64 Mendoza, Breny

Claudia Bourguignon Rougier

Hondurienne, Breny Mendoza enseigne à l’Université de Californie, dans le département d’Études de genre. Elle fait partie des rares féministes latino-américaines qui aient analysé l’approche de Dussel et de Quijano à partir d’une perspective décoloniale et féministe. Dans l’article « Épistémologie du Sud, colonialité de genre et féminisme latino-américain », elle aborde certains points cruciaux. Elle se demande « jusqu’à quel point cette autre forme de connaissance latino-américaine qu’est la théorie décoloniale intègre la pensée féministe et la question du genre »; si il est possible « dans cette nouvelle épistémologie du Sud d’articuler féminisme et genre de sorte que les rêves et les souffrances des femmes soient enfin pris en compte au lieu d’être mis au placard, comme d’habitude ». Elle s’interroge également sur la place des féministes latino-américaines dans cette épistémologie du Sud en construction. Pour elle, il n’ y a pas (encore?) de féminisme décolonial qui prenne en compte la spécificité de l’« Amérique latine ».

Analysant la perspective du genre qui est celle d’Aníbal Quijano, elle remarque que l’usage qu’il en est fait est a-historique. Quijano considére que la race englobe tout, et de ce fait, il ne peut pas voir que le genre est une construction historique et un instrument de la colonialité du pouvoir.  Brenny Mendoza s’inscrit alors dans l’approche de Lugones, estimant que 

Penser comme Quijano (2008) que le genre est un concept antérieur à la société et à l’histoire aboutit à naturaliser les relations de genre, l’hétérosexualité (…) et à occulter ce que les femmes du tiers-monde ont dû endurer avec la colonisation et ce qu’elle continuent à vivre. (2018)

Pour elle, Quijano et la plupart des décoloniaux et décoloniales n’arrivent pas à analyser la chasse aux sorcières, ce féminicide qui  commença à l’époque de l’expulsion des Juifs et des Juives et de la colonisation de l’Amérique, comme l’un des déploiements de l’idée de race. Elle remarque d’ailleurs que les féministes africaines ou indiennes affirment que le genre comme tel n’existait pas dans les sociétés pré-coloniales et qu’il n’apparaîtrait que plus tard avec la structure coloniale. Ce n’est pas tout à fait exact, dans la mesure où la féministe aymara Julieta Paredes, et d’autres féministes indigènes ne partagent pas ce point de vue. D’autre part, sa chronologie de la chasse aux sorciéres, et son interprétation mériterait un débat contradictoire. Breny Mendoza souligne également que lorsque Quijano aborde la séparation entre travail salarié pour les Blancs et servage pour les autres, il ne tire pas les conséquences du fait que les salariés soient des hommes. Car « il ne prend pas en compte le fait que pour généraliser le salariat, il fallut passer par la domestication des femmes de la métropole puis soumettre les femmes des colonies à la domination genrée (Mendoza, 2018).

En ce qui concerne Dussel, elle écrit :

Une première chose qui attire l’attention, c’est cette affirmation de Dussel dans ses 20 thèses : pour lui, l’espace privé est l’espace intersubjectif qui met les sujets à l’abri des regards et des attaques d’autres membres d’autres systèmes subjectifs. (Mendoza, 2018)

Or,

Pour les femmes, définir l’espace privé comme un topos où il n’ y a pas de relation de pouvoir, ou comme un espace pré-politique est problématique. Dans la mesure où l’auteur considère que l’exclusion des femmes et les demandes féministes ne peuvent trouver de résolution que dans la sphère publique, la théorie ne se saisit pas des conflits liés à la vie quotidienne et à la microphysique du pouvoir (...).

Et, ce qui est encore pire, le transfert de micro-pouvoirs de la sphère privée vers la sphère publique (par exemple, les tortures sexuelles à Abu Graib, les viols de femmes, les assassinats de transsexuels lors de crises politiques comme le coup d’État au Honduras), seraient incompréhensibles si nous utilisions le prisme de Dussel, où le privé et le public constituent des sphères séparées (…).

Le paradoxe, c’est que Dussel ne voit pas que le principe à l’œuvre dans son discours est féminin et même féministe. En effet, le nouveau paradigme politique qu’il propose ressemble fort à la pensée maternelle de Sarah Ruddick et sa construction d’une politique de la paix et de la non-violence. Nous pourrions dire que cette pensée féministe va plus loin que celle de Dussell, car elle est profondément anti-militariste et ne justifie en aucun cas la violence. Or, de façon surprenante, Dussell défend l’usage de la violence par la communauté lorsqu’elle se justifie par l’auto-défense, sans préciser à partir de quel moment cette violence devient légitime. (Mendoza, 2018)

Il y a dans son œuvre et son enseignement une réflexion sur ce qu’elle appelle les fondements non démocratiques de la démocratie (2006). Pour elle, la construction de la nation et de la citoyenneté est liée viscéralement au colonialisme. Elle parle d’une colonialité de la démocratie. Le fondement de la démocratie européenne ou américaine, ce n’est pas la Grèce antique mais la Conquête d’Abya Yala. L’expérience de la Conquête, la controverse relative à l’humanité des Indien-ne-s, la question du droit des personnes, tout cela n’appartient pas à un temps révolu. La controverse de Valladolid est un des fondements de la démocratie actuelle, car il a fallu construire la notion d’« humanité » dans le fracas de la Conquête, pour justifier les atrocités commises. Et, en même temps, élaborer l’idée de « guerre juste », c’est à dire justifier l’extermination de ceux et de celles qui ne voulaient pas de la domination. Elle considère que les débats actuels relatifs aux droits humains sont un prolongement de cette histoire inachevée. L’invocation de la démocratie justifie les nouvelles « guerres justes » qui sont menées contre les peuples du monde anciennement colonial. L’échec de l’éthique de la non-violence, au moment de la Colonisation, annonçait l’échec de la démocratie aujourd’hui. La démocratie, qui a pris la place tenue jadis par la conversion, s’inscrit dans la même pulsion civilisatrice. Pour Mendoza, le corps détruit des Indigènes résistant à la Conquête, la pulsion génocidaire du XVIe siècle, annoncent les féminicides du XXe et XXIe siècles, les corps démembrés des femmes qui vont travailler dans les maquiladoras. Destructions qui se produisent dans le cadre de ce qui leur a été vendu comme une émancipation : l’accès au salariat.

Quand je parle de la colonisation de la démocratie, je la comprends comme un système de domination. Ce n’est pas que je sois contre la démocratie; je crois simplement que nous allons devoir inventer un système qui tienne compte de nos contradictions. À mon avis, la démocratie libérale repose précisément sur notre exclusion. Nos pays n’ont pas l’égalité juridique au sein de la communauté internationale. À tout moment, on peut décider d’une intervention militaire ou un coup d’État généré de l’extérieur. Notre souveraineté est toujours compromise; et pour que la démocratie fonctionne, la souveraineté est fondamentale. Je crois que nous devons remettre en question tous ces concepts auxquels nous croyons beaucoup, mais qui, en fait,  font partie de notre situation de domination et de subordination. (Sime, 2006)

Breny Mendoza s’interroge également sur la préoccupation récente pour l’environnement.

Une de mes interventions, « Le subalterne peut-il nous sauver », concerne ce qui inquiète aujourd’hui beaucoup de gens : la crise écologique et celle du capitalisme. On se dit que le monde va s’achever, que la vie humaine ne sera plus possible. Et il semblerait que l’on cherche des solutions surtout dans le monde indigène. Ce que j’essaie de relever, c’est l’ironie de la situation; ces cultures que l’Occident a tenté d’extirper ou de détruire, d’un coup, sont présentées comme le salut. (Sime, 2006)

Elle a publié trois livres : Sintiéndose Mujer, Pensandose Feminista (1986), qui est une analyse du mouvement féministe hondurien; Rethinking Latin American Feminisms (2000), qui porte sur la formation du mouvement féministe latino-américain; Ensayos de Crítica Feminista en Nuestra América (2014), qui est une approche des féminismes latino-américains, des théories féministes occidentales, du post-colonialisme, de la théorie queer, du marxisme, des théories de l’empire et des nouvelles théories de la décolonialité en « Amérique latine ».

Références

Mendoza, Brenny. 2018. « Can the subaltern save us? ». Latin American Science, Technology and Society :  109-122.

https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/25729861.2018.1551462?scroll=top&needAccess=true

Mendora, Breny. 2006. « Los fundamentos no democráticos de la democracia ». Revista Centroamericana de Ciencias Sociales. Vol. 3, nº 2.

https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=2658177

Mendoza, Breny. 2015. « Coloniality of Gender and Power: From Postcoloniality to Decoloniality ».  The Oxford Handbook of Feminist Theory.

https://pdfs.semanticscholar.org/8fb4/0df9e543616bcdc2d249685c371bc416a837.pdf?_ga=2.76248785.593189159.1577391314-1338946824.1577391314

Mendoza, Breny. 2018. « L’épistémologie du sud, la colonialité de genre et le féminisme latinoamericain ». Revue d’Études Décoloniales.

https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/mendoza.pdf

Sime, Sunny. 2018. « La democracia liberal se basa precisamente en nuestra exclusión (Entretien avec Breny Mendoza) ». Punto Edu.

https://puntoedu.pucp.edu.pe/entrevistas/la-democracia-liberal-se-basa-precisamente-en-nuestra-exclusion/

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