Une Villa Réflexive pour une grande cuisine

Marie Ménoret

« dans la Villa, ça pense, ça dépense, ça repense, ça croise, ça décroise, ça entrelace, ça mâtine; et ça donne et redonne à penser. Et, surtout, ça donne à voir ce qui se passe en cuisine. J’aime bien »

On trouve, quand on allume le poste moderne (oui : ceci est bien un jeu de mots, je suis de bonne humeur aujourd’hui) et qu’on se connecte sur la chaîne Hypotheses.org une initiative que j’aime bien. Je la suis très irrégulièrement mais ce que j’en ai saisi, grâce aux Twittos investi.e.s sur le chantier, ressemble à une alliance entre sensible et rationnel. Bien sûr, ladite alliance est aujourd’hui mieux entendue, pour ne pas dire devenue une évidence mais quand on aborde un public étudiant en lui rappelant qu’on peut (qu’on doit) faire de la théorie sans faire abstraction de sa propre sensibilité, c’est tempête néo-positiviste sous les crânes. Là, je cause quali.

Il faut dire que l’absence de réflexion méthodologique quasi systématique consacrée aux démarches qualitatives en France, est assez remarquable. Dans la tradition qui m’inspire, pour le meilleur et pour le pire, il est une systématisation de la démarche qui me semble, en l’état des recherches sur les méthodes, la plus aboutie sur le terrain du qualitatif. La Grounded Theory, car c’est elle, pose pour principe que ce sont les données qui sont à la base de la théorie, tandis que leur analyse produit les concepts sur lesquels la trame analytique est construite. Tout le monde dira que c’est évident, qu’on découvre l’eau tiède, que bla bla, etc., mais de là à suivre cette velléité, c’est une autre paire de manches. D’ailleurs, des collègues américains sont allés voir si ceux qui se réclament de la GT dans leurs écrits, sorte de sésame de solvabilité dans des chapitres ou paragraphes incontournables de méthodologie, l’explicitent tant dans leur démarche que dans leurs résultats. Ces observateurs se sont accordés sur le fait que bof, bof et que la plupart de ces études étaient plus descriptives qu’autre chose. Mais, d’ailleurs, c’est quoi cette idée de théorie en sociologie?

La theory, en américain c’est assurément quelque chose de différent de ce qu’en entend une perception française. La définition littérale de cette notion – le Robert donne 1) « ensemble d’idées, de concepts abstraits plus ou moins organisés » et 2) « construction intellectuelle méthodique de caractère hypothétique (au moins en certaines de ses parties) et synthétique » – reste encore très marquée par un héritage à la fois philosophique et positiviste. La sociologie française garde, la plupart du temps à son insu, cette déférence envers ce classicisme alors même qu’elle a contribué à remettre en cause la conception positiviste des sciences sociales. Alors même qu’elle a constaté en son cœur l’échec d’un grand nombre de théories issues de sociologies scientistes : marxiste, néo-marxiste, fonctionnaliste, structuraliste… Alors même que, selon la dénomination de Merton, elle sait fournir aujourd’hui plutôt des théories à moyenne portée. Alors même que la sociologie compréhensive et, hummm, quelques orientations contemporaines majeures des sciences sociales se sont éloignées d’une conception déterministe de la vie sociale et ont réhabilité l’individu en insistant sur son autonomie et sur sa capacité à modifier le cours des événements.

N’empêche que. Les définitions les plus répandues de la théorie proviennent du positivisme. Elles considèrent la théorie comme une opération de rapports entre des concepts abstraits qui couvriraient un grand choix d’observations empiriques. Les concepts théoriques y sont des variables opératoires censés mettre à l’épreuve des hypothèses par des expériences réplicables de manière empirique. « La » théorie positiviste cherche des causes, favorise des explications déterminées et souligne la généralité et l’universalité. Ses objectifs sont l’explication et la prédiction, la généralité et l’universalité. Et va donc expliquer dans ta réponse à un appel d’offres, comme je suis en train de le faire en ce moment : ce billet c’est ma récré – que ça ne t’intéresse pas cette option! J’aurai les résultats en juin…

En mettant l’accent sur des objets parcimonieux, ces théories sont souvent élégantes dans leur forme et reluisantes dans leurs déclarations. Cependant, elles peuvent aussi aboutir à des explications assez étroites et réductionnistes avec des modèles d’action assez simplistes. Une définition alternative de ce qu’est une théorie met l’accent sur la compréhension plutôt que sur l’explication, la compréhension atteinte par la théorie reposant sur l’interprétation du « théoricien » du phénomène étudié.

La théorie fondée commence et achève sa carrière avec des données construites, élaborées; à partir d’observations, d’interactions et de toutes sortes de matériaux divers réunis autour du sujet traité. Il faut lire Adele Clarke pour faire le point là-dessus. Un des avantages certains de la théorie fondée réside dans son caractère systématique (cc @mapav8 qui n’aime pas le mot) qui permet, grâce à ses directives explicites, de réduire la part d’approximatif et de non explicite que l’on trouve parfois dans les analyses mais ce, sans pour autant nuire à l’imagination sociologique. De la souplesse. Un des moteurs de la grounded theory est précisément cette « sensibilité théorique » chère à Barney Glaser. Va savoir pourquoi je retrouve dans certains billets un peu foutraques de la Villa Réflexive ce moteur, cette souplesse, cette diversité de matériaux, qui donne envie de faire de la science humaine.

On ne dit pas souvent comment on a procédé pour produire de l’analyse dans les résultats d’enquêtes qualitatives et « nos » étudiants, s’ils croulent sous les conseils et manuels consacrés au sacro-saint « terrain » sont souvent démunis devant ce qui leur semble, à tort, être une deuxième étape : la production de théorie, d’analyse, d’interprétation. Les principes de la théorie fondée sont clairement énoncés et ce, dans un processus incessant entre terrain et analyse, jusqu’à ce que les données soient saturées. Il y a de ce processus dans la Villa.

Que des questions imparables surgissent, que des vides apparaissent dans les catégories, c’est dans les données qu’il faudra se rendre à nouveau afin d’y répondre ou de les combler. Et ils y retournent les co-locataires. On les voit ou devine à l’œuvre. Maniant balai épistémologique et lingette théorique. Les niveaux d’abstraction et de mise à distance atteints sont parfois conquis sur un processus visible qui démystifie la démarche de l’enquête qualitative en la rendant explicite. Peut-être les travaux définitifs, thèses, rapports, articles seront-ils hélas édulcorés mais nous, on saura que c’était moins lisse que la version finale policée. Polissée. Car il est dur de résister au mythe de observateur impartial et passif qui rassemblerait des données, sans participer bien sûr à leur création, séparant naturellement faits et valeurs : pour tout dire l’existence d’un monde externe séparé des scientifiques, des observateurs et de leurs méthodes.

Parce que cette vieille vision n’a fait qu’agrandir la division entre théorie et recherche sur le terrain, ses résultats ont plutôt eu pour corollaire d’affiner des théories déjà existantes – en évaluant des hypothèses basées, précisément, sur des lois pré-existantes – que de produire de nouveaux savoirs. En séparant théorie et recherche sur le terrain, leurs guides de conduite de recherche ont traité principalement de la façon de procéder à la collecte de données et du rôle du chercheur « engagé sur son terrain » (sic) mais peu abordé la question de l’analyse des sommes de données rassemblées. Cela n’a guère évolué d’ailleurs en France. On rencontre toujours des étudiant.e.s, parfois très avancé.e.s dans leur carrière d’apprentissage, qui sont totalement démuni.e.s devant la profusion de données auxquelles ils/elles ont eu accès.

Mais dans la Villa, ça pense, ça dépense, ça repense, ça croise, ça décroise, ça entrelace, ça mâtine; et ça donne et redonne à penser. Et, surtout, ça donne à voir ce qui se passe en cuisine. J’aime bien. Ça m’intéresse autant (parfois plus) que le joli plat qui arrive sur la table.

 

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Billet original

Ménoret, Marie, 7 janvier 2013, « Une Villa Réflexive pour une grande cuisine. », Damocles [Carnet de recherche], consulté le 26 février 2018. http://damocles.hypotheses.org/68

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