42 Exteriorité

Claudia Bourguignon Rougier

Un concept fondamental dans la construction de la philosophie d’Enrique Dussel, en particulier lorsqu’il s’agit de penser le dépassement de la modernité et de l’ontologie qui s’y est affirmée. Au départ, le concept d’extériorité prend sa source dans la théologie de la libération, dans le cadre d’une réflexion théologique qui se veut latino-américaine. C’est l’idée du ou de la pauvre comme possibilité de penser un au-delà de la domination.

À la fin des années 1960, la lecture d’Emmanuel Levinas produit chez Enrique Dussel une rupture avec l’ontologie de Martin Heidegger. Totalité et infini joua un rôle déterminant : c’est la découverte de l’extériorité métaphysique d’autrui. Jusque-là, l’extériorité était conçue comme celle de Dieu, comme absolument Autre ou comme extériorité de la personne. Avec Levinas, les catégories de totalité, d’extériorité, d’intériorité apparaissent, et ce, dans un lien à la politique. L’extériorité devient une pratique subversive, politique, l’expression d’un face à face avec l’opprimé-e. D’un côté, la prise de conscience du ou de la pauvre entraîne la volonté de défaire le système qui l’opprime; d’un autre côté, l’existence même du ou de la pauvre est le signe de l’impossible fermeture de tout système de domination, quel qu’il soit.

En effet, les philosophes de la libération, réfléchissant depuis la réalité concrète de l’Amérique latine ont rapidement été attirés par la pensée levinasienne, particulièrement le groupe qui constitue le courant nommé « analectique » de la philosophie de la libération – dont principalement Enrique Dussel et Juan Carlos Scannone. Chez ces derniers, la lecture de l’œuvre de Levinas, Totalité et Infini, a provoqué un subversif renversement de leurs pensées et de tout ce qu’ils avaient appris jusqu’à ce moment. D’une part, elle les a soudainement réveillé du rêve ontologique. D’autre part, l’œuvre de Levinas constituait un événement philosophique qui a ouvert la pensée à une dimension nouvelle : celle de l’autrement qu’être, c’est-à-dire l’accès vers la transcendance et l’ouverture à l’altérité et à une différence qui brise l’enfermement de l’être. (Hurtado Lopez, 2013 : 184)

La découverte d’une extériorité par rapport à l’être, d’une altérité antérieure au système, sera centrale dans cette nouvelle étape de Dussel. Pour lui, l’éthique ne répond pas à des problématiques épistémiques. Ces dernières, au contraire, prennent leur sens à partir de l’éthique. Mais l’Autre de Levinas était trop abstrait, hors de la politique et même, hors de son corps. Dussel introduit la notion de « basar », la chair, en hébreu. Il fait de cet autre un sujet charnel, terrestre et situé : le ou la pauvre d’« Amérique latine ».

Selon Dussel, « la chair, la chair d’autrui, son visage est la seule réalité sainte parmi les choses créées, elle a une dignité suprême après Dieu ». Le point de départ de l’éthique dusselienne est l’exclusion et la domination comme négation de l’extériorité constitutive et historique de l’autre. Il part d’une réalité empirique de contenu matériel qui est celle de la corporéité dans une perspective de la vie concrète en général de chaque sujet dans une communauté déterminée. (Séjour, 2009 : 51)

Cette dimension concrète place l’altérité dans une dimension philosophique nouvelle qui exige de nouvelles voies. Dussel entreprend alors le développement de la méthode analectique dont l’intention est d’approcher la réalité de l’altérité d’une manière adéquate.

Dans les années 1980, la lecture de Marx modifiera encore cette appréhension de l’extériorité, le point de vue de Enrique Dussel sur le savant allemand évoluant. Critiquant la notion de classe pour ce qu’elle a de réducteur, Enrique Dussel reprendra à son compte la notion de peuple, qui est pour lui l’opprimé comme extériorité. L’idée de peuple se développera avec les apports de Ernesto Laclau et l’idée du « bloc social des opprimé-e-s ».

Références

Hurtado López, Fátima. 2013. « Dialogues philosophiques Europe-Amérique latine : vers un universalisme ouvert à la diversité. Enrique Dussel et l’éthique de la libération. » Thèse de doctorat soutenue à l’Université Paris 1 et à l’Université de Grenade.
http://www.sudoc.abes.fr/DB=2.1//SRCH?IKT=12&TRM=175366470&COOKIE=U10178,Klecteurweb,I250,B341720009+,SY,NLECTEUR+WEBOPC,D2.1,E14240be6-6bb,A,H,R90.37.188.56,FY

Maesschalck, Marc. 2016. « Penser à partir de la communauté des victimes. Enrique Dussel ou l’intellectuel face à son pouvoir ». Problemata : Revista internacional de filosofia 7 (3) : 29-45.
https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=5774091

Martínez Andrade, Luis. 2019. « Marxisme anticolonial, modernité et politique d’émancipation. Lire Echeverría et Dussel ».Revue Contretemps. Consulté le 21 novembre 2019.
https://www.contretemps.eu/marxisme-modernite-emancipation-echeverria-dussel/

Séjour, Délèce. 2009. « L’éthique théologique de la libération de Enrique Dussel : une réponse à la morale dominatrice ». Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l’obtention du grade de M.A. en théologie option « Éthique théologique ». Canada : Université de Montréal.
https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/bitstream/handle/1866/5201/Sejour_Delece_DS_%202009_m%C3%A9moire.pdf?sequence=2&isAllowed=y

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