39 Leila X.

Geneviève Dufour

L’après-midi montrait ses rayons alors que je pénétrai dans l’endroit le plus canadien au monde : un restaurant Tim Horton. Leila était assise au fond de la pièce, manifestement en avance. Elle m’expliqua plus tard que les Marocains n’ont pas une notion du temps aussi rigide que la nôtre, ils sont rarement stressés et beaucoup moins structurés que nous.

 Ici je fais exprès d’arriver en avance, parce que sinon je sais que j’arriverais en retard. Arriver à l’heure, c’est impossible! Si tu donnes un rendez-vous au Maroc à 14 heures, attends-toi à rencontrer la personne vers 16 heures.

Elle riait presque aux larmes, elle était belle à voir. Malgré la neige qui tombait dehors, il était difficile de ne pas sentir la chaleur du soleil marocain à la vue de cette femme si resplendissante de beauté et d’authenticité. Elle s’exprimait avec des mots typiquement québécois, elle disait « j’capote », « une piastre », « un chum » et le verbe « pogner », tout en arborant un accent nord-africain charmant. Un café et quelques anecdotes plus tard, j’en avais beaucoup appris sur une personne pleine de vie, de positif, de belles valeurs et au bonheur facile.

Son parcours

Leila naquit et vécut à Rabat, la capitale marocaine, durant 18 belles années qui restent pour elle un bon souvenir. Elle passa ses années d’études à s’instruire et à apprendre l’arabe, le français, l’anglais et l’espagnol au lycée français privé de sa ville, entourée de sa famille dans une maison près de la plage. Son père était un avant-gardiste, un homme très instruit qui voulait transmettre à ses enfants le visage du Maroc moderne. Elle rencontra son futur mari au Maroc, sortit avec lui et partit poursuivre ses études en France à l’âge de 18 ans. Elle en avait 21 lorsque son école française proposa à quatre de ses étudiants d’aller étudier en Amérique. Leila décida alors sur un coup de tête de poser sa candidature pour aller au Québec, endroit qu’elle savait francophone et accueillant. C’est ainsi qu’elle atterrit sur le campus de l’Université Laval en 1995 pour y faire son MBA et, plus tard, son doctorat.

Quand j’suis arrivée ici j’étais sur le party tout le temps, le troisième jour où j’étais ici j’étais au bar le Cactus, après je me retrouvais au Paladium, je me disais ça y est, j’suis au paradis!

Ses premiers mois à Québec se passèrent à merveille, son intégration se fit grâce aux nombreuses fêtes organisées par ses collègues universitaires et grâce à plusieurs soirées bien arrosées. Elle put donc facilement se créer un réseau d’amis et apprivoiser sa nouvelle vie de fil en aiguille. Elle se trouva facilement un premier emploi après ses études et décida de rester au Québec définitivement, accompagnée de son mari. Ce dernier, contrairement à sa femme, trouva l’immigration plus difficile, comme s’il ne s’était jamais réellement installé ici, comme si son esprit vagabondait toujours un peu au Maroc, même encore aujourd’hui après 22 ans de vie canadienne. Leila pense que l’intégration au Québec est beaucoup plus facile pour les femmes arabes que pour les hommes.

Quelques années après leur installation définitive à Québec naissaient leurs deux enfants, aujourd’hui adolescents, qui se considèrent purement Québécois malgré leurs origines arabes.

Sa vision du Québec

Leila dit aimer les Québécois parce qu’ils sont sympathiques, toujours gentils, respectueux et qu’ils ont de bonnes valeurs. En arrivant ici, elle a beaucoup aimé le fait que chaque personne, qu’elle soit homme ou femme, part avec les mêmes chances dans la vie, surtout au niveau professionnel, car au Maroc les hommes partent souvent avec une longueur d’avance. Elle adore notre vision capitaliste de l’effort menant au succès, qu’elle considère juste, et apprécie du même coup notre rigueur à l’ouvrage et à la performance, deux concepts qui n’ont pas du tout la même importance chez elle et qui pourtant la stimulent beaucoup.

Malgré qu’elle se sente totalement chez elle au Québec, il lui arrive de s’ennuyer de l’aspect communautaire typiquement marocain qu’elle ne retrouve pas ici. D’ailleurs, elle dit écouter de la musique arabe par pure nostalgie alors qu’elle ne l’écoutait même pas au Maroc. Elle décrit haut et fort son pays comme un endroit coloré où tout le monde s’entraide, se parle toujours, se partage tout, bref un endroit où l’individualisme n’existe tout simplement pas. Ce qui compte pour les Marocains, c’est l’ambiance, la vibe. Tout au long de notre rencontre, Leila me raconta avec passion les accolades avec les amis, la famille et les voisins, les ingrédients partagés entre les maisons et même les repas avec de purs inconnus rencontrés dans la rue. Cette tendance à toucher les gens est typiquement méditerranéenne et est très dure à gérer à Québec, car on entre dans la bulle des gens.

Je pense que tous les Maghrébins trouvent ça dur l’idée du « chacun pour soi », parce qu’ici tu ne peux pas toujours compter sur quelqu’un. Au Maroc, tout le monde se mêle de la vie de tout le monde et on aime ça.

Selon elle, un autre aspect plus difficile de la vie au Québec est définitivement la température hivernale.

Ici, c’est comme un frigo! On ouvre la porte de la maison, on dit hein! On dirait la porte du frigo!.

Heureusement, même si elle dit ne pas arriver à s’habituer au froid intense, la femme prend le tout à la légère et en profite pour rire, comme toujours.

Ses opinions

Quand vint le temps de parler de religion, Leila n’hésita pas à m’expliquer sa vision des choses, elle qui se dit musulmane non-pratiquante.

Moi je ne prends que les bonnes choses, ce qui m’intéresse je le prends, ce qui ne m’intéresse pas je ne le prends pas.

Ça vaut aussi pour la religion. Elle dit adhérer à l’islam dans ses valeurs profondes, par exemple l’amour et le partage, et se sent très connectée spirituellement à son Dieu, mais n’ira pas jusqu’à faire les prières quotidiennes, ne s’empêchera pas de boire de l’alcool ni de manger de la viande de porc. Elle résume sa pensée en deux phrases qui décrivent bien sa mentalité.

Il faut enlever les barrières. J’ai décidé de prendre une autre formule, la formule enjoy it!.

De plus, la femme se dit heureuse de ne jamais avoir vécu ni de racisme, ni de commentaires déplacés, ni même de regards désobligeants à Québec. Au contraire, les gens sont souvent tout simplement curieux de savoir d’où elle vient et lui posent des questions sur ses origines.

Sur le même sujet, elle croit que le port du voile au Québec n’a pas sa place, peu importe sa forme, car elle le perçoit comme une diminution du statut de la femme et comme un frein visuel à l’intégration à la société canadienne et au marché du travail. Selon elle, toutes les convictions peuvent être repositionnées dans la vie, rien n’est coulé dans le béton et l’éducation peut mener à cette révolution religieuse, car elle permet un recul que les gens moins éduqués ont peut-être moins : « Quand on aime les gens, d’où qu’ils soient, on s’intègre avec eux dans l’harmonie ».

À ce propos, elle croit que la meilleure façon pour les nouveaux arrivants de s’intégrer au peuple québécois est d’enlever leurs signes ostentatoires, de sortir de chez eux, de ne pas se ghettoïser dans les communautés ethniques déjà établies, donc de ne pas s’isoler. La pire chose à faire selon elle est également de toujours rester nostalgique de son pays, car il nous retient constamment dans le passé. Surtout, elle ne veut pas que les gens craignent de s’intégrer à leur pays d’accueil par peur de perdre leur identité, même si elle comprend bien que cela puisse être un grand dilemme intérieur. Lorsque je lui demandai quelle était son identité personnelle, elle me répondit qu’elle se considérait tout simplement comme une Marocaine vivant au Québec et élevant des enfants québécois même si nés de père et de mère marocains. Par contre, elle sait que si elle posait la même question à ses enfants, ils répondraient qu’ils sont Québécois d’origine marocaine, point final. Cela crée un sujet sensible chez eux puisque leurs traits arabes les font passer pour des étrangers et qu’ils se font demander d’où ils viennent, même s’ils n’ont jamais vécu au Maroc. Dans certaines situations, Leila doit les aider à se positionner par rapport à leur identité, mais cela se fait bien tranquillement.

Après plus d’une heure de discussion, il fallait déjà nous séparer. J’avais été transportée dans l’univers éclaté de Leila et je ne voulais plus en sortir. Bien entendu, elle m’invita à visiter le Maroc et me dit que sa famille était prête à m’accueillir n’importe quand. Je quittai, le sourire aux lèvres et la tête pleine de nouvelles réflexions.

Plage de Rabat. Crédit : Leila X.

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