20 Colonialité de l’être

Claudia Bourguignon Rougier

D’abord proposé par le sémioticien Walter Mignolo, le concept de colonialité de l’être est repris par le philosophe portoricain Nelson Maldonado-Torres. Pour Norman Ajari, ce concept est central parce qu’il montre que la colonisation a « pour condition de possibilité un rapport particulier au monde, aux autres et à l’histoire ». Pour Damián Pachón Soto, il synthétise celui de savoir et de pouvoir, vu l’importance du racisme.

Enrique Dussel fut le premier à entrevoir la colonialité de l’être, en pointant le lien qui unissait entreprises coloniales et subjectivité, mais c’est Nelson Maldonado-Torres qui l’a posé expressément :

Si la colonialité du pouvoir renvoie à la relation entre les formes modernes d’exploitation et de domination, et la colonialité du savoir, au rôle de l’épistémologie et des taches relatives à la production de connaissance dans la reproduction de régimes de pensée coloniaux, la colonialité de l’être, elle, se réfère à l’expérience vécue de la colonisation et à son impact dans le langage. (Maldonado-Torres, 2007 : 130)

Pour Nelson Maldonado-Torres(2014), « L’émergence du concept de colonialité de l’être répond donc à la nécessité de clarifier l’influence de la colonisation sur l’expérience vécue, pas seulement sur les représentations des sujets subalternes », car les effets concernent autant les sujets dominants que les habitant-e-s du côté obscur, l’infériorisation des subalternes et les divers degrés de déshumanisation qu’elle implique pouvant être considérés comme une caractéristique de la colonialité de l’être.

Dans son essai Sur la colonialité de l’être. Contribution au développement d’un concept, le philosophe portoricain revient sur le concept afin de construire sa généalogie, faisant un détour par l’ontologie de Martin Heidegger. Il reprend le questionnement de Martin Heidegger sur l’être-là, le Dasein, qu’il faut élucider. Martin Heidegger a une conception de la mort comme facteur individualisant singulier, lié au fait que personne ne peut être remplacé dans sa mort. C’est ce qui rend possible une authenticité propre, et une authenticité collective grâce à la figure du leader dans lequel le « un » s’incarne. Il appartiendrait à Emmanuel Levinas de montrer que cette connexion authenticité propre/authenticité collective révèle un lien essentiel entre ontologie et pouvoir. Et Nelson Maldonado-Torres reviendra sur l’analyse d’Emmanuel Levinas, insistant sur les apports de sa critique, et sur la place qu’elle fait à la figure de l’autre.

Mais si Emmanuel Levinas part de l’expérience de l’antisémitisme, Nelson Maldonado-Torres, lui, part de la violence subie par les peuples autochtones avec la colonisation espagnole. Cette même violence que Enrique Dussel analyse, lorsque, partant du postulat d’Emmanuel Levinas, il mettra en évidence la connexion entre l’être et les expériences coloniales et les dotera d’un historicité liée à la formation du système-monde moderne/colonial. Dans cette perspective, la formation d’une subjectivité nouvelle, celle du Conquistador, de l’ego conquiro, est fondatrice. Nelson Maldonado-Torres reprendra cette idée d’ego conquiro, et la développera avec la notion de « non éthique de la guerre », en s’appuyant sur l’approche de Frantz Fanon. La non éthique de la guerre, c’est le pouvoir de tuer, piller, violer, qui passe du statut d’exceptionnalité à celui de règle, qui naturalise la relation létale. Le racisme s’insère dans ce moment liminal, lorsqu’il s’agit de dire l’autre après s’être contenté de le dominer. Et le philosophe portoricain montre que si Enrique Dussel a mis en évidence la dimension historique de la colonialité de l’être, Frantz Fanon lui donne sa dimension vécue, en rapport avec l’expérience du racisme. Pour Emmanuel Levinas, le point de départ c’est un moment a-historique, la constitution de la subjectivité dans son rapport avec l’autre. Pour Nelson Maldonado-Torres, c’est ce que Frantz Fanon a théorisé : le trauma de la rencontre entre un sujet racialisé et l’autre impérial, le : «  Regarde, un Nègre! ». « Les Noirs et les colonisés deviennent des points de départ radicaux pour toute réflexion sur la colonialité de l’être » (Maldonado-Torres, 2007), leur expérience de misère et de mort les condamnant à la déshumanisation. Cette expérience vécue de la subalternité coloniale, de la différence coloniale est fondamentale : « Le Damné est pour la colonialité de l’être ce que le Dasein est pour l’ontologie fondamentale » (ibid.).

Références

Ajari, Norman. 2016. « Réflexions polémiques sur la colonialité de l’être ». Revue d’études décoloniales (1).
https://uneboiteaoutils421009254.files.wordpress.com/2021/11/c.e.pdf

Maldonado-Torres, Nelson. 2007. « Sobre la colonialidad del ser : contribuciones al desarrollo de un concepto ». Dans El giro decolonial. Sous la direction de Santiago Castro Gómez et Ramón Grosfoguel, 127-167. Bogotá : Siglo del Hombre.

Maldonado-Torres, Nelson. 2014. Traduction française. « À propos de la colonialité de l’être. Contribution à l’élaboration d’un concept ». Dans Penser l’envers obscur de la modernité : une anthologie de la pensée décoloniale latino-américaine. Sous la direction de Claude Bourguignon Rougier, Philippe Colin et Ramón Grosfoguel. Limoges : Pulim.

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