58 Lugones, Maria

Claudia Bourguignon Rougier

La philosophe argentine Maria Lugones, décédée le 14 juillet 2020,  est une des principales références du féminisme décolonial latino-américain. Elle enseignait aux États-Unis et a toujours milité au sein du « feminismo de color ». Ce terme renvoie à une coalition rassemblant des femmes de différentes origines ethno-raciales. « Mujer de color » ne désigne pas ce qui sépare mais véritablement une coalition de femmes ciblées par la colonialité, Noires comme Indiennes. Elle vise la constitution de sujets en lutte au-delà d’une reconnaissance de leurs « droits ».

La théorie décoloniale de Maria Lugones repose sur plusieurs notions ou critiques : la mise en cause de la naturalisation du genre, l’usage de la catégorie d’engeneramiento et le concept de « système de genre moderne-colonial ».  Elle a entrepris, au début du siècle, une réflexion qui articule les apports de la théorie décoloniale (ceux de Quijano sur la racialisation du travail) et ceux du Black Feminism (les œuvres de Audre Lorde ou de Patricia Hill Collins).  Son travail se situe dans la continuité de celui des penseuses chicanas Chema Sandoval et Gloria Anzaldúa qui ont insisté sur la question des identités « métissées ». Cette dernière notion s’appliquant chez Anzaldúa à la fois à la question raciale et aux questions de genre. Maria Lugones affirme :

Jamais je n’ai pensé comme une Blanche métisse eurocentrée. Le métissage est pensé de différentes manières dans les différents endroits d’Amérique latine, y compris le sud-ouest des États-Unis. (García Gualda, 2014)

Le concept de métisse, nous dit-elle, varie avec le lieu d’énonciation et son sujet. Il ne doit pas être confondu avec l’idée de métissage manipulée par les États nationaux latino-américains. Ce métissage-facteur d’intégration est inséparable d’un blanchiment de la notion. La métisse d’Anzaldúa, de Sandoval et de Lugones est la métisse sur le territoire étasunien. C’est à partir de ces éléments que la philosophe essaie de penser une politique des coalitions.

Son rôle dans le courant décolonial est singulier car elle a été la première à articuler la colonialité du pouvoir et du genre. Fait essentiel : son point d’énonciation. Elle part de l’oppression des femmes racialisées. Dans un article de 2008 qui vient enfin d’être traduit en français, Genre et colonialé, elle pondère l’analyse de Quijano :

Le prisme de Quijano présuppose également des interprétations patriarcales et hétérosexuelles des conflits autour du contrôle du sexe, de ses ressources et de ses produits. Quijano accepte l’interprétation globale, capitaliste et eurocentrée, de ce qui est censé relever du genre. Ces éléments du cadre théorique servent à masquer les manières dont les femmes colonisées « non blanches » ont été assujetties et privées de leur pouvoir. On peut établir le caractère hétérosexuel et patriarcal oppressif de ces arrangements, en dévoilant les présupposés du cadre conceptuel. En effet, il n’est pas nécessaire que les relations sociales soient organisées en termes de genre — pas même les relations sociales qui sont considérées comme sexuelles. (Lugones, 2019)

Elle continue la critique de cette analyse en disant :

Dans le modèle (schéma) de Quijano, le genre semble être contenu dans l’organisation de ce « domaine de base de l’existence » qu’il appelle « le sexe, ses ressources et ses produits ». C’est-à-dire qu’il existe dans ce cadre théorique une description du genre qui n’est pas elle-même soumise à un examen attentif, qui est trop étroite et sur-biologisée, car elle présuppose le dimorphisme sexuel, l’hétérosexualité (…). Quijano présente le sexe comme ayant une qualité biologique, par contraste avec le phénotype, qui n’inclut pas d’attributs biologiques différentiels. « La couleur de la peau, la forme des yeux et des cheveux, n’ont aucun rapport avec la structure biologique » (Quijano, 2000b, 373). Le sexe, en revanche, semble être considéré comme biologique par Quijano, sans que cela ne pose de problème. Il caractérise la « colonialité des relations de genre », c’est-à-dire la mise en ordre des rapports de genre autour de l’axe de la colonialité du pouvoir, comme suit distribution patriarcale du pouvoir et ainsi de suite. (Lugones, 2019)

Et elle conclue à la nécessité de déterminer ce qui se passait dans le monde précolonial, de voir si on pouvait parler d’une organisation en fonction du genre, questionnement qui aboutira à la négative. Elle postule donc l’existence d’un monde pré-conquête où la colonialité de genre n’aurait pas existé pour la simple raison que le genre serait une conception propre à la modernité. Pour elle, colonialité du genre et colonialité du pouvoir se présupposent l’une l’autre, il faut que la race soit un principe organisateur pour que le genre apparaisse. La réalité, c’est ce qu’elle nomme « le système de genre moderne colonial ». Soulignons que, pour elle, le genre n’est pas synonyme d’identité, donc quand elle affirme qu’il n’y a pas de genre dans le monde pré-colonial, elle veut parler d’un système de genre et d’une catégorie d’analyse.

Comprendre la place du genre dans les sociétés précoloniales est essentiel pour saisir la nature et l’ampleur des changements dans la structure sociale imposés par les processus constitutifs du capitalisme moderne/colonial euro-centré. Ces changements furent introduits par des processus lents, discontinus et hétérogènes qui infériorisèrent violemment les femmes colonisées. Le système de genre mis en place était largement façonné par la colonialité du pouvoir. Comprendre la place du genre dans les sociétés précoloniales est également essentiel pour mesurer l’étendue et l’importance du système du genre dans la désintégration des relations communales, des relations égalitaires, de la pensée rituelle, de la prise de décision collective, de l’autorité collective et des économies. Et ainsi, comprendre à quel point l’imposition de ce système de genre était aussi constitutive de la colonialité du pouvoir, que la colonialité du pouvoir le constituait. (Lugones, 2019)

Son appréhension du rapport genre/race apparaît clairement quand elle dit, à propos du féminicide, qu’on ne meurt pas parce qu’on est une femme; on meurt parce qu’on est une femme indienne ou une femme noire. Car on n’est pas « femme » mais femme noire, métisse, etc. D’où sa vision critique d’un féminisme occidental blanc qui s’est construit au XIXe siècle, du côté clair du monde moderne colonial, à partir de la situation des femmes blanches. Dans ce courant de pensée, il est question des « femmes » en général, comme si toutes les femmes étaient reconnues comme telles alors que les femmes racisées n’ont pas ce statut. Dans le monde colonial, il n’ y a pas de femmes mais des femelles; les femmes sont réduites à l’état de « nature ». Pourtant, pour les Occidentales, femme blanche = femme. Le féminisme des années 1970 s’est construit sur cette base, il visait la défense des femmes blanches. La sororité fut construite à partir d’un genre qui n’était pas questionné, d’une identité corporelle de femme. Historiquement, les femmes blanches ont été construites comme fragiles et sexuellement passives, ce qui les opposait aux femmes noires puissantes et sexuellement actives. La faiblesse des femmes blanches les rendait vulnérables, mais elle était  à la fois ce qui rendait nécessaire la protection de l’homme et ce qui pervertissait. Elles étaient sensées ne pas désirer et l’homme qui les désirait, s’il avait droit à leur corps dans le cadre du mariage, pratiquait en fait un viol légal.

Le système de genre se renforça au moment de la modernité tardive. Côté clair, métropole, il excluait les femmes blanches de la sphère du pouvoir et du savoir, et il imposait une hétérosexualité qui permettait le contrôle de la reproduction. Côté obscur, colonial, il  ne prévoyait pas de protection pour la femme racisée car elle était considérée comme sexuellement agressive donc coupable de l’agression du mâle. D’autre part, la force physique qu’on lui attribuait légitimait un travail forcé qui entraînait souvent à la mort. Ces caractéristiques se sont mises en place avec la colonisation et subsistent après la décolonisation. La situation a même empiré dans des pays comme le Mexique, le Brésil ou la Colombie, où le féminicide a atteint des proportions effrayantes.

Dans une interview de 2014, à propos de la résistance qu’opposent à la colonialité de genre les femme racisées, Maria Lugones développe l’idée d’une résistance ancrée dans des ontologies relationnelles autres et le pouvoir de voyager entre des mondes. Cette idée apparaissait déjà dans un texte de 2011 dans lequel elle évoquait le voyage entre plusieurs mondes des femmes racisées qui se déplacent dans un monde blanc et anglo-saxon. Elle insiste sur la richesse intérieure de ces voyageuses, sur leur flexibilité, leur capacité de jouer, pas le jeu agonistique qui a pour but l’affirmation d’une compétence mais le jeu comme ouverture et perception non arrogante des autres femmes.

J’ai conscience de ce que voyager avec une attitude joueuse est quelque chose que nous devons faire pour résister et répondre au capitalisme colonial moderne, à l’intersection de la race/genre/classe/sexualité. Mais j’avance, je propose, j’offre cette pratique comme une pratique libératoire  grâce à laquelle nous voyageons dans les mondes de résistance les unes des autres, à l’intersection/fusion de multiples oppressions. (Lugones, 2011b)

Références

Anzaldúa, Gloria. 2011a. « La conscience de la Mestiza. Vers une nouvelle conscience ». Les Cahiers du CEDREF.

https://journals.openedition.org/cedref/679

Lugones, Maria. 2011b. « Attitude joueuse, voyage d’un « monde » à d’autres et perception aimante ». Les Cahiers du CEDREF : 14.

http://journals.openedition.org/cedref/684

Lugones, Maria. 2008. « Colonialidad y género ». Tábula rasa. n° 9.

http://www.revistatabularasa.org/numero-9/05lugones.pdf

García Gualda, Suya. 2014. « Género y decolonialidad : debates y reflexiones. Entrevista a María Lugones ». Otros Logos : 213.

Lugones, Maria. 2019. « La colonialité du genre », Les Cahiers du CEDREF : 51. 56. 72.

http://journals.openedition.org/cedref/1196

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