L’écriture, il faut que ça chante !

Stéphanie Messal

« La musique s’écrit autant sur le papier qu’à l’oreille. Elle s’écrit autant sur le papier que dans la pensée. Elle s’écrit en même temps qu’elle se chante »

La musique se compose

La musique s’écrit sur de belles portées sagement alignées. Elle s’écrit avec une clé, un rythme et des mesures. Elle s’écrit de rondes, de blanches, de noires, de simple, double, triple ou quadruple croches, de triolets, entre lesquels reposent quelques soupirs, demi et quart pour certains, et pauses. Elle s’écrit autant sur le papier qu’à l’oreille. Elle s’écrit autant sur le papier que dans la pensée. Elle s’écrit en même temps qu’elle se chante. Elle s’écrit en même temps qu’elle s’inspire… On parle de composition. Il n’est pas si loin le temps où nos dissertations s’appelaient encore des compositions. Oui, on compose en musique comme en écriture… comme en bien d’autres matières : images peintes ou photographiques, le tableau se compose dans le cadre; repas divin ou de tous les jours, les plats se composent au gré des ingrédients plus ou moins secrets et les assiettes sont composées… Composer, c’est tout l’art des « bricoleurs », des « inventifs », des « créateurs », des « faiseurs »! « Je vais composer avec ce que j’ai! » Le résultat obtenu est au choix époustouflant ou décevant mais dans tous les cas inattendu, surprenant. La musique se compose donc de toutes ces notes, des notes de musique bien sûr mais qui s’écrivent elles aussi dans les marges quand la mélodie traverse la pensée fugace : elle s’écrit fébrile dans un coin de page, de feuille, de papier… Elle se note à la va-vite quand l’inspiration monte et bat son plein… Elle s’écrit avec les notes sur les lignes et c’est ainsi qu’elle se compose… en harmonie.

Les portées se superposent au gré des instruments : une ligne, deux lignes, trois, quatre, cinq, six, etc., et voilà qu’un orchestre surgit! C’est tout un cortège d’hommes et d’instruments qu’il s’agit désormais de diriger en bon chef d’orchestre qu’il se faut être! Il faut insuffler le feu de la création en soufflant sur les braises de l’âme. Car s’il arrive que le chef d’orchestre soit le compositeur de l’œuvre, il s’avère régulièrement que ce ne soit le cas. Le chef d’orchestre doit par son talent de guide faire ressurgir toute l’émotion originelle qui émane de l’œuvre, tout du moins, il tend au mieux à en faire ressurgir l’essence… Il est ici comme le conteur, celui qui nous fait vivre les histoires, les contes en tout genre, jouant de sa voix, de son visage et de son corps. Une voix changeante pour chaque personnage, une voix mouvante au gré des émotions, un visage tour à tour ouvert ou fermé, bien souvent grimaçant, le tout parfois agrémenté de gestes amples et fous pour simuler des actions charnières, temps forts du roman. J’aimais écouter ma mère et ma tante narrer Les Contes de ma mère l’Oye de Charles Perrault ou ceux de Hans Christian Andersen. Et à mon tour, je pris beaucoup de plaisir à faire vivre plus qu’une simple histoire dans ma bouche, mais tout un monde magique et irréel sous le regard fasciné de ma petite cousine…

Le chant des mots qui se posent

Qu’en est-il de l’écriture? L’écriture n’est-elle pas destinée à la lecture? Certains ont déjà écrit à ce sujet à la Villa : Baudouin Jurdant invité par Mélodie Faury qui elle-même en raconte beaucoup sur son propre carnet de recherche, ici et [1]. Il y eu aussi Jonathan Chibois, en avril 2012… L’écriture engendre la lecture. Celle-ci naît dans le creux de la main au moment où le crayon s’active, ou la touche s’enfonce. L’écriture s’inscrit, et la lecture agit comme un révélateur.

Depuis que j’écris[2], je ne peux m’empêcher de procéder à une relecture de ces phrases ainsi inscrites sur papier ou à l’écran. Vous aussi, j’imagine, procédez à cette lecture consciencieuse qui vise à vérifier outre les quelques fautes d’orthographe et de grammaire, le sens du propos : sa cohérence. C’est une relecture qui la plupart du temps est… silencieuse. Cette relecture est muette, vous êtes le seul à entendre le son de votre voix se propageant dans votre tête. Et encore, parfois quand j’écoute ma voix muette, je n’y trouve aucune correspondance à ma voix sonore. Mais enfin, quoiqu’il en soit, comme on nous l’a si bien appris à l’école : « Vous lisez dans votre tête! » Quelle curieuse expression que voilà pour peu que l’on y prête une quelconque attention. C’est quoi lire dans sa tête? Y-a-t-il quelque chose à lire dans la tête? Je dois rentrer dans ma tête pour lire? En terme de réflexivité, je trouve cette formule bien à propos. Mais lire dans sa tête ne revient-il pas à s’isoler de la mélodie du texte? Je ne sais pas pour vous, mais je trouve que ma voix intérieure a beaucoup moins de puissance et beaucoup moins d’amplitude, de tonalités et de couleurs que ma voix extérieure. Je crois qu’à force de rester enfermée, elle n’ose plus vraiment s’exprimer. Car rappelons-le, lire dans notre tête, c’est avant tout pour ne pas déranger son voisin. Nous comprenons parfaitement que cela deviendrait une cacophonie insupportable si tout le monde se mettait à lire en même temps : je n’ose imaginer les heures de pointe dans un métro où chacun dégainerait sa lecture du soir et irait de sa plus belle voix chatoyante! Nous comprenons cela tous parfaitement, et il en va ici du respect de tout un chacun. Mais à la maison… Vous arrive-t-il encore de lire à haute voix? Que ce soit pour faire la lecture à votre entourage ou pour vous-même quand vous avez le loisir de la solitude?

« Après tout, chanter n’est jamais que mettre quelque nuance dans sa voix, jouer avec les tons et les rythmes qui sont déjà existants dans notre façon de discuter. Elles ne sont qu’accentuation! Au final, chanter c’est parler et parler c’est chanter »

Mes meilleurs moments de lecture se font à haute voix, je vous l’avoue. Quelle explication donner à cela? Ce n’est pas tant pour écouter le son de ma voix : une simple conversation suffit à cela et une mélodie que l’on chante sous la douche remplit tout aussi bien cette fonction. Il s’agit plutôt de découvrir la musicalité de la phrase, la musicalité du discours. Et je peux vous dire qu’il y a des textes qui sonnent vraiment très mal à mon oreille alors que d’autres me transportent littéralement. Je crois que comme la musique, l’écriture (comprenez ici celle des mots) est une mélodie. Après tout, chanter n’est jamais que mettre quelque nuance dans sa voix, jouer avec les tons et les rythmes qui sont déjà existants dans notre façon de discuter. Elles ne sont qu’accentuation! Au final, chanter c’est parler et parler c’est chanter[3]! Alors le texte qui s’écrit sur une page est comme des notes se posant sur une partition. Je me demande souvent si les auteurs d’ouvrages scientifiques et/ou littéraires s’interrogent sur la musicalité de leur écriture au moment de coucher les mots sur la partition? Toujours est-il que je lis à haute voix. Je lis quand je suis seule mais je lis aussi à mon ami mais uniquement avec son accord (il est en effet très important en musique de s’accorder) : je ne voudrais pas le déranger dans ses affaires. C’est quelque chose qu’il trouve très appréciable : il me dit que je lis bien. Mais c’est quoi lire bien? « C’est parce que tu ne lis pas de façon monotone : tu rends le texte vivant par tes intonations ou encore par les pauses que tu fais. Du coup, ça le rend intéressant et je l’écoute avec plus d’attention. » Peut-être que c’est quelque chose de l’enfance qui est resté inscrit en moi : avoir entendu des contes et avoir été à mon tour conteuse. Je vous avoue qu’il n’est pas aisé de conter tous les ouvrages car, comme je vous le disais quelques lignes plus haut, certains textes sont particulièrement dissonants… Ces textes-là, et même si je ne devrais pas le dire, sont trop inaudibles à mon oreille et ça me porte au cœur : c’est sûrement pour cela que je les qualifie d’imbuvables, proches de me donner la nausée. Je ne remets absolument pas en cause le travail de l’auteur. C’est, vous le comprenez bien, une perception très subjective, une question de goût. Ce qui peut déplaire aux uns, siéra aux autres. Et heureusement pour nous, les choix musicaux sont variés! Il en va de même pour les textes. Je n’ai pas envie de me forcer à lire ou à écouter une œuvre avec laquelle je ne résonne pas à l’unisson. C’est ainsi que se font la plupart du temps mes choix de lecture.

Qu’en est-il de ma thèse? De ce travail d’écriture régulier? Il faut que ça chante! Voilà, ce que je me dis à chaque nouvelle page rédigée. Et pour chacune d’elle, une relecture à voix haute s’impose. Là, je sens qu’il y a comme un « couac », une fausse note. Et ici, il manque une note pour que la mélodie soit plus en harmonie avec le reste du morceau. Alors, je rajoute des mots, j’en enlève, j’en remplace par d’autres, etc. Je compose. Et je reprends ma lecture à voix haute. N’allez pas croire que je considère que ma thèse est une œuvre musicale magistrale! La plupart du temps, je considère mon texte « propre ». Rares sont ces moments où je me complimente sur l’ingéniosité mélodieuse d’une phrase. Mais ces moments-là me comblent de bonheur. Si je dois écrire 10, 50, 1000 pages ne serait-ce que pour une seule phrase harmonieuse, alors oui, je suis prête à faire cela. Car lorsque chacun de ses mots vibrent de leur essence dans le son de la voix, que la phrase se met à tinter de sa douce mélodie et que le sens en devient harmonie, c’est le cœur qui s’embrase. Et c’est cet effet-là que je ressens à la lecture de certains ouvrages.

Comment savoir si ce qu’on écrit est mélodieux? Je ne saurais vous dire. Je crois qu’une fois de plus, c’est une affaire de goût mais aussi et surtout une question de sensibilité. Est-ce que ma pratique du piano et du chant lyrique m’y a aidé? Sûrement. Quand je visualise une phrase composée de mots, je la perçois comme un phénomène ondulatoire. Cette onde se propage en continue de façon constante. Bien sûr, la lecture serait très ennuyeuse si cette constance n’était pas parfois agrémentée de quelques pics qu’ils soient placés en haut ou en bas, selon que l’on veut signifier un heureux évènement ou au contraire une situation dramatique. Je devrais peut-être essayer de vous montrer cela avec un exemple.

Un conte enchanté

Je prends pour extrait les premières lignes du conte de « La Barbe Bleue »[4] par Charles Perrault.

Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle d’or et d’argent, des meubles en broderies et des carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe bleue : cela le rendait si laid et si terrible, qu’il n’était ni femme ni fille qui ne s’enfuît de devant lui.

Voici un petit schéma pour illustrer la musicalité de ces deux phrases par une onde (n’hésitez pas à cliquer dessus pour avoir plus de lisibilité).

 

La première phrase décrit la situation fort agréable et plutôt aisée d’un homme dont on ne sait rien encore. Aussi, la description se lit-elle avec un ton calme engendrant de ce fait, une onde aux courbes assez plates, représentant ainsi une forme de calme. Mais à la deuxième phrase, tout change. D’abord, on nous parle de « malheur » alors tout de suite, le ton se fait plus dramatique et surpris à la fois parce qu’avec la description précédente, on ne s’attendait pas à tomber nez-à-nez avec le malheur, d’où un pic vers le haut. Ensuite, on découvre que le malheur de cet homme est d’avoir une barbe bleue. J’imagine qu’à cette époque, le bleu n’était pas vraiment en vogue en terme de mode capillaire[5]. Donc, c’est sûr, ce ne devait pas être facile tous les jours. Et puis ce « eu » de bleu, couplé à ce « eu » de malheur à quelque chose de « monstrueux ». C’est pourquoi, alors qu’arrive cette étrange sensation de peur (qui rime avec malheur), le pic descend soudainement. Mais il remonte parce que, deuxième effet de surprise, non seulement d’être affublé de cette barbe unique en son genre, cela le rend très laid et terrible en plus. Non, vraiment, ce n’est pas de chance! Cela aurait pu lui conférer un quelconque charme, mais il n’en est rien! Le pic remonte alors parce que aussi malheureuse que puisse être cette nouvelle, elle n’en reste pas moins inattendue. Enfin le pic s’enfonce dans les méandres des profondeurs, lorsqu’au final on découvre que de toutes jeunes femmes ou filles s’enfuient devant lui… Mélange de consternation et d’inquiétude qui provoque cette chute vertigineuse. Mais enfin, il ne s’agit là que d’une barbe[6]! Mais en même temps, est-ce que derrière cet amalgame de poils ne se cache pas un personnage des plus mystérieux… voire inquiétant[7].

« mais où reprendre son souffle? Dans le creux d’une virgule, dans l’assise d’un point, dans le lit que nous offre les trois petits points de suspension… »

Pour vous donner une petite idée, je vous ai retranscrit ce passage sur une partition. Que les musiciens me pardonnent car j’ai sûrement fait bien des fautes! Et pour ceux qui ne connaissent pas l’écriture de la musique, ceci est pour vous. Ne vous souciez pas de savoir à quelle note correspond sa position sur la portée : le propos n’est pas là et d’ailleurs je n’ai pas cherché à signifier cela. Non. Avant tout, je cherchais à vous montrer le rythme ainsi que les variations de tonalité, celles-ci étant signifiées par la position des notes sur la portée : plus elles sont hautes, plus le ton monte et plus elles sont basses, plus le ton baisse. La première phrase se lit sur un rythme binaire, très simple, comme une balade : les temps sont simplement marqués comme le tic tac régulier d’une horloge. A la deuxième phrase, nous passons sur un rythme ternaire. Le rythme ternaire est le rythme du drame, celui qui donne une profondeur plus sourde aux événements. Je vous renvoie à l’article de Florian Caullery à propos du Black Metal, style musical qui use et abuse de ce rythme qui tombe bien à propos car, comme vous pouvez le lire, nous venons de faire le grand plongeon dans la mélopée du malheur[8].

 

J’espère qu’avec cet exemple, vous aurez à votre tour mieux saisi ce que j’entends par musicalité de la phrase et ma façon de m’en représenter sa mélodie par une onde plus ou moins oscillante à chaque moment clé et instant charnière où se tient le nœud de l’intrigue. Je n’ai pas vraiment eu le temps de représenter les silences sur cette partition. Mais je ne voulais pas embrouiller l’esprit du lecteur avec cela, d’autant s’il ne connaît pas le solfège. Mais notez toute l’importance de la ponctuation qui joue dans ce texte le rôle de ces pauses et de ces soupirs en musique. Ils marquent la respiration plus ou moins posée, ou au contraire haletante et saccadée : mais où reprendre son souffle? Dans le creux d’une virgule, dans l’assise d’un point, dans le lit que nous offre les trois petits points de suspension… Oui, décidément, être tenu en haleine, c’est vraiment une histoire de souffle! Combien d’histoires et de lectures ne nous ont pas coupé le souffle? Et sans cette respiration, sans ce passage du souffle dans l’air, le son pourrait-il être?

Est-il possible d’apporter la même puissance musicale à un ouvrage scientifique? Je le pense, oui, et d’autant plus après la lecture de Tristes Tropiques. Mais je l’avais découvert avant avec Marcel Mauss ou Laurent Olivier ou Gaston Bachelard ou encore Jean Baudrillard… Peut-être que vous-même avez perçu cette musicalité de l’écriture dans certains livres? Et je suis certaine que ces livres-là vous ont marqué bien plus que d’autres parce que, un peu comme ces chansons qui se retiennent si vite, leur gimmick a su capter votre oreille de lecteur.

***

Billet original : Messal, Stéphanie, 23 janvier 2013, « L’écriture, il faut que ça chante! ». Espaces réflexifs [Carnet de recherche], consulté le 6 juin 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/4060

Crédit photographique : Stéphanie Messal, licence CC-BY


  1. Mais il faut arpenter les couloirs de son carnet pour en ouvrir chaque porte et en découvrir un nouveau champ.
  2. Oui, très jeune, je me suis sentie l’âme d’une écrivaine… Ma mère a précieusement conservé tous ces débuts de romans avortés. Je crois qu’un seul d’entre eux a fini par aboutir, sûrement parce qu’il était destiné à une autre personne.
  3. Je pourrais ici faire tout aussi bien référence au Rap ou au Slam.
  4. Sûrement un de mes contes préférés, si ce n’est mon préféré, mais j’hésite avec tous les contes d’Andersen.
  5. C’était bien avant l’arrivée du Punk et des Lolitas aux cheveux multicolores.
  6. Ah, on me dit dans le public : « Mais enfin, pourquoi ne se rase-t-il pas? D’autant plus qu’il a l’air d’en avoir les moyens! » Excellente question mais qui n’est pas à propos aujourd’hui.
  7. C’est ici que vous pouvez insérer cette petite musiquette de l’intrigue, souvent signifiée par les onomatopées suivantes à l’écrit : « Tin tin tiiin »…
  8. Petit clin d’œil à ce film qu’est La mélodie du bonheur.

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