qui se constituent, présentent à leur gouvernement respectif des demandes d’autonomie. Ces demandes visent à permettre aux organisations de régler des problèmes que l’État ne prend pas en compte ou à sortir des impasses produites par l’implémentation des politiques néolibérales.

Cette demande d’autonomie prendra deux formes. Elle trouvera parfois un relai dans les États progressistes des années 2000, relai qui pourra être instrumentalisé. Ce sera le cas de la Bolivie et de l’Équateur. Parfois, au contraire, le mouvement devra affronter l’État. C’est ce qui arriva au mouvement zapatiste qui, au début, voulait pourtant négocier avec l’État mexicain. Face au non respect de ses engagements par ce dernier, il s’est vu obligé de développer des stratégies d’autonomie dans l’illégalité.

Si les peuples indigènes du Mexique, du Chili, de la Colombie, ou les Afro-descendant-e-s mexicain-e-s, équatorien-ne-s, et colombien-ne-s sont les plus engagé-e-s dans la démarche d’autonomie, les exclu-e-s urbain-e-s jouent également un rôle important dans les mouvements, tout comme les petit-e-s paysan-ne-s blanc-he-s ou métis-ses. D’autre part, un courant important du féminisme latino-américain dit « autonome » travaille en lien avec ces mouvements.

Pourquoi l’autonomie ?

Les diverses revendications pour l’autonomie et le droit à l’autodétermination ont pris de la force depuis les années 2000 et leurs objectifs sont devenus plus complexes. Mais ces changements sont inséparables de ceux qui se sont produits dans l’économie mondiale, avec la pression du land grabbing, le piratage biologique, l’extension de monocultures dévastatrices et l’intensification d’un extractivisme auquel, amère ironie, les gouvernements de gauche ont eu recours plus encore que leurs prédécesseurs. Cette nouvelle donne économique s’est appuyée sur une intensification de la violence étatique et de la violence criminelle liées aux cartels. Les diverses formes de criminalité organisée ont prospéré, pas seulement à cause du narcotrafic dont l’épicentre allait se déplacer de la Colombie au Mexique, mais aussi parce que les États pratiquent une politique d’impunité pour ces groupes et ferment les yeux sur la corruption. D’autre part, les gouvernements favorisent des économies extractivistes qui provoquent la révolte des peuples indiens et afro-colombiens.

Dans ces conditions, l’autonomie apparaît comme la défense des territoires menacés par les projets des multinationales de l’agroalimentaire ou extractivistes et comme une façon de résister aux stratégies létales de divers groupes mentionnés qui, sans se concerter nécessairement, ont des intérêts communs.

La militante colombienne Vilma Almendra, membre du peuple nasa du Cauca, remarque :

Bien sur, les années 1980 et 1990 ont été un moment important dans notre histoire, mais c’est surtout dans les années 2000, que de multiples espaces autonomes ont pris forme. Nous voulions réfléchir de manière critique non seulement aux agressions extérieures dont nous étions victimes, mais aussi à nos propres faiblesses. (Almendra, 2017)

Lutter pour les territoires et pour la vie

Ce début de siècle semble donc marquant pour de nombreux mouvements centrés sur la question de l’autonomie. Si cette revendication et les pratiques afférentes s’affirment, c’est aussi parce que, comme Vilma Almendra le remarque dans le passage ci-dessus, la terreur est devenue le quotidien. En Colombie, cette stratégie de terreur, reposant sur la complicité des forces armées qui envahissent sous couvert de protection les resguardos (propriété collective de la terre reconnue légalement) est destinée à permettre aux multinationales de s’installer sur les territoires abandonnés par les populations terrifiées. « Il ne faut pas dire qu’en Colombie, il y a déplacement parce qu’il y a la guerre : en Colombie, il y a la guerre pour qu’il y ait déplacement », nous dit Manuel Rozental (2017), activiste colombien engagé auprès des communautés nasa. Et il ajoute : « Faire face à la guerre capitaliste et construire l’autonomie sont des questions vitales face à la mort et à la dépossession » (Ibid.).

L’autonomie s’articule autour du lieu et du territoire. C’est une donnée fondamentale que l’on soit un-e Zapotèque ou un-e Tzetzal du Mexique, un-e Mapuche chilien-ne ou un-e Afro-colombien-ne. Dans son article, Manuel Rozental (2017) parle de « guerre », un terme déroutant pour un Occident encore habitué à une représentation très ancienne de ce qu’est la guerre. Mais l’« Amérique latine » est un des territoires où se déroulent les guerres modernes. Celle-ci serait la quatrième selon le sous-commandant Marcos (Velasco Yáñez, 2003).

Autres facteurs qui ont renforcé la demande d’autonomie, il faut mentionner la criminalisation des pratiques et des semences traditionnelles, au bénéfice de multinationales comme Monsanto; la guerre idéologique menée avec les nouvelles technologies; le travail constant de démobilisation et de capture des mouvements à travers l’assassinat de leurs têtes pensantes. Le rôle des ONG est dénoncé par Vilma Almendra (2017) :

C’est ce qui s’est passé au début de l’année 2000 dans le Cauca, une table ronde sur les droits de l’homme allait être mise sur pied avec les ONG respectives. Elles nous ont dit alors qu’il valait mieux se concentrer uniquement sur la dénonciation des violations des droits humains, que si nous commencions à critiquer le modèle politique et le système, nous n’aboutirions à rien.

On voit bien là le rôle d’organismes dont la neutralité sert, en fait, au nom de l’efficacité (la défense des droits humains), le système même qui produit la violence qu’ils dénoncent. La bonne foi éventuelle des acteurs et actrices ne change rien à la question. Pour Vilma Almendra, il n’y a pas résistance d’un côté et autonomie de l’autre mais les deux ensemble. L’autonomie amène à faire partie de fronts de résistance qui se créent pour défendre la communauté, à participer au système de garde indienne et aux travaux des « tisseurs » et « tisseuses ».

Pour beaucoup de mouvements, une des grandes leçons des années 2000 a été la constatation que l’État, y compris les États multiculturels et plurinationaux comme l’Équateur et la Bolivie, ne pouvait pas être un « sujeto descolonizador » comme le remarque Raúl Zibechi (2015). C’est sans doute en Bolivie que c’est apparu de la façon la plus claire. L’autonomie s’inscrit dans cette lucidité-là.

Le pouvoir des États monoculturels s’est renforcé, annulant les espaces de revendication politique grâce à des stratégies d’incorporation des dirigeants et des secteurs indigènes dans un modèle de productivité et de consommation défini par le marché. Comme le souligne Catherine Walsh, les exigences de plurinationalité et d’interculturalité du début du XXIe siècle sont une critique frontale de l’échec des projets des États multiculturels, qui ont transformé les demandes des peuples autochtones et des autres minorités ethniques en un exercice purement rhétorique qui a étouffé le potentiel subversif de ces mouvements. (Zibechi, 2015)

Le multiculturalisme ethnique de ces années-là, politique des nombreux États de la région, fut appréhendé par les institutions internationales (FMI ou Banque Mondiale) comme une des façons d’intégrer les peuples indigènes dans l’économie néo-libérale et d’avoir accès à des territoires riches en ressources naturelles ou touristiques. Dans ce contexte, l’interculturalité et la pluriculturalité, qui sont des demandes postérieures formulées dans les années 2000, rendaient compte de la volonté de refonder intimement la structure des États nationaux[1].

Pour les peuples autonomes, il ne s’agit pas de changer le monde car celui-ci n’est pas un ensemble homogène et la question n’est plus de prendre le pouvoir et devenir colon-e à la place du colon ou de la colone. La question ne peut plus être posée au niveau de l’État. Il est impossible de changer le monde sans tomber dans le totalitarisme, remarque Raúl Zibechi (2015), mais il est possible de changer de monde, d’en faire un autre. C’est pourquoi l’autonomie est inséparable du Plurivers que prônent les décoloniaux et les décoloniales. Elle n’est pas une politique identitaire même si elle se sert de l’identité. Les sujets impliqué-e-s dans des démarches d’autonomie n’ont pas le sentiment de se battre pour des intérêts strictement identitaires. Ils et elles sont persuadé-e-s que la guerre dans laquelle ils et elles sont impliqué-e-s est une guerre totale :

Nous avons la conviction absolue (c’est même plus que cela, il s’agit d’une évidence) que cette guerre en Colombie apparaît comme un phénomène local et particulier précisément parce que l’objectif, c’est d’empêcher de comprendre qu’elle fait partie d’une guerre globale contre tous les peuples. (Rosenthal, 2017)

Références

Almendra, Vilma. 2017. « Tejer resistencias y autonomías es un imperativo para caminar nuestra paz  desafiando la guerra global ». Dans Pensamiento crítico, cosmovisiones y epistemologías otras, para enfrentar la guerra capitalista y construir autonomía. Sous la direction de Jorge Regalado, 79-92. Guadalajara : CIESAS-Jorge Alonso.
https://www.academia.edu/35329882/Pensamiento_cr%C3%ADtico_cosmovisiones_y_epistemolog%C3%ADas_otras_para_enfrentar_la_guerra_capitalista_y_construir_autonom%C3%ADa

David, Gérard. 2000. Cornelius Castoriadis, le projet d’autonomie. Paris : Éditions Michalon.

González, Miguel, Araceli Burguete Cal y Mayor, et Pablo Ortiz-T.. 2010. La autonomía a debate: autogobierno indígena y Estado plurinacional en América Latina. Quito : FLACSO.
https://www.iwgia.org/images/publications//0468_Libro_autonomia_a_debate_eb.pdf

Pannekoek, Anton. 1936. « Les conseils ouvriers ». International Council Correspondance 2 (5).
https://www.marxists.org/francais/pannekoek/works/1936/00/pannekoek_19360000.htm

Preciado, Jaime, et Pablo Uc. 2010. « La(s) autonomía(s) en América Latina. Una expresión socio-espacial del Estado novísimo y sus efectos en el proceso de integración regional ». L’Ordinaire latino-américain (214) : 199-220.
http://journals.openedition.org/orda/747

Rozental, Manuel. 2017. « ¿ Guerra? ¿ Cuál guerra ? ». Dans Pensamiento crítico, cosmovisiones y epistemologías otras, para enfrentar la guerra capitalista y construir autonomía.  Sous la direction de Jorge Regalado, 94-97. Guadalajara : CIESAS-Jorge Alonso.
http://www.catedraalonso-ciesas.udg.mx/content/pensamiento-cr%C3%ADtico-cosmovisiones-y-epistemolog%C3%ADas-otras-para-enfrentar-la-guerra

Velasco Yáñez, David, S.J. 2003. « La comprensión zapatista de la guerra ». Xipe-Totec (46) : 152-174.
https://rei.iteso.mx/bitstream/handle/11117/5709/La%20comprensi%c3%b3n%20zapatista%20de%20la%20guerra.pdf?sequence=2&isAllowed=y

Zibechi, Raúl. 2015. « Movimientos antisistémicos y descolonialidad ». Dans Pensar desde la resistencia anticapitalista  y la autonomía. Sous la direction de Rafael Sandoval, 105-120. México D.F. : CIESAS.
http://www.catedraalonso-ciesas.udg.mx/sites/default/files/pensardesde.pdf


  1. Voir les nouvelles chartes du Vénézuela (1999), de l’Équateur (2008) ou de la Bolivie (2009).

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