« C’est la taie arrachée de notre intelligence »

Benoît Kermoal

“Real Life” (1978) Magazine, source : notice Wikipédia

Après avoir écrit ici durant le mois de juillet, j’aimerais aujourd’hui partir du texte de Marie-Anne Paveau « Indiscipliné.e.s » qui me paraît refléter parfaitement l’ambiance dans la Villa. Avant cela, quelques bribes de retour d’expérience sont peut-être utiles.

On ne sort pas facilement de la logique de… [à compléter selon les goûts]

D’abord peut-être faut-il évoquer l’écriture de ces billets durant un mois : un billet tous les 3 ou 4 jours, eh bien cela demande bien des efforts, une activité intellectuelle éruptive sur la longue durée. J’avoue avoir été soulagé de voir apparaître la date du 31 juillet sur mon calendrier. Cette forme d’écriture ne permet pas le repentir, le retour en arrière, l’effacement de plusieurs pages, il faut tenir la corde, écrire dans l’urgence et essayer de construire un discours pas trop convenu susceptible d’intéresser quelques lecteurs et les autres membres du collectif. Mais à chaque fois que le bouton « publier » est activé, on savoure cette petite victoire. Après tout n’importe quel travail d’écriture doit impliquer de tels sentiments contrastés. Mais dans la villa, la logique du collectif dépasse la logique individuelle.

« Cette forme d’écriture ne permet pas le repentir, le retour en arrière […]. Mais dans la villa, la logique du collectif dépasse la logique individuelle »

Lorsque Marie-Anne Paveau et Mélodie Faury évoquent comme élément fondateur un billet que j’ai fait sur mon carnet de recherche, j’avoue presque ressentir une sorte de complexe de l’imposteur tant je pense qu’il s’agit tout d’abord d’une aventure collective et que, d’autre part, elles sont toutes deux les premières et principales responsables du succès de cette entreprise commune et j’ai encore envie de leur dire simplement « Merci »! Enfin, il me semble important d’écrire dans un espace où les frontières des disciplines scientifiques normalement reconnues s’estompent.

« écrire dans un espace où les frontières des disciplines scientifiques normalement reconnues s’estompent »

On ne sort pas facilement de la logique d’une discipline scientifique : je commencerai sur ce point par une affirmation en forme d’aveu. Souvent en pratiquant cette discipline qu’est l’histoire – c’est-à-dire en lisant des historien.ne.s, en cherchant aussi un peu – je m’ennuie un peu. Si on peut rattacher ma recherche en cours au vaste champ de l’histoire politique, j’ai beaucoup de peine à considérer qu’un représentant politique se limite à ses mandats électoraux, qu’une implantation d’une idée politique se caractérise par un pourcentage de voix, qu’on mesure ce qu’est être socialiste en alignant des centaines de chiffres! Or, souvent dans des travaux que je peux lire, l’histoire politique se résume presque à ça… J’ai aussi l’impression que le fétichisme de l’archive oblige de nombreux historiens à se considérer comme de petits propriétaires des découvertes qu’ils font, donnant ainsi à leurs trouvailles un aspect forcément inédit, ou du moins qu’ils persuadent comme tels. Aussi pour éviter de telles impressions, lire et découvrir de nouveaux champs disciplinaires, c’est devenu nécessaire pour moi. Ici j’apprends beaucoup, je découvre beaucoup. La porosité des frontières disciplinaires, ainsi que la diversité de nos statuts professionnels, sont une richesse très importante. Un seul exemple peut-être? J’ai sur mon bureau un livre de Jung, Types psychologiques, publié en français en 1950. J’ai commencé à le lire parce que le traducteur est Yves Le Lay, dont j’ai souvent parlé, et qu’en plus d’être traducteur de Freud et de Jung, il fut un militant socialiste important en Bretagne dans l’entre-deux-guerres. Au détour d’une note, d’une phrase de la préface, on apprend d’ailleurs beaucoup sur lui, et en même temps j’apprends aussi sur Jung, sur la psychanalyse, comme j’aime à essayer de lire Ricœur, Bourdieu et bien d’autres, bref à être indiscipliné comme Marie-Anne l’a si bien écrit.

« La porosité des frontières disciplinaires, ainsi que la diversité de nos statuts professionnels, sont une richesse très importante »

L’intelligence en essaim

Il y a quelques semaines, on m’a posé une question : « Mais après tout tenir un carnet de recherche en ligne, n’est-ce pas une perte de temps ? ». Je prépare en effet une thèse, mais suis aussi professeur d’histoire-géographie, et surtout bien plus âgé que la moyenne des doctorant.e.s en histoire, ce qui montre que je suis bien en retard sur un hypothétique cursus honorum du chercheur… Alors est-ce que je perds du temps à écrire ici, à lire des philosophes et des auteurs des sciences sociales et à m’aventurer dans des cartons d’archives où a priori il n’y a rien sur mon sujet ? Répondre à la question oblige au préalable de répondre à une autre question qui lui est liée : « perd-on du temps à respirer ? »

« la villa réflexive, c’est aussi  un espace interstitiel qui est devenu essentiel dans mon travail de recherche »

Bien sûr ici ma distance un peu ironique s’explique également par les pesanteurs de toutes les disciplines historiques. Or, la villa réflexive, c’est aussi  un espace interstitiel qui est devenu essentiel dans mon travail de recherche. C’est surtout encore une fois un espace collectif. Peut-être que cette citation, un rien guerrière, de Negri et Hardt dira mieux ce que je pense :

Lorsqu’un réseau réparti passe à l’offensive, il fond sur son ennemi comme une nuée d’insectes : une myriade de forces indépendantes, surgissant de tous côtés, concentrent leurs frappes puis se dispersent dans l’environnement. Vue de l’extérieur, une telle attaque s’apparente à un essaim en raison de son caractère informe. Le réseau étant privé de centre d’où émaneraient des ordres, il ne semble répondre à aucune forme d’organisation aux yeux de ceux qui restent prisonniers des schémas traditionnels – tout n’est qu’anarchie et spontanéité (Hardt, Negri, 2004, p. 117).

Le thé, la taie ou se taire ?

C’est le moment d’expliquer ce titre de billet qui peut paraître étrange. Se taire? Non bien sûr, j’ai déjà réservé une place pour l’été prochain dans la villa, je crois savoir qu’il y aura d’autres locataires, et puis aussi celles et ceux qui reviendront en deuxième saison. Autrement dit l’aventure collective continue et je vais donc continuer à parcourir les couloirs de la villa réflexive. Le thé ? L’allusion est évidente, si vous ne la comprenez pas, il faut en profiter pour reprendre tous les billets depuis le mois de janvier 2012.

La taie ? Celle de l’oreiller ? C’est vrai que l’art de la sieste est le pendant idéal du travail de recherche. Non, il s’agit d’autre chose. J’ai trouvé un texte qui reflète parfaitement ce que je pense de ce travail collectif, de ses effets bénéfiques sur ma recherche personnelle. C’est tiré d’une brochure écrite dans un tout autre contexte, mais avec un peu d’imagination, je suis sûr que vous comprendrez pourquoi je la trouve bien choisie. L’auteur ? Je ne sais pas pourquoi vous allez penser « ah oui bien sûr! » si je vous dis qu’il s’agit d’un texte de Léon Blum :

Il y a deux cents ans, les chirurgiens ont pratiqué pour la première fois l’opération de la cataracte, et rendu la vue à des aveugles-nés. On a pu comparer alors l’idée qu’ils se faisaient du monde dans leur nuit, et celle que leur fournissait la vue restituée. Ils avaient cru se représenter, par ouï-dire, à travers leurs sensations incomplètes, ce qu’est exactement la lumière, ce qu’est une fleur, ce qu’est un visage humain. Mais au contraire, ils ne se représentaient rien d’exact. Ils avaient vécu dans un monde d’illusions étranges et mensongères que ne s’étaient dissipés pour eux qu’avec les ténèbres qui les entouraient. Ils ne saisissaient la réalité du monde qu’une fois la taie arrachée de leurs yeux. Le socialisme, une fois  conçu, produit en nous la même révolution spirituelle. C’est la taie arrachée de notre intelligence (Blum, 2012, p. 65).

PS : un seul regret, on ne parle pas beaucoup de musique dans la villa réflexive. Alors pour réparer un peu cet oubli, il n’est pas anodin de savoir que ce billet fut écrit en écoutant en boucle l’album « Real Life » (1978) de Magazine.

https://youtube.com/watch?v=f22_rOPaW5M

Discussion
« Cher Benoît…
Un seul cri du cœur en forme de MERCI oui merci, merci, merciiiiiiiii!!!
Merci pour cet « aveu » > « Souvent en pratiquant cette discipline qu’est l’histoire – c’est-à-dire en lisant des historien-ne-s, en cherchant aussi un peu – je m’ennuie un peu. »
Parce que c’est pareil à la maison : si tu savais comme je m’ennuie ces derniers temps. Je frôle ce fameux mortel ennui de Gainsbourg. Si, si je t’assure! Je me sens seule dans ma page (limite comme la sorcière d’Emilie Jolie). C’est terrible ce sentiment d’ennui, vraiment terrible.
Tu vois, tu parles de l’homme politique et bien en tant qu’anthropo, je dirais que nous ne sommes pas mieux servis. Je suis souvent déçue par la majorité de mes lectures de livres, d’articles, par mes recherches pour ma recherche en cours. On parle d’hommes mais… où est l’homme? Pas de sentiments, pas d’émotion, pas d’anecdotes, pas de quotidien. rien, zéro, nada! Sérieusement! Peu importe l’homme (ou la femme bien sûr). Ce qui fait une personne ce n’est pas uniquement sa « fonction », son « titre » mais c’est son quotidien, son caractère, ses anecdotes, son rire, etc. Et tu vois, ça me manque à tous les niveaux cette perception de l’autre un peu oubliée. Mais à tous les étages, tant sur mon terrain d’enquête que dans mon labo. Je crois qu’il faut vivre la vie comme elle vient pour mieux en comprendre l’essence. Et rien n’est à mettre au rebut sous prétexte que l’on fait de l’histoire, de la géo, des maths, de la musique, de l’architecture. Je repenserai toujours aux mots de M. Dubourg (architecte) qui nous disait en cours: « Pour faire de l’architecture, il faut aller la chercher ailleurs que dans l’architecture. Regarde, observe, va voir ailleurs ce qu’il se passe. » Mais que de bon sens dans ses mots. Et je dois dire qu’il en va de même pour la science. Sinon, la source se tarirait bien vite! Et puis, c’est bien souvent en marge du sentier que la révélation se fait.
Donc oui, je m’ennuie dans ma thèse sauf quand j’en parle soit avec mes amis/famille soit au cours de rencontres (séminaire, exposés, etc.) parce que d’un coup tout bouge : il y a l’autre et sa voix et son point de vue. Et d’un coup hop hop hop! C’est l’émulation de l’esprit qui revient au galop… mais seule… je m’ennuie teeellement!
C’est pour ça que de venir à la Villa Réflexive, c’est toujours un grand moment de bonheur parce que tu sais que tu vas partager quelque chose, que tu vas découvrir plein de choses, que tu vas aiguiser ton esprit, que tu vas en prendre plein les mirettes et les oreilles! Du partage, encore et toujours! Oui, quelque chose de l’ordre du don comme dirait ce bon Marcel : donner, recevoir et rendre. On partage, on échange.
Quant à la question que l’on te pose > « Mais après tout tenir un carnet de recherche en ligne, n’est-ce pas une perte de temps? » Je répondrai comme toi. Tout est une question de point de vue. Est-ce que tout n’est pas une perte de temps si l’on va par là? Tout dépend du point de vue oui. Et perso, je préfère être de passage ici en prenant le temps de perdre aussi parfois le temps. Parce que le temps qui se perd, c’est du temps qui peut se retrouver ailleurs ou encore un autre jour. Le temps, c’est très… élastique! Je sais que ce genre de questions ira encore bon train… Alors qu’il vaudrait mieux regarder le verre à moitié plein et se dire qu’on peut le déguster encore et en découvrir une nouvelle saveur inattendue. Alors pourquoi pas faire une thèse à 20, 40 ou 60 ans? Et entre nous, le temps n’est qu’une bonne excuse au quand dira-t-on. Le principal étant de faire… et surtout de faire ce qui plaît (chacun fait fait fait, ce qu’il lui plaît plaît plaît)… avec parfois ces moments aujourd’hui d’ennui qui demain seront tout autre au gré de nos humeurs : euphoriques, nostalgiques, magiques, etc.
En tout cas merci encore pour ce billet et cet après-midi à l’heure du thé, je lèverai ma tasse pour toi.;^)
PS : j’espère que tu auras apprécié les quelques références musicales dans ce commentaire. Hi hi hi;^D »
Stéphanie Messal,  30/12/2012 à 13:28
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Billet original : Kermoal, Benoît, 29 décembre 2012, « C’est la taie arrachée de notre intelligence ». Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 22 janvier 2019. http://reflexivites.hypotheses.org/3835

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