Entrer dans les Espaces réflexifs

Marie-Anne Paveau

« tout est possible, on est sur internet, et c’est le lieu du désir »

La métaphore de la #villa n’est pas venue tout de suite, elle s’est imposée et s’est filée au fur et à mesure que se déroulait cette aventure carnetière[1]. Elle est maintenant naturalisée et je pense que pour nous tou.te.s ce carnet est réellement, dans notre esprit, une maison. Évidemment, chacun.e son style; j’avoue que j’imagine pour ma part une maison dessinée par Le Corbusier, ou Frank Lloyd Wright, ou encore Alvar Aalto, et décorée par Charlotte Perriand, Charles Eames ou Davos Hanich, oui, vous avez bien lu, l’exceptionnel acteur de La jetée était aussi architecte, décorateur et artiste. Et maintenant que je reparcours le carnet-maison rétrospectivement, la métaphore impose son « pattern » : je ne peux plus relire les billets autrement qu’avec des images mentales de pièces, couloir, salon, cuisine, chambre d’amis, cave aussi, et même extension, jardin, qui ont jalonné humoristiquement nos commentaires et nos tweets (je crois même que nous avons évoqué la possibilité d’une piscine…).

Comment les locataires sont-elles et ils entré.e.s dans la villa? Chacun.e avec son style « liminaire ». Mais également avec une sorte de mise en scène provoquée par les attentes des locataires précédent.e.s et suivant.e.s : une sorte de rituel s’est installé, et chaque journée de fin de mois, nous étions plusieurs, comme des gamin.e.s en pyjama guettant le père Noël dans la cheminée, à attendre les douze coups de minuit du premier billet du premier jour… Il y eut parfois des récompenses, parfois des déceptions, mais toujours, à l’installation de l’occupant des lieux, la visite rituelle : le nouveau bandeau, les nouvelles décos (photos, widgets), la touche personnelle du.de la scripteur.e du mois. En écrivant ces lignes je souris devant mon écran, je me souviens d’échanges de tweets drôles et rapides, et je me dis que nous avons passé de bons moments dans cette maison, un peu comme si nous y avions organisé un séjour commun, finalement.

Stéphanie Messal, liminaire des liminaires pour ainsi dire car elle a été la toute première locataire de l’année 2012, s’était appuyée sur une comparaison culinaire : les crêpes[2]. Mais ce sont aussi des miroirs qu’elle a accrochés aux murs, et sous le signe desquels elle a placé son séjour : « Ce n’est pas le fruit du hasard qui m’a conduite à ouvrir ce carnet par le biais des miroirs ». Et plus loin dans son billet : « Je vis en observant le monde sur le miroir de mon œil. La lumière le pénètre et constitue une image dans mon cerveau de ce que je perçois : vrai ou faux, qui peut le dire? Mes expériences, mon vécu, mes sensations font de moi un individu qui perçoit le monde d’une façon unique ».

Quel a été le « style d’entrée » des autres habitant.e.s?

Dans la maison

Nous avons été plusieurs à utiliser le modèle discursif de la maison, de son intérieur. En février, Mélodie Faury commençait ainsi :

Moment attendu et appréhendé tout à la fois, voici que les portes des Espaces réflexifs me sont ouvertes et que je peux m’y promener, m’y installer pour un mois…

Que vais-je y faire? Vais-je revoir la décoration de fond en comble ou au contraire garder la trace de sa précédente habitante ? Elle y a laissé beaucoup de choses, sa couleur, des images et des mots, des sons et des regards, son regard sur la réflexivité. J’essayerai de les accorder, de les articuler peut-être, avec mes propres marques.

J’ai aussi, en mars 2012, filé la métaphore de l’intérieur, en matérialisant en discours une de ses pièces, un peu spéciale, la cave :

Après Stéphanie Messal et ses miroirs de la magie scientifique, après Mélodie Faury et ces mains qu’elle a mises à la pâte de la pensée commune, j’entre à mon tour dans la Villa Réflexive. Je m’y installe pour un mois, je l’ai agrémentée de quelques « boucles étranges, spirales réflexives et autres tortillons récursifs » et j’ai mis du Bourgogne à la cave pour recevoir les pensées amies. (Marie-Anne Paveau, 1er mars 2012)

Martine Sonnet (2 juin 2012), en juin, y a en quelque sorte transporté son bureau de la rue d’Ulm : « Ce mois de juin la villa Réflexive s’agrandit d’une pièce, mon bureau, et je vous y accueille volontiers », et Morvenna Coquelin, arrivée à la mi-juin, a développé la métaphore vers la colocation, tout en reprenant l’image du bureau :

Merci beaucoup aux habitants de la Villa de m’accueillir pour une colocation temporaire – une Zwischenmiete, dirait-on en Allemagne où la circulation des logements est bien plus fluide – et merci à Martine Sonnet de me laisser poser sur un coin de son bureau mes transcriptions et mes manuscrits, pas trop mités, guère ornés, qui furent la grande surprise et le grand plaisir de mon dernier été d’archives. (Morwenna Coquelin, 15 juin 2012)

Benoît Kermoal, qui a eu les clefs en juillet, a décliné le paradigme estival : « C’est avec beaucoup de plaisir mais aussi avec un peu d’appréhension que je commence par ce billet l’occupation estivale de la Villa réflexive durant le mois de juillet. » Il a également, après la cave et le bureau, matérialisé à la fin de son premier billet un autre espace de la villa, un espace de circulation qui correspond bien au projet de ce carnet collectif, le couloir : « J’espère que vous trouverez à nouveau plaisir à vous promener dans ces couloirs de la Villa réflexive. » (Benoît Kermoal, 1er juillet 2012)

En septembre, c’est Elena Azofra qui s’est installée : « Septembre, mois de (r)entrée… Rentrée pour presque tous, entrée (à la Villa) pour moi et pour MorFlog. » Elle aussi a adopté le motif de la maison partagée, en notant que certaines décorations y étaient devenus permanentes :

Nouvelle occupante aux Espaces Réflexifs. Me voici arrivée à la Villa, heureuse d’occuper cet espace partagé, mais intimidée par la présence des locataires précédents, toujours très forte et soutenue par les liens permanents qui restent ici. Je remercie Mélodie et Marie-Anne de m’avoir invitée, et Claire du passage des clés. Je me réjouis de participer de cette expérience si enrichissante et d’être présente ici, à la Villa des échos, des reflets, des miroirs, des fantômes… (Elena Azofra, 1 septembre 2012)

Alentour

Mois après mois, la villa a pris de l’ampleur et son territoire s’est étendu. Claire Placial en a discursivement créé le jardin dès août, en décidant d’y planter un arbre :

C’est il y a plusieurs mois déjà que Mélodie Faury et Marie-Anne Paveau m’ont proposé d’être locataire de la Villa Réflexive. J’ai thésaurisé des pistes et des réflexions; présentées parfois aux précédents locataires et au futur invité, mais moment de m’installer dans la Villa, je n’ai pourtant pas de plan bien établi, pas de claire arborescence, mais plutôt des écheveaux de fils rouges mêlés, une collection d’images, de reflets, le compagnonnage de plusieurs amis, de nombreuses lectures, de quelques fantômes. Et un arbre dont je ferai le symbole de la série de billets, et que je plante dans le jardin de la Villa – concrètement, il figure dans le bandeau : c’est un ginkgo biloba. (Claire Placial, 1er août 2012)

Claire a également agrandi la maison en « inventant » la chambre d’amis dans laquelle a séjourné son complice Max Durisotti; voilà une demeure qui s’est matérialisée dans sa textualité même. Mais je suis particulièrement sensible à sa décision de planter un arbre car c’est le premier apport permanent de cette œuvre collective, avant les liens dont Elena notera la permanence en septembre. Le ginkgo biloba est toujours là. Installée pour quelques heures dans la villa aujourd’hui, je le vois, de la fenêtre du salon, sous la pluie, résistant et vigoureux. Les locataires de l’automne en ont pris soin. Qui sait, peut-être sera-t-il même accompagné par d’autres végétaux que les visiteurs des années suivantes planteront à leur tour.

Quand Delphine Regnard s’installe en octobre, d’autres espaces apparaissent : l’entrée se matérialise, mais surtout les alentours, et même la gare où Mélodie est venue la chercher, car elle est lourdement chargée semble-t-il : elle a apporté ses livres. La villa est donc située près d’une gare, apprend-on, et l’on s’y rend en train. Un petit côté Poudlard. La fiction réelle s’étoffe :

“Alors voilà, tu vas vraiment faire cela? Écrire…”. Il me semble me souvenir que c’est ainsi que commence Enfance de Nathalie Sarraute. Je ne peux pas vérifier car je viens juste de poser les cartons dans cette villa et le livre est dans l’un d’entre eux. Je suis assise dans l’entrée, n’ai pas osé encore aller plus loin. Je sais que j’ai à respecter l’ordonnancement de ce carnet, bien répertorier mes articles. L’urgence est d’abord de ne pas abîmer ce que j’y trouve. Je n’ai pas osé aller plus loin que l’entrée car les précédents locataires ont laissé des trésors. Mélodie m’a accompagnée jusqu’ici, a réservé elle-même les billets de train (heureusement, il y a un billet retour!), est venue me chercher à la gare, et passera tout à l’heure pour m’aider à faire le tour de la villa. (Delphine Regnard, 1er octobre 2012)

Mais c’est sans doute Raphaële Bertho, dernière occupante en novembre, qui file la métaphore de la manière la plus narrative, inventant même le temps d’avant l’entrée dans la villa, dans le cadre d’un véritable petit récit. Il y a d’abord l’invitation : « J’ai reçu l’invitation il y a quelques mois, une jolie carte à la présentation sobre et chaleureuse. Je suis à la fois flattée et enthousiaste, avec néanmoins cette pointe de curiosité qui survient souvent dans de tels cas de figure : Pourquoi moi? » Ensuite, une jolie mise en discours du moment de la « clé dans la serrure », presque cinématographique : « Mais voilà qu’au moment de tourner les clés dans la serrure, les doutes reviennent. D’un coup, il m’apparaît comme une évidence que je ne peux m’installer ici sans procéder à une introspection préliminaire. » « Préliminaire », avant le seuil, donc. Et le petit film continue : « Ma tasse de café à la main, je fais les cent pas dans la cuisine. Par quelle porte entrer dans sa propre biographie ?  » Un flash-back ensuite, avec un focus sur le contenu de sa valise, illustré par une photo :

Des livres et un appareil, c’est aussi ce que j’ai glissé dans ma valise pour venir. Pleine d’appréhensions, j’ai choisi ceux avec lesquels je me sens le plus à l’aise. Mon premier appareil, un Minolta aux multiples défauts, cabossé. Il m’a si souvent accompagnée que j’ai la sensation qu’il adhère à ma main comme à mon œil. Deux livres de chevet, qui chacun à leur manière ont été de grands moments de rencontre avec une pensée, une manière de saisir le monde : en images avec  Brassaï dans Conversations avec Picasso, et en mots avec les fameuses Mythologies de Roland Barthes. Et quelques photos évidemment, des tirages que j’ai décidé d’accrocher aux dessus du bureau. (Raphaële Bertho, 1er novembre 2012)

En 2012, ce carnet, ouvert à partir du désir épistémologique et réflexif de Mélodie Faury et de Benoît Kermoal, accompagné d’une énergie qui nous a tous et toutes entraîné.e.s dans ce lieu, est donc véritablement devenu la maison qu’il est aujourd’hui pour l’ensemble de ses locataires[3].

Je viens de passer quelques moments à revisiter les pièces, de la cave à cette chambre d’amis que Claire avait perchée en hauteur. Je longe le couloir, je franchis l’entrée, je ferme la porte, je tourne la clé dans la serrure, je mets le trousseau sous la petite pierre plate au pied des marches pour Mélodie et Stéphanie, je sors en passant devant l’arbre de Claire et je me dirige vers la gare. Je repense à Davos Hanich et je me dis que l’an prochain, qui sait, la maison se prolongera par une jetée, et que notre villa deviendra un peu marine. À moins que ses habitants n’aient envie de la transporter à la montagne, et d’y adjoindre un refuge, là-haut.

Tout est possible, on est sur internet, et c’est le lieu du désir.

 

***

Billet original

Paveau, Marie-Anne, 4 décembre 2012, « Liminaires. Entrer dans les espaces réflexifs », Espaces réflexifs [Carnet de recherche], consulté le 26 février 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/?p=3574

Crédits photographiques
1. Casa Curutchet — Modernist house by Le Corbusier, in La Plata, Argentina, Consuelopumara, 2008, Wikimédia Commons
2. Villa Louis Carré par Alvar Aalto, cheminée du séjour, Bazoches-sur-Guyonne (Yvelines), France, Patrick Charpiat, 2008, Wikimédia Commons


  1. En référence aux "carnets de recherche" de la plateforme Hypotheses.org
  2. « Le premier billet est souvent comme la première crêpe : la forme moyennement réussie n’en altère en rien le goût »
  3. Sauf Jonathan Chibois qui, en avril, a préféré conserver l’image du carnet : « C’est donc avec plaisir que j’ouvre le quatrième chapitre de ce carnet. »

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