31 Dussel, Enrique

Claudia Bourguignon Rougier

Enrique Dussel est un philosophe d’origine argentine, naturalisé mexicain. C’est un des intellectuel-le-s d’« Amérique latine » les plus reconnu-e-s et il a joué un rôle essentiel dans la pensée critique de ce continent. En France, il est peu connu malgré une œuvre considérable, ce en quoi, une fois de plus, nous reconnaissons les effets de la colonialité du savoir.

Ce philosophe, qui est aussi un théologien, a produit, conjointement avec des penseuses et penseurs comme Scannone, la philosophie de la libération, laquelle doit autant à sa démarche chrétienne qu’à son investigation des spécificités de la philosophie latino-américaine.

À l’origine du projet Modernité/Colonialité, dans les années 1990, avec des intellectuel-le-s tels que Aníbal Quijano et Walter Mignolo, Dussel a remis en question l’idée de la « Découverte » comme « Rencontre », lancée par l’intellectuel mexicain León Portilla à l’époque du cinquième centenaire du débarquement de Colomb. Sa propre conception fait apparaître la Conquête comme un processus d’occultation. 1492. L’occultation de l’Amérique est un livre qui a fait date dans l’histoire intellectuelle du continent parce que l’auteur y expose, pour la première fois, son idée d’un ethos moderne occidental fondé sur la conquête et l’anéantissement de l’Autre à des fins personnelles et parce qu’il montre que ce processus est un moment d’un autre, plus vaste : le discours que la modernité crée sur elle-même.

Son attention aux fondements épistémiques qui se mettent en place avec la colonisation s’inscrit dans une réflexion critique sur l’eurocentrisme et sur la dépendance de « l’Amérique latine » vis-à-vis de l’Occident. Parti d’un engagement radical auprès des pauvres qui passait par la volonté d’une révolution sociale, marchant sur les traces des philosophes Sebastián Salazar Bondy et Leopoldo Zea, qui cherchaient à établir les fondements d’une philosophie latino-américaine, il a fini par abandonner ce projet trop lié à une modernité qu’il remettrait plus tard en question de façon radicale. En formulant sa philosophie de la libération, il interroge « l’ontologie monologique » de la modernité et invente l’analectique comme nouvelle méthode de pensée critique intégrale de la réalité humaine.

On trouve chez lui à la fois une théologie de la libération, qui s’inscrit dans son expérience de chrétien dans l’Argentine des années 1950, une philosophie de la libération, et une théorie politique et éthique de la libération. Son œuvre, très variée, rend compte de ces trois dimensions. L’approche a ceci de remarquable : sa cohérence, l’effort constant pour lier théologie de la libération, philosophie de la libération et pratique politique de libération. Il est, dans le courant décolonial, celui chez qui cette exigence a été le plus aboutie, car ce grand lecteur de Marx, des Grundrisse en particulier, qui n’est pas marxiste, essaie de penser le plus radicalement possible la notion de praxis.

La politique a toujours été au centre des préoccupations de Dussel. Dès les années 1970, il disait que la politique est la première philosophie. Comme Ernesto Laclau, il a connu le populisme péroniste, une expérience marquante pour les intellectuel-le-s de son époque, mais a très tôt visé un au-delà du péronisme. Cette détermination et son courage par rapport à ses engagements l’ont amené à quitter l’Argentine lors de la dictature de Videla et à s’exiler au Mexique, où il vit toujours aujourd’hui.

Très tôt, il a voulu penser au-delà des catégories de classe, inclure d’autres catégories pour être en phase avec les mouvements de libération de son temps et penser les fondements de luttes pour l’hégémonie. Parmi les écrits politiques de Dussel les plus éclairants, nous trouvons les 20 thèses publiées en 2006, après cet événement extraordinaire que fut l’élection d’un président indien en Bolivie. Il reprend dans ce travail une idée dont il est familier, celle de la corruption des élites nationales latino-américaines. Ces dernières ne peuvent pas exercer le pouvoir de façon démocratique car leur rôle, depuis la colonisation,  consiste à être le relais des métropoles coloniales puis néo-coloniales. Et il envisageait à l’époque d’événements comme l’élection de Luiz Inácio Lula au Brésil ou de Evo Morales en Bolivie, l’auto-organisation des mouvements indiens, ou encore la venue de gouvernements de gauche, comme un signe : le moment était venu d’élaborer une théorie politique latino-américaine. Une position qu’il maintient aujourd’hui, malgré les défaillances des gouvernements en question. Pour lui, l’approche est nouvelle et repose sur des bases différentes. Cette théorie, il la voit comme une ré-élaboration éthique, théorique et politique fondamentale de la pensée de gauche. Dans un texte écrit à Annenecuilco (lieu de naissance d’Emiliano Zapata), il écrivait :

Ce qui s’annonce est une nouvelle civilisation transmoderne, et donc transcapitaliste, au-delà du libéralisme et du socialisme réel, où le pouvoir était domination, et la politique, un simple exercice de la domination. (Dussel, 2006)

Il faudra voir, dans une « Amérique latine » où disparaissent peu à peu, souvent dans la violence, les gouvernements progressistes, quel tour prendra sa réflexion.

Dans ses 20 thèses, il analyse l’état du champ politique au Mexique et ailleurs, et définit les concepts de pouvoir, de peuple et d’hégémon, posant les bases d’une praxis de libération à même de transformer la société. Il se demande comment unifier ce qu’il nomme la « communauté politique » et reprend le concept de peuple de Chantal Mouffe et Laclau. Il en fait ce qui surgit au moment où se forme un « hégémon » rebelle. C’est dans l’échange d’informations, le dialogue, la traduction et le partage de praxis militante que se constitue cet hégémon analogique, lorsque les intérêts particuliers arrivent à faire bloc dans le mouvement de l’action. Le peuple, pour Enrique Dussel, n’est pas un sujet mais un acteur, la coalition des opprimé-e-s et des exclu-e-s. Il revient sur le concept de pouvoir, au sujet duquel il remarque qu’il est d’abord volonté (on notera l’influence du Paul Ricoeur de Lectures 1). Le pouvoir, c’est ce que le peuple récupère dans les moments où il apparaît. Son concept de poder obediencial est directement inspiré par celui de mandar obedeciendo des zapatistes. Son approche se veut « réaliste », éloignée des divagations idéalistes des anarchistes ou de certains mouvements contemporains et de leur critique de l’État. Elle met l’État et les institutions au centre du programme révolutionnaire, l’idée restant de s’emparer des institutions pour les transformer; ce qui n’est pas neuf.

Que l’on partage ou non son point de vue sur la question de l’État et la légèreté avec laquelle il expédie les expériences libertaires du XXe siècle (libertaires dont l’anticléricalisme lui est sans doute insupportable, bien que les anarchistes aient beaucoup puisé dans expérience christique), on est frappé par la cohérence de sa logique qui fait de l’extériorité le fondement de la méthode analectique, l’élément permettant la transformation révolutionnaire : la révolution n’est pas un processus dialectique dans lequel la totalité contradictoire évolue vers la résolution des contradictions mais un moment qui se produit de l’extérieur de cette totalité puisque ce sont les exclu-e-s et les victimes qui s’y manifestent, faisant intrusion dans un champ où ils et elles n’avaient pas de place.

Un peu plus tard, en 2009, dans sa Politique de la libération, il reprend ces propos et développe une critique de l’apport de Ernesto Laclau qu’il articule à sa philosophie de la libération. Comme Ernesto Laclau, il met en question la validité de l’approche marxiste mais, à la différence de son compatriote, ne finit pas par faire du monde politique le lieu de la contingence absolue. Ernesto Laclau essayait de prendre acte, avec l’émergence de nouveaux sujets et l’échec de la vision marxiste de l’histoire, de l’échec de la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire. Dussel, lui, propose une autre vision du politique qui n’est pas radicalement contingente et garde l’idée d’un sujet révolutionnaire ou, pour le moins, insurrectionnel. Chez lui, comme chez Ernesto Laclau, les sujets cessent d’avoir une identité préétablie, car celle-ci surgit dans le combat. Et s’il pense que dans la cartographie des relations sociales, aucune n’est déterminante, il n’accepte pas l’idée d’absence de fondement du politique, ce qui l’amène à critiquer les présupposés de logiques politiques autonomes, libres de toute détermination et logique matérielle propres à Ernesto Laclau. Pour lui, une politique ne peut rassembler que si elle est au service de la vie. Alors que Ernesto Laclau ne voit pas de détermination ultime dans le socio-économique et considère la politique comme une tentative de donner du sens à ce qui n’en a pas, Dussel, lui, voit la politique comme ce qui est lié de façon radicale à la vie et à la survie, la condition de possibilité pour l’hégémonie étant donc la possibilité de vivre pour les opprimé-e-s. Selon Dussel, Laclau vide la politique de son sens.

Enfin, contrairement à Ernesto Laclau qui défait ontologie et métaphysique, il s’intéresse à l’ontologie et à la métaphysique, toutes deux marquées par la prépondérance du politique. Il propose une historicisation de l’ontologie vue par Ernesto Laclau. En effet, l’ontologie ne surgit pas de rien, remarque-t-il, elle s’enracine dans la domination, et, l’histoire du monde étant coloniale, l’ontologie ne peut qu’être eurocentrée, une des manifestations de la domination de l’Europe sur le reste du monde. Seul existe le centre, la périphérie, l’Amérique, puis les autres colonies, ne sont pas. L’Autre représente l’extériorité au système à la totalité. Or, si tout système tend à la totalisation, il n’y parvient pas. Nous retrouvons-là cette extériorité qui ouvre la voie à autre chose que la domination et l’écrasement, ce qui permet le changement politique.

Enrique Dussel, à l’égal d’Aníbal Quijano, est un des penseurs et penseuses dont la perspective a renouvelé la pensée critique en « Amérique latine ».

Références

Pour l’œuvre monumentale qui est la sienne, nous renvoyons les lectrices et lecteurs au site personnel d’Enrique Dussel. Extrêmement riche, exceptionnel, il propose des textes dans diverses langues.

https://enriquedussel.com/

Dussel, Enrique. 1992. 1492. L’occultation de l’autre. Paris : Les Éditions Ouvrières.

Dussel, Enrique. 2006. 20 Tesis de política. México : Siglo XXI Editores.
https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/56.20_Tesis_de_politica.pdf

Dussel, Enrique. 2009. Política de la liberación. Volumen II. La arquitectónica. Madrid : Editorial Trotta.
https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/61.Politica_liberacion_arquitectonica_Vol2.pdf

León Portilla, Miguel. 1950. Visión de los vencidos : relaciones indígenas de la Conquista. Mexico : Universidad Autonoma de México.

Mouffe, Chantal. 1994. Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle. Paris : La Découverte/MAUSS.

Ricoeur, Paul. 1999. Lectures 1. Autour du politique. Paris : Seuil.

Salazar Bondy, Sebastián. 2017. « 6 artículos sobre Lima ». Vallejo & Co. Consulté le 11 novembre 2019.
http://www.vallejoandcompany.com/6-articulos-sobre-lima-de-sebastian-salazar-bondy/

Scannone, Juan Carlos. 2017. « Irrupción del pobre, quehacer filosófico y lógica de la gratuidad ». Pensamiento : Revista  de investigación e Información filosófica 73 (278) : 1115-1150.
https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=6273391

Tarragoni, Federico. 2017. « Le peuple selon Ernesto Laclau ». La Vie des idées. Consulté le 11 novembre 2019.
http://www.laviedesidees.fr/Le-peuple-selon-Ernesto-Laclau.html

Zea, Leopold. 1958. « L’Amérique hispanique et le monde occidental ». Revue Esprit.
https://esprit.presse.fr/article/zea-leopold/l-amerique-hispanique-et-le-monde-occidental-30979

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