27 Dépendance (théorie)

Claudia Bourguignon Rougier

La théorie de la dépendance est un courant latino-américain d’économistes et de sociologues qui ont remis en question le dogme de la croissance et du développement. On sait qu’à partir des années 1950, l’idée d’un sous-développement des anciennes colonies (Amérique, Afrique, Inde et Sud-Est asiatique) s’est imposée dans le monde. C’était un des volets du dogme du développement porté par des ingénieur-e-s expert-e-s ainsi que par des organisations internationales. Cette vision qui, de fait, permettait à l’Occident de garder un certain contrôle sur les anciennes colonies au moment où elles commençaient à leur échapper, vendait le projet d’un développement de type européen aux pays dits sous-développés : ils pourraient, avec une politique de croissance adaptée, accéder, comme les pays occidentaux, à l’abondance. Très tôt, des intellectuel-le-s latino-américain-e-s, qui étaient aussi parfois des militant-e-s, ont critiqué cette vision en montrant que le sous-développement était structurel et que les pays « développés » en avaient besoin pour leur propre croissance et expansion.

Mais cette critique passa par plusieurs phases, la première étant caractérisée par l’optimisme de ces auteurs et autrices et leur croyance que les pays latino-américains pouvaient accéder au développement. Certain-e-s représentant-e-s de la théorie de la dépendance s’impliquèrent dans les projets d’industrialisation, entre autres, à travers la CEPAL (Commission économique pour l’Amérique latine) et étudièrent les processus d’Industrialisation par Substitution des Importations (ISI). Dans ce cadre, l’Argentin Raúl Prebisch et d’autres intellectuel-le-s, marqué-e-s par le structuralisme émergent et qui travaillaient avec la CEPAL, commencèrent à analyser les entraves au développement. C’est Raúl Prebisch qui aurait recours le premier à la notion de centre/périphérie. Ces auteurs et autrices voyaient les asymétries existantes, savaient que les économies traditionnelles dégageaient une faible valeur ajoutée et que la structure industrielle était hétérogène. Mais dans « l’Amérique latine » du début des années 1950, l’idée que la bourgeoisie et l’industrialisation pourraient jouer un rôle vertueux dans la formation de véritables économies nationales l’emportait. C’était le cas même dans les milieux marxistes orthodoxes (puisqu’en vertu d’une vision étapiste alors indiscutable, avant la phase socialiste, il fallait passer d’une société semi-féodale à une société capitaliste). Il fallait répéter dans un autre espace l’histoire industrielle européenne et rattraper le temps perdu.

Dans les années 1960, le peu de résultats de l’ISI entama ce bel enthousiasme. Un autre courant apparut au sein de la théorie de la dépendance, ce qui deviendrait la théorie marxiste de la dépendance (TMD) dont les représentant-e-s les plus connu-e-s sont Theotonio Dos Santos, Vania Bambirra, Orlando Caputo, André Gunder Frank et Ruy Mauro Marini. Ces auteurs et cette autrice observèrent qu’avec l’expansion du mode de production capitaliste dans les pays périphériques, les différences entre centre et périphérie avaient en fait tendance à se renforcer :

(…) la dépendance est comprise comme une relation de subordination entre les nations formellement indépendantes, un cadre dans lequel les relations de production des nations subordonnées sont modifiées ou recréées pour assurer la reproduction étendue de la dépendance. Le fruit de la dépendance ne peut être que plus de dépendance. (Marini, 1972 : 37)

La tendance marxiste de la dépendance émane d’une gauche différente, qui ne pense pas comme les partis communistes locaux. Ainsi que nous le remarquions plus haut, les cinq intellectuel-le-s soutenaient en fait le modèle proposé par la CEPAL. Ils et elle voyaient l’« Amérique latine » comme un ensemble de sociétés sous-développées auxquelles manquait une révolution bourgeoise.

Un auteur comme Marini développerait des concepts particulièrement pertinents dans ce qui constitue finalement une nouvelle Critique de l’Économie Politique versus Amérique latine. Il inventerait par exemple les concepts de surimpérialisme et surexploitation, que l’on pourrait articuler à ceux de colonialisme interne et de colonialisme intellectuel.

L’une des différences les plus importantes entre les penseurs et penseuses structuralistes de la dépendance et la TMD tient à la question du sous-développement de la périphérie et de son lien avec le centre. Seul-e-s les second-e-s font une lecture historique des conditions différentielles dans lesquelles la périphérie est intégrée dans un système global.

Un penseur qui a eu une influence importante dans ce courant, mais qui n’est pas latino-américain, est l’Allemand André Gunder Frank. Il serait peut-être excessif de lui accorder, comme le font plusieurs spécialistes anglo-saxon-ne-s, un rôle déterminant dans la théorie, mais on ne saurait nier qu’il a popularisé une idée fondatrice, celle d’un « développement du sous-développement ». Il a également, dès 1967, dénoncé une façon de penser erronée. Il s’est attaqué précisément à l’ethnocentrisme qui faisait de l’« Amérique latine » un continent dans une phase antérieure du développement. Il montra que cela tenait à l’application mécanique d’un modèle européen à des pays dont l’histoire relevait de tout autres paramètres. Dans l’historique qu’il fait de la dépendance Amérique latine/Occident, on trouve déjà des idées essentielles à la perspective décoloniale : il déconstruit donc l’idée de l’Amérique comme passé de l’Europe ou de l’Occident, faisant du sous-développement quelque chose qui se produit avec la Conquête et qui se maintient jusqu’à nos jours. Ce sous-développement apparaît donc comme le fruit d’une histoire qui est aussi celle du capitalisme, pas seulement parce que s’y réalise la fameuse phase d’accumulation primitive mais aussi parce que s’y mettent en place les conditions d’un rapport aussi asymétrique que structurel.

Cette position explique les distances que prit Gunder Frank avec les représentant-e-s structuralistes du courant, pour lesquel-le-s le développement de l’« Amérique latine » ne pouvait pas se faire sans « l’aide » occidentale. Il voyait-là une chimère et affirmait que la vraie urgence, c’était de se détacher économiquement. Il est remarquable de voir que l’idée de détachement émerge dans le domaine de la pensée critique économique avant de réapparaître, vingt ans plus tard, en épistémologie avec Walter Mignolo. La fin tragique de l’expérience chilienne, qui toucha personnellement Gunder Frank, démontra que ce projet de détachement n’était pas impossible économiquement mais politiquement.

Au Brésil, cette pensée de la dépendance a eu un dynamisme particulier avec des penseurs comme Theotonio Dos Santos ou Celso Furtado. Il y a d’ailleurs une correspondance chronologique entre la phase dictatoriale brésilienne des années 1960, qui précède d’une décennie les régimes militaires du Cône Sud et l’apparition de cette réflexion autochtone.

Pour Eduardo Restrepo et Axel Rojas, l’influence de ce courant sur le projet Modernité/Colonialité est passée par deux canaux. Deux des passeurs furent Enrique Dussel et Aníbal Quijano, l’un, parce que très proche de la théologie de la libération elle-même très liée à la théorie de la dépendance, l’autre, parce que marxiste et intéressé par la question des inégalités structurelles. André Gunder Frank et Immanuel Wallerstein publièrent ensemble des ouvrages portant sur la notion de crise et l’apparition de nouveaux mouvements sociaux et Immanuel Wallerstein a reconnu la dette de la théorie du système-monde envers la critique de la dépendance.

Pour Eduardo Restrepo et Axel Rojas, ce qui a retenu l’attention des auteurs décoloniaux et autrices décoloniales dans cette approche, c’est l’idée d’un système global d’inégalités structurelles qui organisent un rapport centre-périphérie, et celle que le sous-développement est lui aussi produit. Il pense que « l’opposition structurelle centre-périphérie qui configure le système global et qui devient le principe d’intelligibilité dans la théorie de la dépendance, se traduit dans le vocabulaire du courant décolonial en celui de modernité/colonialité ». Toujours d’après l’anthropologue colombien, la force du marxisme dans la pensée de la dépendance et l’idée de classe sociale n’ont pas été recyclées par le projet Modernité/Colonialité.

Arturo Escobar, au sein du mouvement décolonial, est de ceux et de celles qui ont le plus contribué à cette visée en déconstruisant l’idée de développement dans des ouvrages comme La invención del tercer mundo, El final del salvaje, ou s allá del desarrollo.

Le singulier n’est pas adapté pour parler de la théorie de la dépendance dans la mesure où un de ses versants est nettement marqué par le marxisme et par une visée révolutionnaire, l’autre tendance s’inscrivant plutôt dans une vision social-démocrate. Remarquons à ce propos que, dans l’approche du projet Modernité/Colonialité, on retrouvera quelque chose de cette divergence, qui est apparue par exemple dans les différentes façons d’appréhender la situation vénézuélienne ces dernières années.

Références

Bambira, Vania. 1977. Teoría de la dependencia: una anticrítica. México : Era México.

Caputo, Orlando. 2000. « La crisis actual de la economia chilena en los marcos de la globalizacion de la économía mundial ». Dans El ajuste estructural en América latina. Costos sociales y alternativas. Sous la direction de Emir Sader et Irma Manrique Campos, 99-136. Buenos Aires : Clacso.

 

Dos Santos, Theotonio. 1969. « La crise de la théorie du développement et les relations de dépendance en Amérique latine ». L’Homme et la société, Sociologie et tiers-monde (12) : 43-68.
https://doi.org/10.3406/homso.1969.1204

Furtado, Celso. 1972. « Sous-développement, dépendance : une hypothèse globale ». Tiers-Monde 13 (52) : 697-702.
https://doi.org/10.3406/tiers.1972.1879

Marini, Ruy Mauro. 1972. « Dialéctica de la dependencia ». Sociedad y dependencia : 35-51.
http://www.marini-escritos.unam.mx/pdf/024_dialectica_dependencia_1972b.pdf

Martins, Carlos Eduardo. 2013. « El pensamiento de Ruy Mauro Marini y su actualidad para las ciencias sociales ». Argumentos 26 (72) : 31-54.
http://www.scielo.org.mx/pdf/argu/v26n72/v26n72a3.pdf

Passadéos, Chrostos, et André Gunder Frank. 1972. « Le développement du sous-développement. L’Amérique latine ». Tiers-Monde 13 (51) : 675-677.
www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1972_num_13_51_5716_t1_0675_0000_3

Peixoto, Antonio Carlos. 1977. « La théorie de la dépendance : bilan critique ». Revue française de science politique 27 (4-5) : 601-629.
https://doi.org/10.3406/rfsp.1977.393739

Prebisch, Raúl. 2012. El desarrollo economico de America latina y algunos de sus principales problemas. México : Cepal.
https://repositorio.cepal.org/bitstream/handle/11362/40010/4/prebisch_desarrollo_problemas.pdf

Restrepo, Eduardo, et Axel Rojas. 2010. La  Inflexión decolonial. Popayán : Instituto Pensar.

Slipak, Ariel M.. 2016. « Ruy Mauro Marini, un imprescindible para el debate latinoamericano ». Cuestiones de Sociología (14).
https://www.cuestionessociologia.fahce.unlp.edu.ar/article/view/CSn14a07

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