La réflexivité du chercheur… et celle du clown

Philippe Hert

Art, anthropologie et corps

« je pense qu’il y a des formes de réflexivité qui émergent sur le terrain qui passent par le corps »

Mes recherches ont porté sur la dimension communicationnelle et incarnée de l’enquête de terrain telle qu’elle est pratiquée en particulier en anthropologie. Après avoir fait du terrain dans les laboratoires de sciences, j’ai exploré ce qu’implique de faire un travail de terrain, et notamment quelle y est la place du corps du chercheur. Je pense qu’il y a des formes de réflexivité qui émergent sur le terrain qui passent par le corps, et j’aimerais essayer de le préciser ici.

Le chercheur, vivant

Pour cela, je vais faire un parallèle avec un autre champ de pratique où le corps prend une place importante, à savoir le spectacle vivant. Pourquoi ce parallèle? Il peut sembler assez inapproprié. La démarche scientifique n’a en effet pas grand chose à faire avec la démarche artistique, et on pourrait facilement me critiquer sur ce type de rapprochement. En fait, je ne cherche pas à raisonner sur les liens qui pourraient exister entre art et sciences. Je voudrais simplement partir d’une entrée pratique sur deux types d’activités qui toutes deux sont confrontées à une prise en compte en situation d’un vécu partagé. Tout du moins, c’est le fil conducteur que je vous propose ici.

 

 

À côté de mon activité de chercheur en communication (mais est-ce vraiment à côté?) je suis clown en apprentissage. En apprentissage, je précise, de ce que peut être « mon » clown. Comme je ne peux pas m’empêcher de faire de cette pratique du clown un terrain de recherche, je me demande qui l’emportera du chercheur ou du clown… les deux y gagneront je l’espère. La formation se déroule par des stages et des ateliers dans lesquels les autres participants constituent le public, ou sont d’éventuels complices dans une improvisation. C’est de cela qu’il s’agit en clown : l’improvisation, toujours et encore. Le clown travaille toujours ses états émotionnels du moment, au moment où il se présente devant un public.

Pour moi, le clown convoque une forme de réflexivité que n’a pas par exemple l’acteur. Dans le théâtre contemporain ou la danse contemporaine il y a un travail avec les émotions, leur apparition, leur circulation, qu’il s’agit par exemple de pouvoir re-convoquer dans une performance, mais en général (il y a des exceptions!) l’artiste sait ce qu’il va faire sur scène. Tandis que pour le clown, même s’il ne vient pas sur scène avec rien ni à partir de rien, et il a bien un jeu d’acteur, il utilise néanmoins également ce qui lui vient sur l’instant du public, de la scène, des objets, ou de ses états émotionnels et affectifs.

 « oui, le chercheur a un corps qui véhicule un certain nombre d’intentions lorsqu’il interagit »

Aiguiser le regard et le rapport à l’intention

Ce que je trouve très intéressant dans ce type de pratique artistique, est le regard très affûté sur soi que l’on apprend à avoir. Qu’est-ce que je donne à voir, comment ce que je ressens à cet instant est cohérent avec ce que j’exprime, est-ce que mon intention d’exprimer une chose précise correspond à ce que j’exprime effectivement, est-ce que je suis bien présent dans mon intention, est-ce que mon intention n’est pas autre que ce que je crois, comment ce que je perçois est influencé par mon état émotionnel, est-ce que ce que je crois faire et ce que je sais du clown, ou de « mon » clown, se rejoignent? Une quantité énorme de questions se pose confusément à l’apprenti clown qui peuvent apporter doute et incertitude, même aux clowns aguerris. Mais c’est là précisément un des moteurs les plus puissants du jeu de clown. Il traverse des questions existentielles qu’il doit résoudre de manière pratique. Pour cela il a besoin de se construire des outils personnels, qui passent par son corps et par son vécu. Il doit donc faire de son corps un outil qu’il peut mobiliser, non pas pour exprimer des choses sur commande (le beau paradoxe!) mais pour se mettre dans les états émotionnels recherchés, et pour exprimer sans trop de parasitage ce qu’il ressent d’une situation. Plus intéressant encore, dans le jeu du clown, il s’agit pour lui d’être totalement convaincu de son intention (le prétexte au jeu du clown) tout en laissant transparaître toutes les hésitations et doutes quant aux chances de succès, surtout si l’objectif que le clown se fixe est totalement irréaliste. Ce n’est pas le succès qui fait le jeu du clown, c’est plutôt son échec, ainsi que l’espace des possibles qu’il ouvre pour son propre jeu et pour les spectateurs. Il doit donc être à la fois fortement engagé dans ce qu’il ressent (interne), dans ce qu’il exprime (externe) et garder une part de son attention pour observer de « l’extérieur » ce qui se passe et ce qu’il fait. C’est ainsi que je questionne la réflexivité… clownesque. Ce que cette forme de réflexivité peut apporter à d’autres pratiques m’intéresse au plus haut point, pour, vous le devinez, comprendre quelle est la réflexivité qui s’exerce sur le terrain.

Discussion
Cher Philippe
Merci pour ce beau billet (comme vous dites…), doux aux oreilles de l’apprentie clown que je suis…de la même façon que vous opérez un comparatif entre clown et anthropologue, je me demande en quoi une meilleure connaissance de l’homme d’ici et d’ailleurs, pourrait aider le clown à explorer des dimensions culturelles différentes dans son jeu? après tout, nous jouons avec notre corps et notre esprit occidental, mais sans doute trouverions nous d’autres « je » « jeux » , aidés du regard de l’anthropologue?
petite réflexion qui demande à être nourrie d’expérience de terrains..pourquoi pas inventer une sortie clown en territoire Gabonais?
Bon voyage au pays merveilleux du poète contemporain qu’est le clown!, Jocelyne Condat, 05/04/2012 à 10:55

Dialogues de réflexivité

On pourra alors penser qu’analyser en chercheur ce que me fait la réflexivité du clown conduit à une espèce de double réflexivité un peu vertigineuse : la réflexivité du clown en situation d’improvisation doublée de la réflexivité du chercheur qui prend pour terrain la pratique du clown, et qui ont « tous les deux » un regard sur ce qui est en train de se passer et de se vivre. Qu’il s’agisse de la même personne facilite bien sûr les choses. Mais en plus je pense qu’il s’agit en fait de la même réflexivité, en pratique. Le chercheur l’exprimera peut-être avec des mots là où le clown essayera de l’incarner dans son jeu, mais au départ il y a la même compréhension et perception. D’ailleurs le clown peut aussi revenir sur son jeu, analyser et parler de ce qui se joue ou s’est joué, au même titre que le chercheur. Le point est important : cela signifierait qu’il n’y a pas une réflexivité scientifique et une réflexivité « artistique ». Du moins c’est ce que j’expérimente pour l’instant. Si ce point est vrai, alors le travail de la réflexivité en art peut nous aider à explorer la réflexivité sur le terrain, la réflexivité par rapport à la pratique de la recherche… et en particulier peut nous aider à comprendre la place du corps du chercheur sur le terrain. Je laisse ici de côté les questions relatives à la scientificité de la démarche, à la valeur épistémique du propos du chercheur et la valeur de témoignage uniquement du propos du clown. Bien entendu, les choses sont plus complexes que cela. Le chercheur revendique une volonté de faire science, comme le dit Baudoin Jurdant (1999) après Isabelle Stengers, là où le clown n’en a que faire.

La réflexivité dans le jeu du clown, dans le jeu scénique de façon générale, passe par le corps : c’est à travers lui que nous sentons, percevons, faisons percevoir. Le corps introduit un ensemble de médiations qui fait qu’il n’y a jamais de communication transparente d’une intention vers un public. C’est donc le corps le vecteur d’expression premier (si on y ajoute la voix, la parole). Cette place laissée au corps, non pas au sens d’une opposition corps/esprit, mais au sens d’une opacité, d’un non-savoir, d’une place donnée au silence, à l’immobilité, au présent, à la faille, permet de dévoiler une vitalité d’être confrontée au doute, au plaisir, à la jouissance, à l’intimité, et à la mort comme limite fondamentale. Ce jeu du clown, et de l’art de manière plus générale, qui invite l’imaginaire, nous connecte à nos êtres intimes et se situe à l’opposé de tendances de nos sociétés de moins en moins tolérantes à l’arrêt, la faille, l’improvisation, l’intimité, la mort ou la maladie. L’art et le clown sont ici une ressource pour ne pas oublier cette part incarnée des humains.

Ce qui paraît ici essentiel pour la pratique artistique le devient beaucoup moins pour la recherche de terrain. Oui le chercheur a un corps qui véhicule un certain nombre d’intentions et de doutes lorsqu’il interagit, et il peut induire des dispositions, tout comme il peut sentir et percevoir des dispositions corporelles des « acteurs » du terrain. Cependant, ce corps percevant, dans toutes les limites que cela suppose, est rarement pris en compte dans l’écriture du terrain. Autrement dit, le chercheur en tant que sujet de connaissance est rarement vu comme étant également l’être incarné avec ses doutes, ses failles, ses limites, son imaginaire, sa part d’improvisation, et à qui une part, peut-être importante, de ce qui se joue sur le terrain échappe s’il reste pris dans une volonté de maîtrise.

Si le clown fait preuve de réflexivité en se laissant traverser par ses émotions et tout ce qu’il perçoit en situation, s’il est comme un livre ouvert sur scène où les spectateurs peuvent lire ce qui l’anime – ou le paralyse – le chercheur ne fait-il pas également preuve de réflexivité s’il s’ouvre à tout ce qui le dépasse, tout ce qu’il perçoit mais ne comprend pas forcément et qu’il se contente de vivre, de partager, dans une rencontre participante au-delà de l’observation.

En effet, l’enquête de terrain, en anthropologie et ethnologie, est une situation (de communication) où il s’agit non seulement de comprendre ce que vos interlocuteurs vous disent, mais également de vous imprégner d’une situation de vie. C’est ce que l’on appelle l’observation participante, mais qui est aussi souvent une participation observante, et implique donc le chercheur dans son corps, son vécu, son existence. Il y a donc plus que les paroles des autres qui vous aident à comprendre le monde auquel vous vous confrontez et dans lequel vous avez choisi de passer du temps, voire même d’y vivre. C’est donc tout ce que vous percevez, sentez, vivez, qui donne une certaine couleur, une certaine tonalité à votre expérience de terrain, et qui participe de la compréhension de celle-ci. Dans le meilleur des cas, cette expérience sera retraduite dans une écriture (est-ce que l’on peut alors parler d’écriture réflexive?) ou tout du moins pourra permettre au chercheur témoigner d’une expérience en séminaire, colloque, dans les discussions informelles avec ses collègues (d’où l’importance du partage de la parole dans les communautés de recherche…).

 

Une situation vécue en point aveugle

Pourquoi alors tous ces éléments de perception, qui passent par le corps, et je dirais même par le corps sensible, ne sont pas forcément pris en compte dans la littérature scientifique? Je vois deux raisons à cela. Tout d’abord, parce qu’il semble difficile de donner une place aux affects dans les sciences sociales, et on le comprend aisément : ça n’est pas très scientifique! Le risque de dérive est grand, de prendre par exemple un particularisme ou une valeur personnelle, ou encore une forme de sociabilité particulière comme une réalité objective. Tout cela constitue le b.a.-ba de la méthodologie des sciences sociales. Or en réalité, il ne s’agit pas ici de prendre ses affects pour des faits, même relatifs, mais simplement de rendre compte de ces affects, de les considérer et de savoir les utiliser pour comprendre une situation.

En particulier, la connaissance en anthropologie considère effectivement qu’il n’est pas possible de se passer des affects dans les relations engagées avec ses sujets (Favret-Saada, 2009; Caratini, 2012). Ces affects, s’ils ne motivent pas l’origine de l’enquête – distance minimale nécessaire! – sont parfois ce qui fait avancer le cours de l’enquête et renvoient à une histoire intime ou partagée. La réflexivité dont il est question dans ce texte prend en compte ces affects, mais elle est quelque peu différente, plus ordinaire, plus en lien avec le simple fait de la présence corporelle dans une situation partagée.

En quoi la réflexivité du clown peut nous aider ici? Le clown est à la fois totalement engagé et détaché, ce qui le renvoie au paradoxe du comédien comme en parle Diderot. Mais il est engagé dans le présent, corporellement, et non pas par rapport à un personnage qu’il joue. En fait il joue son personnage de clown qui est là et réagit à une situation. Le clown « est » dans la vie, et a un non-savoir de la vie. Ce non-savoir nous renvoie à l’incapacité du langage à rendre compte de l’expérience humaine dans sa totalité. Ce non-savoir libère en réalité de l’obligation de savoir, de l’asservissement du connaître, comme le pointe Bataille (1970 : 87), puisque l’inconnu et le non-connaissable sont au cœur même du savoir. Le clown nous en montre la voie. Il témoigne d’un savoir, au sens d’une capacité à agir sur le monde, qui n’est pas à proprement parler de l’ordre de l’interprétation, mais de l’ordre de la conscience qu’il a de sa présence.

En un sens le chercheur pourrait gagner en capacité d’analyse et de traduction, de médiation, s’il prenait peut-être davantage en compte ce type de présence : ce que fait sa présence et ce que la présence des autres lui fait. Bien sûr cette réflexivité qui porte sur la présence ne viserait pas dans ce cas une performance artistique, mais une compréhension mutuelle, par un échange qui n’est pas qu’un échange de paroles, mais d’attitudes, et d’incompréhensions aussi. Car on peut partager des incompréhensions, au lieu de chercher à tout comprendre précisément, c’est peut-être là un point aveugle des sciences sociales. Cependant, prendre conscience de la corporéité ne suffit pas à se libérer des biais qu’elle induit : tout reste à faire. En particulier, apparaissent alors toutes les ambiguïtés dans la manière d’apparaître concrètement à l’autre dans la relation sur le terrain, dans les formes de réciprocité attendues ou non, impliquées dans les gestes, les attitudes, les silences.

La seconde raison selon moi de cette faible prise en compte du corps sur le terrain, est liée au fait que ce n’est pas tant le vécu, partiel, partial, du chercheur, même présent pendant un temps significatif sur un terrain qui importe pour la recherche, mais bien les témoignages et descriptions des situations vécues par ceux qu’il étudie. Ce sont davantage les affects des autres qui peuvent être un matériau pour le chercheur que ses propres affects.

Mais là encore, faut-il au moins qu’une certaine empathie puisse se mettre en place sur le terrain de recherche, sinon point de partage de cet ordre. On voit bien ici comment ce qui se joue sur le terrain de l’enquête relève de situations de communication, de situations sociales d’échanges, d’interactions, avec toute leur complexité, et surtout de situations qui nous amènent vers ce que Jacques Rancière appelle le partage du sensible. Ce partage du sensible est une condition politique de la rencontre, de l’échange social, il pose « l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant » (Rancière, 1995 : 53). On le voit, l’enjeu ici est de rendre compte de ce qui passe inaperçu dans la rencontre – de l’ordre de la présence corporelle – non pas pour y poser une interprétation savante, mais pour y faire entendre des savoirs et des non-savoirs incarnés.

Discussion
Cher Philippe,
Un grand merci pour ce très beau billet! Tu nous donnes par ce biais accès à une autre acception de la réflexivité, comme « regard sur les émotions et affections que l’on est en train de vivre » : non pas introspection abstraite et conceptuelle, mais réceptivité à son propre vécu … et ouverture à d’autres émotions possibles!
Cette idée d’ouverture à des vécus moins normés et normatifs rejoint des réflexions que nous avions eues dans le labo junior, lors de la venue du clown Ludor Citrik (alias Cédric Paga) : une émotion suscitée est-elle moins authentique? Comment se vivre aussi par son corps, et non seulement par sa pensée? Etc. Mais le fait de rattacher ces questions à une autre forme de réflexivité est vraiment très intéressant et ouvre à de nouvelles perspectives vraiment enthousiasmantes! Comme un regard sur soi qui n’est pas une perte pour le vécu, mais plutôt un enrichissement à même la pratique… La pratique clownesque serait-elle une forme de dialogue avec soi-même, avec son vécu, avec ses émotions?
Et merci également de nous rappeler que le chercheur est aussi un corps (l’idée d’une recherche « incarnée », comme le dit joliment Mélodie!), en interactions avec d’autres corps (ceux de ces collègues – le contexte d’échange – et ceux qu’il observe); une grande richesse à expérimenter de ce côté, avec d’autres formes de dialogue à inventer (ou à percevoir, simplement!)…
J’aime beaucoup la conception que tu nous apportes du clown comme engagé et détaché tout à la fois. J’ai le sentiment d’y reconnaître l’idée de la « subjectivité élaborée » que je tente de penser dans mon travail : à la fois incarnée, et pas dupe de sa situation singulière. L’idée d’inviter le chercheur à expérimenter d’autres pratiques est ainsi précieuse, parce qu’il y a bien d’autres façons de faire possibles, contrairement à ce que l’on tente de nous faire croire…
Un grand merci, donc, et au plaisir de poursuivre ces réflexions!, Julie Henry, 14/02/2012 à 11:37

L’expérience de la réflexivité

Le Clown peut nous montrer une voie : comme je l’indiquais au début, je ne cherche pas à faire des parallèles hasardeux, mais j’essaye d’utiliser ce que l’expérience artistique nous apprend des situations qu’elle met en scène, qui sont des situations de communication « authentiques » dans le sens où l’artiste livre quelque chose de son expérience vécue sur le moment. La posture du clown peut être un moyen méthodologique pour aider le chercheur à mieux comprendre ce que d’autres situations ordinaires de communications, comme le vécu sur le terrain de l’enquête, ont d’authentique et mieux les analyser réflexivement. Il nous permet ainsi d’éviter de tomber dans les fausses évidences d’une communication transparente, et les simplifications discursives sur l’altérité et le savoir de l’autre. Au-delà de la relation au terrain et aux enquêtés dans la recherche, c’est là toute la relation entre sciences et sociétés qui est en un sens convoqué ; pour que cette relation non-anodine entre observateur et observé ne se transforme pas en procès de savoirs légitimes et moins légitimes.

Le rapprochement peut sembler osé, mais il me semble que l’on a tout à y gagner s’il s’agit de l’analyser en pratique et pas de faire des rapprochement conceptuels trop rapides. Il s’agit pour moi de voir à travers l’expérience, de façon pragmatique, comment la prise en compte réflexive de la présence sur le terrain, peut aider à analyser et rendre compte de manière peut-être plus complète l’extraordinaire complexité des échanges humains. Le clown en représentation tout comme le chercheur sur le terrain développent des savoirs de la participation, différents mais probablement complémentaires. Cela ne signifie pas que je considère que tous les chercheurs qui mènent des enquêtes de terrain devraient également avoir une pratique du spectacle vivant… Il y a certainement beaucoup de voies possibles. Et si le chercheur suit tant soit peu une voie où il peut expérimenter une certaine conscience réflexive de ce qu’il vit et de ce qu’il exprime, alors on peut dire qu’il est certainement engagé sur son terrain. Car ce qui importe ici est bien d’arriver à produire des interprétations en profondeur, à la fois sur le plan de la compréhension empirique d’une situation et sur le plan de la capacité analytique.

Discussion
Bonjour!
Je vais rebondir sur ce billet bien qu’ayant une peur immense des clowns. Ne me demandez pas pourquoi mais depuis ma plus tendre enfance où mes parents avaient la gentillesse de m’accompagner au cirque, j’étais séduite par les acrobates et les animaux mais les clowns… me terrifiaient! Je les trouvais monstrueux, effrayants, bruyants et idiots aussi. Enfin bref, je ne manquais pas de pleurer à chacune de leur apparition. Ce traumatisme s’est renforcé avec le film « Poltergeist » où le jouet « clown » du petit garçon se cache sous son lit et l’attend dans l’optique de le tuer par étranglement. Autant dire que le clown que ma tante m’avait offert sans aucune malice a fini au fin fond de l’armoire et puis fut donné.
Mais bon, revenons à nos moutons car bien au-delà de la simple image du clown, il y a beaucoup de choses qui m’ont bien plu dans ce billet : l’empathie, l’observation participante, transformation, etc.
Une fois de plus, je risque de faire hurler dans la Villa Réflexive mais je rebondis sur cette notion d’empathie qui me semble plus que primordiale pour devenir un bon anthropologue. L’anthropologie est la science de l’autre et pour comprendre l’autre, l’empathie est l’élément clé. Sans empathie pas d’anthropologue ou alors il passera à côté de quelque chose, de l’essentiel. Entre nous, je ne pense pas qu’on apprenne à devenir anthropologue dans les manuels ou les bancs de la fac et encore moins à faire preuve d’empathie. Je crois que – un peu comme le « nez » (cette personne dont l’odorat est si particulière, si puissante) – on naît « anthropologue ». On demande au nez d’apprendre pendant 7 ans environ de devenir nez. Mais je crois qu’il y a des choses qui ne s’apprennent pas : on l’a ou on ne l’a pas. Ce qu’on appelle le « don ». Pour être anthropologue, il faut être sensible, empathique, curieux, attentif, ouvert, etc. Je ne saurais clairement l’expliquer car cela tient du « senti ».
Concernant la transformation, l’adaptation au terrain et donc cette observation participante. C’est tout l’art de l’anthropologue : être un caméléon! C’est cette empathie justement qui lui permet de très vite rentrer dans le monde qu’il explore. C’est un peu de l’actorat. On est soi mais dans un ailleurs. On se projette dans un autre univers, un autre milieu. On va en saisir les codes (vestimentaires, langagiers, gestuels, etc.).Par exemple, je suis une femme qui aime être féminine (maquillage, souci du détail, robe, chaussures à talon, etc.) mais sur mon terrain pas question de cela. Mon terrain est un lieu où j’évolue en t-shirt, jeans, baskets, sans make up, sans frou frou. J’aime bien être anthropologue pour cela : j’ai l’impression de pouvoir mettre ma capacité d’adaptation et mes multiples facettes en action, au service de mon travail mais aussi de mon prochain. Car au-delà de la thèse, j’ai toujours fonctionné de la sorte. Je m’adapte au milieu et à mon entourage. Ceci permet une véritable mise en confiance, où les gens vont beaucoup plus se livrer car ils vont se retrouver en nous. (Et à l’inverse, je sais quoi faire pour déranger.)
On discutait justement avec mes collègues doctorants des limites de l’implication de l’anthropologue sur le terrain. Jusqu’à quel degré peut-on aller sur son terrain sans se perdre? On demande à un doctorant de se convertir sur son terrain (religieux). Je lui ai dit de le faire. Après tout, il sait très bien que « ce n’est pas pour de vrai », que c’est un rôle qu’il endosse. Il ferait cette conversion juste pour pouvoir mieux s’intégrer dans le groupe étudié. C’est un peu être acteur. Mais lui, il ne peut pas. Sa religion première le lui interdit. S’il le fait, il sera fautif! Ainsi, il y a donc une limite à son implication sur le terrain : celui de l’éthique, en tout cas de la sienne, mais aussi du mensonge (ou de la tricherie).
Notre corps est notre premier outil de travail, c’est certain! Bien plus loin que le cahier, le crayon, l’appareil photo, la caméra ou le dictaphone, il est le plus important. C’est par lui que l’on perçoit tout! Et on le perçoit par le biais de notre être, de notre façon d’être, de penser et de ressentir. C’est délicat mais tellement intéressant. Et j’avoue qu’en tant qu’anthropologue, il ne me viendrait pas à l’esprit de mettre de côté tout ce que j’ai pu ressentir à certains moments. On nous demande d’objectiver la science mais j’avoue que je préfère la poétiser (merci Maurice Godelier et Marie-Anne Paveau). », Stéphanie Messal, 16/02/2012 à 11:54
« Oui, tout à fait d’accord avec ça Stéphanie.
Merci aussi à Jeanne Favret-Saada, à Anne-Marie Losonczy, à Sophie Caratini, à Donna Haraway, et j’en passe, pour nous avoir ouvert sur le caractère irréductible de l’expérience de terrain. Tiens, mais je viens de citer uniquement des femmes… est-ce à dire que le terrain de recherche est aussi une expérience sexuée… oui bien sûr elle l’est, comme toute expérience de la vie. Cela semble bien dire que nos conceptions de la recherche de terrain sont encore bien prises dans des cadres que l’on ne questionne pas souvent…
En tous cas, je t’inviterais bien à renouveler ton expérience du clown. Regarde par exemple ce que fait Gisèle Martinez de la compagnie Eponyme à Aix-en-Provence. C’est un clown qui ne fait vraiment pas peur (enfin en général…) », Philippe Hert, 16/02/2012 à 16:40

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Billet original : Hert, Philippe, 14 février 2012, « Art, Anthropologie et corps : la réflexivité du chercheur… et celle du clown », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 5 mars 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/815

Crédit photographique : Cedrick Hoffmann, tous droits réservés

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