Le traducteur et ses lecteurs

Claire Placial

« un échange à établir avec un destinataire absent »

Dans le carnet de recherche collectif les Espaces réflexifs, Mélodie Faury publiait en 2012 un billet intitulé « Interdisciplinarité : la réflexivité par soi et par l’autre ». Elle y exposait les réflexions d’un article co-écrit avec Barthélémy Durrive et Julie Henry. Un extrait de ce texte me semble faire écho à ce que je m’apprête à écrire au sujet du lecteur :

Par rapport à nos expériences antérieures de réflexivité, faire précéder le « retour » à soi par un « détour » par le point de vue de l’autre nous en effet semble permettre d’éviter un double écueil : d’une part la tentation introspective de prétendre se passer de l’autre pour s’autosaisir directement, d’autre part la critique extérieure (objectivation unilatérale ou opposition frontale entre disciplines), peut-être trop facile. Ainsi, une « ouverture » réflexive aux autres nous semble permettre de laisser l’initiative au « je », tout en l’engageant dans un point de vue extérieur » (Durrive, Faury et Henry, 2012).

Le terme détour m’intéresse particulièrement ici, dans la pluralité des figures qu’il permet. Détour suivi de retour, dans une perspective de « boucle » réflexive; mais aussi détour qui serait une variation, un excursus hors du chemin linéaire[1]. Une figure de l’altérité, le traducteur en côtoie continuellement : celle de l’auteur. Quand cet auteur est mort depuis deux siècles, nous pouvons certes avoir le sentiment qu’il répond, mais le dialogue que nous entretenons avec lui est fortement intériorisé.

Mais les « autres » par les points de vue desquels nous pouvons effectuer le « retour à soi » sont multiples, outre l’auteur. Il y a, dans le cas des retraductions, les points de vue des autres traducteurs ; et plus généralement les propos des autres traducteurs. Il n’est pas rare de se trouver des affinités traductives avec des traducteurs dont on ne saurait par ailleurs examiner le travail faute de lire les langues dans lesquels sont écrits les textes qu’ils traduisent.

Et, plus directement, il y a les lecteurs, lecteurs cibles et lecteurs réels.

« La destination de la traduction à un certain type de lecteur oblige le traducteur […] à conceptualiser leur pratique, à en déterminer les visées, et les modes de visée »

Pour qui traduit le traducteur?

Pour qui traduit-on ? Voilà une question que je n’aime guère me poser en traduisant, et dont je n’aime guère penser qu’il est impératif d’y répondre avant que de traduire quoi que ce soit. Pour autant il ne faut sans doute pas évacuer la question, d’abord parce qu’il existe des contextes dans lesquels la prédétermination d’un lectorat et de ses attentes est capitale, et aussi parce que quand bien même on ne vise pas un type de public particulier il n’en reste pas moins que l’on a sans doute, d’une façon ou d’une autre, des figures de lecteurs à l’esprit.

A priori, la définition du lecteur cible semble une possible porte d’entrée vers un travail réflexif du traducteur : en effet, partant de la question du destinataire de la traduction, se pose celle des visées et des méthodes de la traduction. Encore que la définition des attentes et des capacités du lectorat peut ne pas être systématiquement assortie d’une évaluation critique des visées de la traduction. Les traductions de la Bible sont un bon terrain d’observation de la définition de lecteurs cibles, puisque la justification éditoriale de la publication d’une nouvelle traduction de la Bible ne peut pas être celle du manque de traductions accessibles. Quand il y a une nouvelle traduction de la Bible, c’est souvent qu’il y a une nouvelle définition de la manière de traduire, qui va singulariser la nouvelle traduction, et justifier son existence. Une des nombreuses possibilités passe par la définition primordiale d’un public non lecteur de la Bible, et la définition subséquente de moyens linguistiques de se faire entendre de ce public. C’est ce qui est au cœur de la traductologie prescriptive développée par Eugene A. Nida, dans le cadre des missions évangéliques, s’appuyant sur le développement d’une linguistique behavioriste et communicationnelle, visant l’adéquation de la réponse du lecteur (reader’s response) à celle du lecteur ou de l’auditeur du texte source au moment de sa rédaction (Eugene Nida, 1947 ; E. J. Brill, 1964;  E. J. Brill, 1969). Avant Nida, le traducteur « pour les idiots » qu’est Castellion conçoit également sa traduction à l’aune d’un impératif communicationnel. « Idiots » pour Castellion en 1555, ne signifie pas imbécile, mais non spécialiste : Castellion traduit pour que monsieur Tout-le-monde puisse lire la Bible, et il utilise de ce fait et pour cette raison un vocabulaire exempt d’emprunts au grec et au latin, entre autres traits linguistiques qui tranchent sur la traduction à son époque.

« alors que je pense nécessaire l’adaptation du contenu aux personnes que l’on a concrètement devant soi, je ne pense pas qu’il en aille ainsi de la traduction »

Où est la réflexivité ici ? Sans doute dans le fait que la destination de la traduction à un certain type de lecteur oblige le traducteur, du moins ceux que je viens de citer, à conceptualiser leur pratique, à en déterminer les visées, et les modes de visée. Et que de ce fait même, elle suppose une conscience que la traduction proposée est une parmi plusieurs traductions possibles, et la meilleure possible pour un public donné. En l’occurrence, dans les cas de Nida et de Castellion, et dans la plupart des cas où un public spécifique est visé par la traduction, c’est un travail sur l’intelligibilité du texte traduit qui va être réalisé, au moyen d’une réflexion de l’importance d’adopter une syntaxe claire, et un lexique simple.

La définition d’un public cible n’est pas la seule façon de prendre en compte l’existence du lecteur, et les figures des lecteurs sont pour le traducteur bien variées, même lorsqu’il s’en défend, sans doute. Un cas spécifique, qui me vient à l’esprit au moment où j’écris, est celui de l’exercice de la version. Le candidat ou l’étudiant a alors des objectifs pluriels, celui de traduire correctement un texte, et celui d’obtenir une bonne note, ce qui sera possible s’il satisfait le lecteur, non selon des critères subjectifs de goût, mais selon des critères d’évaluation spécifiques à l’exercice : il s’agira en effet de rendre compte de la compréhension grammaticale et sémantique un texte en langue étrangère, et également de produire un texte dans un français irréprochable ; l’expérimentation, les hésitations, les justifications, n’ont pas droit de cité.

Parenthèse. On entend parfois qu’il y a autant de façons de traduire qu’il y a de traducteurs ; mais chaque traducteur a aussi des façons de traduire qui peuvent s’infléchir selon le texte (littéraire, technique…) et le contexte (qui lit le texte, et pourquoi ?). En d’autres termes, si je devais traduire un texte de Heine pour une version de concours, je ne m’autoriserais pas les néologismes que je m’autorise sinon.

Cette distinction entre modalités du traduire est-elle à ce point dépendante du contexte ?

Contexte et lecteur cible : l’initiation du mouvement réflexif chez le traducteur

Déterminer le contexte et le lecteur cible d’une traduction est essentiel si l’on se place dans une perspective d’analyse historique des traductions. Pour les textes littéraires, une traduction réalisée pour une édition critique donnera lieu à un autre livre qu’une traduction publiée en poche. Mais à vrai dire l’usage d’une traduction entraîne plutôt une modulation des péritextes que de la traduction elle-même : les notes seront davantage développées dans une édition critique par exemple. Je ne suis pas certaine que la traduction en elle-même soit fondamentalement différente. La possibilité de l’utilisation des notes du traducteur, plus grande dans une édition critique que dans une édition de poche, rend néanmoins possible la glose des solutions de traduction, et de ce fait l’adoption de solutions très littérales, pouvant sembler peu lisibles. Mais écrivant cela je me perds dans des considérations sur l’usage visé, et perd de vue le lecteur visé.

Si je perds de vue le lecteur visé, c’est sans doute en bonne part à cause du fait qu’à viser des lecteurs cibles hypothétiques, j’ai le sentiment de tirer dans le vide, ou dans le noir. Sait-on jamais quels seront les lecteurs ? Faut-il qu’on se les imagine, qu’on s’adapte aux attentes de lecteurs plus furtifs encore que les fantômes bien connus de nos auteurs ?

Le destinataire absent

Je me faisais la réflexion suivante, en écrivant ce billet. J’ai le plus grand mal à adapter ma traduction aux attentes et aux habitudes d’un lectorat avec lequel je n’ai pas de contact direct. Je lisais dans le carnet de recherche « L’Infusoir« , chez Mélodie Faury, un billet intitulé « Où est l’autre ? adresse et réflexivité dans l’écriture ». Elle y revient sur une formation professionnelle focalisée sur l’écriture journalistique, proposée par Bertrand Labasse, dont elle résume les propos ainsi :

Il présentait l’acte d’écrire comme l’une des tâches mentales les plus exigeantes qui soient, dans la mesure où elle demande de composer avec :

–         un échange à établir avec un destinataire absent;

–         des conflits à régler à chaque seconde;

–         une linéarisation de sa pensée;

–         une négociation sociale avec celui à qui l’on s’adresse

Ces enjeux sont sans doute également présents dans la traduction, encore que selon des modes différents puisque l’on n’est pas l’auteur du contenu du texte traduit. C’est ici surtout la formule « destinataire absent » qui retient mon attention (ainsi que les « conflits à régler chaque seconde » sont le lot du traducteur ; Maxime Durisotti en parlait dans la note introductive de sa traduction de « La moissonneuse solitaire ») Et je vois de ce fait une différence tout à fait sensible entre d’une part la pratique de la traduction et de l’écriture, qu’elle soit scientifique ou personnelle, et d’autre part l’enseignement. Quand on enseigne, on a le public devant soi, on sent les mouvements d’attention, on sent quand ce qu’on dit fonctionne et quand cela ne fonctionne pas, et on ajuste. On peut arriver avec un certain contenu à vouloir transmettre ; il arrive que le contenu se transforme en cours de route quand le cours fait se déplacer certaines problématiques ; en tout cas la façon dont on va exposer le contenu dépend très fortement du retour – pas toujours verbalisé et explicite – que l’on a du public. Et de toute façon enseigner n’est pas parler seul : il y a du répondant – même l’aphasie adolescente est une forme de répondant. Donc là, oui, il faut négocier ferme avec le destinataire présent.

« la publication en ligne permet une interaction avec les lecteurs des traductions qui est un des moyens les plus flagrants d’effectuer le retour réflexif après le détour par le point de vue d’autrui »

Je me suis employée à dire, dans mes billets dans les Espaces réflexifs, qu’il n’y a pas de traduction absolue, d’en soi de la traduction. Je ne crois pas non plus qu’il y ait d’enseignement absolu. Une des meilleures leçons que j’aie reçues en matière d’enseignement, c’était ce que disait Michel Charles à propos des leçons de concours : il n’y avait pas une unique façon de faire cours sur un même sujet, et le même sujet devait pouvoir être traité en une heure devant des élèves de sixième comme en un semestre en séminaire de recherche.

Et pour autant, alors que je pense nécessaire l’adaptation du contenu aux personnes que l’on a concrètement devant soi, je ne pense pas qu’il en aille ainsi de la traduction.

On peut rattacher cela aux propos de Schleiermacher :

Ou bien le traducteur laisse le plus possible l’écrivain en repos, et fait se mouvoir vers lui le lecteur; ou bien il laisse le lecteur le plus possible en repos, et fait se mouvoir vers lui l’écrivain[2].

Si tant est qu’il faille prendre position dans une telle vision dichotomique des choses – sans doute qu’un moyen terme est possible, ne serait-ce que parce qu’il y a négociation permanente dans la traduction – je pencherais, pour la traduction littéraire, pour la première solution : ne pas adapter le ton, le vocabulaire, à un « destinataire absent » à qui on supposerait des habitudes et des capacités auxquelles il faudrait adapter le texte français, mais plutôt supposer du lecteur français une adaptabilité – partant du principe qu’on fait son possible pour que le texte français soit intelligible, sensé, de la même façon que le texte traduit est lui-même intelligible et sensé.

Ce qui, dira-t-on, est une façon de prendre en compte le « destinataire absent ». Mais sans savoir le sentiment d’avoir à bousculer l’écrivain, de lui passer un costume qui n’est pas le sien pour qu’il puisse avec nous aller dans le monde policé[3]. Mais sans viser de lecteur type qui serait justement un type, une fiction, un lecteur Monsieur ou Madame Tout-le-monde non incarné en monsieur ou madame Untel, le traducteur a toujours des lecteurs à l’esprit.

La double énonciation

Retournons dans les archives des Espaces Réflexifs. Dans un des derniers billets d’avril 2012, Jonathan Chibois, dans un billet intitulé « Le Carnet Réflexif. Être lisible plutôt qu’être lu » s’interrogeait sur les destinataires des billets. Il écrivait ceci :

Mon carnet de recherche en ligne je l’écris d’abord pour moi, je l’écris aussi pour les personnes rencontrées sur le terrain – concernées au premier chef par ma recherche -, et je l’écris également pour mes pairs avec qui je souhaite partager mes réflexions en cours et auprès de qui je souhaite être reconnu, enfin je l’écris pour l’ensemble des personnes susceptibles d’être intéressées par la problématique dans une optique de vulgarisation. Quand j’écris sur un carnet de recherche collectif comme ici, j’écris de plus pour un groupe de lecteurs privilégiés, avec qui j’ai le projet de construire à plusieurs voix une réflexion sur un thème unique et choisi.

Il reprenait ensuite une formule que j’avais utilisée dans un commentaire et que j’avais empruntée au vocabulaire du théâtre. Écrire un carnet de recherche relevait de « la double énonciation » : on s’adresse à plusieurs types de lecteurs à la fois. Au théâtre cela désigne le fait que le personnage s’adresse aux autres personnages en même temps qu’au spectateur. Appliquer cette formule à l’écriture en général ne peut l’être que par analogie, mais il y a quelque chose d’intéressant dans ce concept de double énonciation.

Il y a d’une part les « destinataires absents », inhérents à toute publication, littéraire, scientifique, technique : le public vers qui on lance les textes en les publiant, en ne les conservant pas dans un tiroir (ce qui n’exclut pas du reste que les textes qui restent dans les tiroirs aient été conçus sans l’imagination d’un possible lecteur à venir). Il faut alors sans doute s’efforcer de se rendre « lisible », pour que, si tant est qu’on ait quelque chose à dire on puisse être lu – dans le cas des traductions : pour que notre auteur soit lisible en français.

Il y a d’autre part les destinataires, non présents, mais réels. Autant j’ai le plus grand mal à me représenter les destinataires absents, autant j’écris, voire je traduis, en me représentant très concrètement certains lecteurs, que je vais m’abstenir de nommer ici, mais dont je suis sûre que certains se reconnaîtront. Il en va un peu différemment pour la traduction que pour l’écriture dont on est l’auteur premier, puisque le propos n’est pas celui du traducteur, la construction de l’ouvrage, le choix des images, le choix des termes mêmes, sont dus à l’auteur. La marge de manœuvre du traducteur est moindre. Et pourtant. La représentation que le traducteur se fait des lecteurs est susceptible d’influer sur son travail.

L’éditeur peut faire figure de relecteur premier – de fait, c’est son rôle que de relire et que de soulever les problèmes que pose le texte français. L’intériorisation de la figure de l’éditeur peut induire une adaptation de la façon de traduire, quand bien même on n’aurait pas reçu de lui de consignes.

Repenser sa pratique par le frottement à celle d’autrui

La publication en ligne permet une interaction avec les lecteurs des traductions qui est un des moyens les plus flagrants d’effectuer le retour réflexif après le détour par le point de vue d’autrui, dans la mesure où la possibilité de commenter les traductions en ligne les expose à la critique. Où, en l’occurrence, comme le déplorait Marie-Anne Paveau dans un billet daté de 2011 de son carnet La Pensée du discours, au silence des lecteurs. Sans doute nombreux sont ceux qui n’en pensent pas moins, et qui ne commentent pas. Mais quand commentaire il y a, les critiques formulées poussent au retour sur les textes. Si elles corrigent des erreurs factuelles, la traduction en est améliorée. Si elles s’inscrivent en faux contre la traduction dans son ensemble ou dans ses détails, à nous de faire la part des choses. Certains commentaires peu amènes m’ont poussée à d’une part m’interroger sur ce qui les fondait : le texte avait été vite traduit, vite publié, il était améliorable ; mais par ailleurs, j’ai tendance dans ces cas à défendre mes choix de traductions, comme étant mes choix, non la vérité ; ce qui me pousse d’autant à approfondir la pensée du traducteur comme sujet de la traduction. Du reste jusqu’ici les commentaires sur les traductions à proprement parler ont été rares. Peut-être est-ce qu’il est moins facile d’argumenter ou de prendre position sur une traduction ? En tout cas les commentaires sur les billets des différents carnets n’ont pas été sans influence sur ma façon de revenir ensuite à la traduction, en général là encore parce que, frottant ma pensée à celle d’autrui, j’étais amenée à repenser ma pratique.

Mais ce sont également les amis, les proches, qui lisent les traductions, qui influent directement ou, sans doute plus souvent indirectement. Sur le choix des mots, parce que nous piquons telle formule à Untel, ou que voulant lui faire un clin d’œil dont il est du reste fort peu probable qu’il l’aperçoive (encore que), nous utilisons tel mot plutôt quel tel autre qui aurait également convenu. Mais aussi dans la perception que nous avons de la visée de la traduction – rendre lisible un texte étranger aux lecteurs de notre langue.

Ici un sentiment tout bête. Je voulais traduire Heine primordialement parce que j’aime les Reisebilder, que j’ai de l’empathie pour leur auteur, que le ton est ferme, que je ris à cette lecture. Pas spécialement en ayant un public en vue. C’était moins le résultat qui m’importait que le compagnonnage avec le poète. Et puis… je donne à lire des bouts de Heine à mes amis,  j’ai confié cinquante pages pour relecture et critique à un ami qui ne lit pas allemand, et a aimé les quelques bribes de Heine qu’il a lu jusque là. Je me dis qu’il lui fallait une traduction, et je suis heureuse que ce soit par la mienne qu’il lise Heine. J’ai au moins ce lecteur cible-là.

Détour par l’autre et par soi

Mais puisqu’il s’agit de faire par le biais du détour le retour sur soi. Le premier lecteur de la traduction, c’est le traducteur lui-même ; qui est juge et partie, en l’occurrence, puisque c’est lui qui est le premier garant que ce qu’il écrit est lisible. Je lis ainsi chez Delisle ces propos de Sylvie Durasanti : « Le traducteur doit se dédoubler pour être son premier lecteur – et son plus sévère censeur ». Il est périlleux d’expliquer cette phrase prise en dehors de son contexte. Sans doute cette traductrice qualifie-t-elle ainsi l’effort que doit faire le traducteur afin de s’assurer de la lisibilité de son texte ; par exemple en relisant in extenso la traduction, afin de revenir sur les points qui semblent maladroits ou inintelligibles.

Mais j’irais plus loin. Si le traducteur est aussi le premier lecteur de la traduction, c’est aussi parce qu’il est le mieux à même de produire le texte qu’il voudrait lire. M’avaient marquée ces mots de E.M. Good, auteur d’une nouvelle traductions du livre de Job :

Does the world need another translation of Job? The question can be answered in the affirmative only on grounds that (1) this translation is better than, or as good as, others; or (2) this translation is necessary to what follows it. I cannot make the first claim with a straight face, though I think mine is better in some respect than others. I can make the second claim. Only one translation always agrees with me: my own. That is the only excuse for attempting it, and it may be my translation’s sole virtue and major fault (Good, 1990).

Est-ce que le monde a besoin d’une nouvelle traduction de Job ? On ne peut répondre à la question par l’affirmative seulement si (1) cette traduction est meilleure que les autres ou aussi bonne ; ou (2) cette traduction est nécessaire à ce qui la suit. Je ne peux affirmer la première chose la conscience tranquille, même si je pense que la mienne est meilleure que d’autres d’un certain point de vue. Je peux affirmer la seconde chose. Il n’y a qu’une traduction pour être en accord avec moi : la mienne propre. C’est la seule excuse que j’ai pour en tenter une, et il se peut que cela soit a seule vertu et la plus grande faute de ma traduction. (Je traduis)

***

Billet original : Placial, Claire, 26 août 2012, « “Un échange à établir avec un destinataire absent” : le traducteur et ses lecteurs » Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 26 février 2018.  http://reflexivites.hypotheses.org/2984

Crédit photographique : Detours par XoMEoX, 2017, licence CC-BY


  1. By indirections find directions out. Une traduction possible, proposée par Maxime Durisotti, pourrait être « trouver l’issue par des voies détournées ». La figure du chemin et du détour est très présente dans les Affinités Electives, roman auquel j’empruntais mes images liminaires au début du mois.
  2. F. Schleiermacher, Sur les différentes méthodes de traduction, conférence donnée à l’Académie royale des sciences de Berlin le 24 juin 1823, traduction d’Antoine Berman, qui cite Schleiermacher dans L’épreuve de l’étranger, Paris, Gallimard, 1984, p. 235.
  3. Je m’aperçois écrivant cela que, si je pensais à l’essai de Montaigne sur les cannibales – je ne mettrai point de haut-de-chausse à des écrivains qui n’en portent pas – Heine quant à lui, dans la préface à la traduction de 1834 des Reisebilder prône une traduction wörtlich, mot-à-mot, et écrit : « je ne crois pas qu’on doive traduire le sauvage allemand en français apprivoisé » (la traduction de la préface française est anonyme, revue par Heine).

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