*Interlude* 

Marie-Anne Paveau

« je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet »

Trois extraits de Science de la science et réflexivité de Pierre Bourdieu, paru en 2001. Le sociologue philosophe y situe sa démarche dans le cadre d’une forme de philosophie sociologique (ou de sociologie philosophique ?) de la connaissance.

 

« M’exposer moi-même »

On ne peut parler sur un tel objet sans s’exposer à un effet de miroir permanent : chaque mot que l’on peut avancer à propos de la pratique scientifique pourra être retourné contre celui qui le dit. Cette réverbération, cette réflexivité n’est pas réductible à la réflexion sur soi d’un je pense (cogito) pensant un objet (cogitatum) qui ne serait autre que lui-même. C’est l’image qui est renvoyée à un sujet connaissant par d’autres sujets connaissants équipés d’instruments d’analyse qui peuvent éventuellement leur être fournis par ce sujet connaissant. Loin de redouter cet effet de miroir (ou de boomerang), je vise consciemment, en prenant pour objet d’analyse la science, à m’exposer moi-même, ainsi que tout ceux qui écrivent sur le monde social, à une réflexivité généralisée. Un de mes buts est de fournir des instruments de connaissance qui peuvent se retourner contre le sujet de la connaissance, non pour détruire ou discréditer la connaissance (scientifique), mis au contraire pour la contrôler et la renforcer (p. 15-16).

« Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet » (p. 221).

Pour porter au jour le caché par excellence, ce qui échappe au regard de la science parce qu’il se cache dans le regard même du savant, l’inconscient transcendantal, il faut historiciser le sujet de l’historicisation, objectiver le sujet de l’objectivation, c’est-à-dire le transcendantal historique dont l’objectivation est la condition de l’accès de la science à la conscience de soi, c’est-à-dire à la connaissance de ses présupposés historiques. Il faut demander à l’instrument d’objectivation que constituent les sciences sociales le moyen d’arracher ces sciences à la relativisation à laquelle elles sont exposées aussi longtemps que leurs productions restent déterminées par les déterminations inconscientes qui sont inscrites dans le cerveau du savant ou dans les conditions sociales à l’intérieur desquelles il produit. Et pour cela, il leur faut affronter le cercle relativiste ou sceptique et le briser en mettant en œuvre, pour faire la science des sciences sociales et des savants qui les produisent, tous les instruments que fournissent ces sciences mêmes et produire ainsi des instruments permettant de maîtriser les déterminations sociales auxquelles elles sont exposées (p. 168-169).

La réflexivité n’est pas la seule manière de sortir de la contradiction qui consiste à revendiquer la critique relativisante et le relativisme quand il s’agit des autres sciences, tout en restant attaché à une épistémologie réaliste. Entendue comme le travail par lequel la science sociale, se prenant elle-même pour objet, se sert de ses propres armes pour se comprendre et se contrôler, elle est un moyen particulièrement efficace de renforcer les chances d’accéder à la vérité en renforçant les censures mutuelles et en fournissant les principes d’une critique technique, qui permet de contrôler plus attentivement les facteurs propres à biaiser la recherche. Il ne s’agit pas de poursuivre une nouvelle forme de savoir absolu, mais d’exercer une forme spécifique de la vigilance épistémologique, celle-là même que doit prendre cette vigilance sur un terrain où les obstacles épistémologiques sont primordialement des obstacles sociaux (p. 173-174).

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Billet original : Paveau, Marie-Anne, 5 mars 2012, « Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 26 février 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/1160

Crédit photographique : « Origami Spiral – Spring into action origami » (Design by Jeff Beynon), 2009, Origamiancy (Ancella Simoes), galerie de l’auteur sur Flickr, CC.

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