8 Titrit X.
Thao Tran
Née dans une ville non loin de Casablanca, Titrit vient d’une grande famille de onze enfants, dont huit filles. Elle entama des études en droit, mais sentait que quelque chose lui manquait. Se sentant étouffée par la ville et les traditions, elle rêvait de quitter le pays pour finir ses études, mais surtout pour voir ce que le monde lui réservait.
Ébauche du projet
Le fait que son conjoint ait la chance de voyager grâce à son emploi attisa la flamme qu’elle avait en elle de vivre d’autres aventures. C’est ainsi qu’elle se laissa tenter par le Québec. Son conjoint lui avait parlé du bel accueil qu’il avait reçu des résidents, ainsi que de leur gentillesse. Plusieurs autres facteurs eurent un effet favorable sur le choix de cette province : le conjoint de Titrit partageait le même désir qu’elle de quitter le Maroc. Aussi, le Québec avait une politique d’immigration souple.
Quand elle annonça à sa famille son intention de partir, ses parents eurent de compréhensibles réticences. Ils auraient préféré l’Europe, puisque c’est beaucoup moins loin. De plus, elle était la première de la famille à s’installer dans un autre pays. En réalité, ses parents savaient qu’ils ne pouvaient la retenir et comprenaient pourquoi plusieurs jeunes désiraient quitter le pays pour finir leurs études et améliorer leur destin. Après plusieurs questions et discussions, elle resta ferme et garda son idée : elle allait déménager au Canada.
Montréal, Québec
Nul besoin de rappeler qu’en février, au Canada, il y a de la neige, mais ce fait n’est pas nécessairement évident pour un immigrant venant d’un pays où il fait chaud toute l’année. C’est pourquoi elle se souviendra toujours du moment où elle mit les pieds sur le sol québécois, puisqu’elle était seulement chaussée de… sandales! Son conjoint, qui avait pu s’installer dans la métropole en premier, avait oublié de l’avertir de se chausser convenablement.
Les premiers mois furent très excitants. Titrit sentait maintenant que sa vie allait changer pour de bon avec l’obtention de son futur diplôme, d’un emploi et d’un nouvel environnement, bref, elle sentait que des ailes lui poussaient dans le dos. Malgré toute cette excitation, le stress ne pouvait s’empêcher de l’envahir et la réalité ne tarda pas à la rattraper. Elle commença à sentir la lourdeur de la solitude, malgré la présence de son mari. Comment ne pas se sentir seule quand on se retrouve dans un autre pays, loin de la famille et des amis, et que le mari doit quitter la maison tous les jours pour aller travailler? De plus, ses voisins ne parlaient pas français, ce qui augmentait son sentiment d’isolement. Par ailleurs, c’est pendant ces quelques années à Montréal qu’elle fut confrontée à des valeurs différentes de ce qu’elle avait l’habitude de voir. Elle aurait aimé pouvoir jaser et établir des liens avec ses voisins, mais ces derniers retournaient très peu le bonjour. Elle remarqua très vite qu’on ne parle pas nécessairement aux gens qu’on croise sur la rue comme les Marocains le font. Elle commença à remettre en question son choix et sa décision de venir s’établir ici.
Avec le recul, Titrit comprit que les gens n’avaient pas nécessairement le temps, une valeur si importante dans la culture occidentale. Les gens sont pressés de prendre l’autobus, le métro, de se rendre au travail, etc. Au Maroc, elle ne sentait pas cette pression, mais elle avoue que les deux modes de vie sont très différents et qu’il est difficile de comparer, puisqu’au Maroc, il n’est pas nécessaire de prendre plusieurs autobus pour se rendre quelque part. Autre exemple, au Maroc, on prend le temps de faire chauffer le lait pour le café avant d’aller travailler, alors qu’au Québec, les gens ne prennent pas nécessairement le temps de le faire. Selon elle, « quand on résiste au changement, qu’il soit positif ou négatif, on ne fait qu’allonger le mal ».
Déceptions et doutes
Trois ans après son arrivée à Montréal, le mal avait été fait et Titrit ne se sentait plus bien. Elle fit des démarches pour retourner dans sa ville natale, auprès de ce qu’elle connaissait si bien. Cette réalité, elle n’était pas prête à l’affronter. Aujourd’hui, elle croit que son jeune âge et sa témérité expliquent pourquoi elle ne s’était pas mieux renseignée et préparée pour ce grand changement.
Elle se rendit compte que ses études faites au Maroc n’étaient pas reconnues ici. Ce fut une grande déception, puisqu’elle était venue ici pour faire un diplôme en droit. Ensuite, pour ce qui est des offres d’emploi, elle fit face à de nombreux refus en peu de temps. Titrit avait une expérience non négligeable en droit. Mais le seul emploi qu’elle se fit offrir était celui de percer du métal dans une usine. Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir comme une simple main-d’œuvre à bon marché. Elle avait peu de soutien d’organismes et se sentait peu valorisée dans ses choix. Elle aurait aimé être mieux guidée et conseillée par son agente d’immigration, mais elle n’avait personne, ni même son conjoint, puisque lui aussi tentait de survivre tant bien que mal à cette réalité.
Malgré les tentatives pour retourner dans son pays natal, l’envie de rester finit par l’emporter. Elle s’était déjà rendue trop loin pour tout abandonner et avait atteint un point de non-retour. De plus, une certaine pression invisible pesait sur elle : lorsqu’une personne quitte son pays pour s’établir à l’étranger, elle est perçue par les gens restés au pays comme un modèle de réussite. Retourner aurait donc été un aveu d’échec et un sujet de raillerie. Alors, elle ne pouvait pas se permettre de reculer.
L’épisode de Québec
Titrit déménagea dans la Capitale-Nationale avec son conjoint dans les années 90. Elle donna naissance à son premier enfant, une petite fille. Elle continua de s’adapter à la culture québécoise, mais ses épreuves s’alourdissaient. Au milieu de ses tourments, elle fit la rencontre bénéfique d’une précieuse amie qui lui offrit beaucoup de soutien, d’aide et de compassion. C’est finalement à Québec qu’elle s’est le mieux sentie. Elle eut trois autres enfants, qui lui donnèrent la force de continuer.
En élevant leurs enfants, il n’était pas question pour Titrit et son conjoint de leur imposer une quelconque culture, musulmane ou québécoise. Ses enfants font leurs propres expérimentations et feront ainsi leurs propres choix. Elle ne voulait en aucun cas que ses enfants se sentent différents des autres, car ils ne le sont pas. Malgré ses efforts, la société fait parfois preuve de préjugés, comme le fait d’avoir mis sa fille dans une classe d’accueil d’enfants immigrants à sa première journée de maternelle, malgré qu’elle soit québécoise. Le fait d’avoir un nom peu commun au Québec a été suffisant pour qu’on la caractérise comme une étrangère.
Heureusement, cela n’a pas duré bien longtemps, elle se dit bien chanceuse que ses enfants ne semblent pas ressentir les effets négatifs du poids de la société. Concernant le drame qui s’est déroulé à la mosquée de Québec en janvier dernier, elle a présenté la situation à ses enfants comme étant le fait d’un humain qui avait fait du mal à d’autres humains, en s’assurant de laisser de côté les différences religieuses. Elle ne voulait pas que ses enfants se sentent visés par ce geste haineux. Par ailleurs, un des souhaits les plus profonds de Titrit est qu’on apprenne aux enfants que les gens sont, à la base, tous pareils, peu importe leur origine, la couleur de leur peau, etc.
Différences et richesse
Cela va maintenant faire plus de 30 ans que Titrit est établie au Québec et, malgré les embûches, les remises en question, les refus, les regards, les commentaires, etc., elle ne peut parler de regret : « Je n’utiliserais pas ce mot, car chacun fait son propre chemin, mais le scénario n’aura pas été ce que je m’imaginais depuis le début ». Titrit mentionne le courage et la persévérance pour décrire le cheminement d’un immigrant. Elle aurait peut-être pu retourner à l’école finir ses études, mais elle ne regrette rien. Elle a de beaux et grands enfants en santé, une belle famille et une belle vie.
Si on fait le calcul, Titrit a passé plus de temps au Québec qu’au Maroc, ce qui lui a permis de prendre beaucoup de recul et de comprendre bien des choses par rapport à son cheminement et par rapport aux autres. Elle a vécu beaucoup de déceptions, mais sa plus grande déception fut de voir à quel point elle était une étrangère aux yeux de plusieurs Québécois. Les gens remarquent toutes les différences possibles comme l’alimentation, par exemple. Le fait de ne pas manger de porc ne fait pourtant pas d’elle une étrangère. Comme elle le fait remarquer, nous connaissons tous quelqu’un de végétarien et cela ne cause aucun problème! Pareillement, le fait d’être musulmane n’enlève rien à l’humaine qu’elle est.
Par ailleurs, elle croit que le concept « d’étranger » fait beaucoup de mal et qu’il semble y avoir un grand manque d’information. Il ne faut pas généraliser et il faut poser des questions pour mieux comprendre. Par exemple, plusieurs pensent qu’elle a immigré pour fuir la guerre ou pour avoir de meilleures conditions. Certes, l’idée d’avoir un meilleur salaire et une vie différente de ce qu’elle avait était en filigrane de son projet d’immigration, mais Titrit a déménagé, car elle était convaincue qu’elle pouvait aussi apporter quelque chose de plus à la culture occidentale. Elle croit aussi que ce sont nos petites différences individuelles qui font la richesse d’un peuple.
Message aux futurs immigrants
Titrit conseille aux futurs immigrants de s’informer le plus possible sur toutes les aspects possibles de la vie tels que la culture, l’emploi, la formation, les équivalences des diplômes, etc., pour ne pas être confrontés à une réalité trop bouleversante. Elle souhaiterait que les Québécois fassent preuve de compréhension et d’ouverture d’esprit envers les immigrants.