*Interlude*

Marie-Anne Paveau

Critique – Sainte colère et rigoureux désaccord

« que fait la réflexivité? »

Jusqu’à présent, j’ai présenté le difficile concept de réflexivité sous divers aspects, en particulier disciplinaires. J’esquisse à partir de maintenant la silhouette de la réflexivité telle qu’elle me semble en mesure de faire quelque chose, c’est-à-dire d’avoir un effet sur nos théories, nos méthodes et nos pratiques de recherche.

La boucle réflexive implique entre autres une compétence critique : critique de ses propres positions et méthodes dans le but de les modifier, mais aussi critique des positions, méthodes et résultats des autres. Cette question de la critique est… critique, les interprétations en étant souvent radicales et extrêmement négatives : la critique est souvent perçue comme une attaque agressive.

J’entends par critique l’expression du désaccord argumenté, après prise en compte par la lecture ou l’écoute, puis examen, des positions de l’autre. En ce sens, toute situation de son propre travail dans le concert des autres est nécessairement critique : parce que mon travail est singulier, il est différent et cette seule différence constitue une critique; parce que mon travail propose une nouvelle lecture ou une autre lecture, il implique un désaccord qui constitue aussi une critique; parce que mon travail s’appuie sur ce qui ne me paraît pas convaincant chez d’autres, il implique une remise en cause qui constitue une critique. Les connaissances n’avancent pas dans l’accord consensuel et le développement du mainstream; elle se renouvellent dans ces « pas de côté » souvent scientifiquement impertinents qui permettent d’inventer de nouveaux chemins et cheminements.

Dans Science de la science…, il y a un passage un peu particulier où P. Bourdieu, menant, dans l’un des passages entre crochets de l’ouvrage, une analyse réflexive de ses émotions scientifiques négatives, décrit les raisons et manifestations de ce que J. Tompkins appelle la « sainte colère » dans la recherche scientifique. Dans la postface extrêmement intéressante qu’il rédige pour clore Le mot qui tue, actes d’un colloque d’histoire sur les « violences intellectuelles », B. Lahire, son élève, qui sait ce que critiquer (son maître) veut dire, décrit très directement cette impossibilité de la critique dans laquelle semblent plongées les sciences humaines en France actuellement : le désaccord semble peiner à trouver son régime, car, rompant un consensus mondain, il est souvent interprété comme une attaque malveillante.

Ces deux textes traitent, chacun à leur manière, de cette forme de réflexivité qu’est la critique, et me semblent montrer que la critique est une condition nécessaire, même si non suffisante, de la réflexivité. Et ces textes sont tous les deux, effets de mes découpages bien sûr, mais aussi propriété discursive de leurs scripteurs, polyphoniques : ils font parler d’autres qu’eux-mêmes, ce qui ne me semble ni un hasard, ni un détail.

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La sainte colère du cow-boy sociologue

♦ Pierre BOURDIEU, 2001, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir éditions, p. 15-16.

Je ne puis pas m’empêcher d’éprouver ici un sentiment de malaise devant ce que je viens de faire [la critique des travaux de B. Latour] : d’une part, je ne voudrais pas accorder à cette œuvre l’importance qu’elle s’accorde et risquer même de contribuer malgré moi à la faire valoir en poussant l’analyse critique au-delà de ce que ce genre de texte mérite, et je crois néanmoins qu’il est bon qu’il y ait des gens qui, comme Jacques Bouveresse (1999) l’a fait à propos de Debray ou Gingras (1995) à propos du même Latour, acceptent de dépenser du temps et de l’énergie pour débarrasser la science des effets funestes de l’hubris philosophique; mais d’autre part j’ai à l’esprit un très bel article de Jane Tompkins (1988), qui décrit la logique de la « righteous wrath », – que l’on pourrait traduire par « la sainte colère » –, c’est-à-dire le « sentiment de suprême rectitude » (sentiment of supreme righteousness) du héros de western qui, d’abord « injustement maltraité » (unduly victimized), peut être amené à faire « contre les méchants (against the villains), ce que, quelques instants plus tôt, les méchants avaient fait contre lui » (things which a short while ago only the villains did) : dans le monde académique ou scientifique, ce sentiment peut conduire celui qui se sent investi d’une mission de justicier à une « violence sans effusion de sang » (bloodless violence) qui, bien qu’elle reste dans les limites de la violence académique ou scientifique, s’inspire d’un sentiment tout à fait identique à celui qui conduisait le héros de western à se faire justice lui-même. Et Jane Tompkins remarque que cette fureur légitime peut amener à se sentir justifié d’attaquer non seulement les défauts ou les fautes d’un texte, mais les propriétés les plus personnelles de la personne. Et je ne cache pas qu’ici même, à travers le discours d’importance (dont une part essentielle est consacrée à dire l’importance du discours […]) ses formules incantatoires et auto-légitimatrices (on se proclame « radical », « contre-intuitif », « nouveau »), son ton péremptoire (il faut être renversant), je visais les dispositions associées statistiquement à certaine origine sociale (il est certain que les dispositions à l’arrogance, au bluff, voire à l’imposture, à la recherche de l’effet de radicalité, etc. ne sont pas également distribuées entre les chercheurs selon leur origine sociale, leur sexe, ou mieux, selon leur sexe et leur origine sociale).

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Éloge du désaccord

♦ Bernard LAHIRE, 2009, « Remarques sur la perception sociale de la violence », dans Azoulay V., Boucheron P. (dir.), Le mot qui tue. Une histoire des violences intellectuelles de l’Antiquité à nos jours, Paris, Champ Vallon, p. 374-376.

Je voudrais m’attacher à conclure sur ce dernier point en traitant de la différence entre « critique » et « agressivité » dans les univers scientifiques. Par exemple, si aujourd’hui, dans l’univers des sciences humaines et sociales, la critique peut souvent passer pour de l’agressivité ou de la méchanceté (ce qui constitue, tout le monde en conviendra, une régression psychologisante par rapport à l’idéal de discussion critique rationnelle), c’est parce que les acteurs de ces univers ne mobilisent pas, dans les faits (dans leurs pratiques), cette idéal et confondent « polémique » (au sens où Michel Foucault la définissait, et la rejetait, dans son entretien avec Paul Rabinow) et « usage de l’argumentation rationnelle critique ». Foucault disait ceci :

Celui qui questionne ne fait qu’user du droit qui lui est donné : n’être pas convaincu, percevoir une contradiction, avoir besoin d’une information supplémentaire, faire valoir des postulats différents, relever une faute de raisonnement. Quant à celui qui répond, il ne dispose non plus d’aucun droit excédentaire par rapport à la discussion elle-même; il est lié, par la logique de son propre discours, à ce qu’il a dit précédemment, et, par l’acceptation du dialogue, à l’interrogation de l’autre […] (1994 : 591).

[…] Exprimer publiquement ses désaccords autant que ses accords avec les thèses de collègues hautement compétents, s’appuyer sur certaines analyses pour en contester d’autres, pointer les lacunes empiriques, les surinterprétations et les contradictions, relever les argumentations défectueuses ou fallacieuses, opérer le démontage des entreprises intellectuelles dont le succès tient essentiellement à l’ensemble des signes distinctifs par lesquels elle se rattachent à une mode intellectuelle, voilà des pratiques qui devraient paraître « normales » dans un univers scientifiquement sain.

Jean-Claude Passeron a parfaitement exprimé cette nécessité de la « polémique scientifique » (qui est le contraire de la polémique politico-intellectuelle rejetée à juste titre par Foucault) :

Il ne s’agit pas de récuser les vertus de la polémique scientifique. Celle-ci a toujours eu, jusqu’en ses formes les plus virulentes et les plus personnalisées, des fonctions de clarification théorique que les consensus de politesse, multipliés aujourd’hui par la vie de colloque, ont noyées dans cet espéranto diplomatique où l’intervenant commence par affirmer qu’il prolonge la pensée de l’interlocuteur avant de dire le contraire […] (1991 : 139).

Dans l’état actuel des choses, celui qui exerce son sens critique est souvent soupçonné d’agressivité, de méchanceté ou de dureté, et ce, indépendamment de la justesse de la critique. La rigueur intellectuelle est, pour certains, un simple signe de rigidité morale ou psychique, et l’exercice de la critique est réduit à une entreprise malveillante, voire terroriste. Les mêmes qui pensent cela, et qui sont convaincus que les théories sociologiques ne peuvent pas vraiment s’imposer pour des raisons purement scientifiques, mènent parfois la lutte sur d’autres terrains que le terrain argumentatif ou empirique (investissant les espaces de pouvoir universitaires, administratifs, éditoriaux, les comités de rédaction des revues, etc.).

Et en effet, si l’on est vraiment convaincu qu’il n’y aucune « force intrinsèque » des travaux de recherche menés et publiés, alors c’est avec d’autres armes, moins intellectuelles et plus mondaines ou institutionnelles, que l’on peut vouloir chercher à vaincre l’adversaire. Et l’on peut se demander, au bout du compte, qui est le plus tolérant et le plus vertueux, qui est le plus violent et le plus respectueux des adversaires : celui qui se confronte, à partir de son propre travail, à des adversaires scientifiques à qui il demande des comptes, des précisions, des explicitations, des argumentations supplémentaires ou celui qui sait exploiter la dimension institutionnelle, mondaine et contingente du succès de toute théorie?

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Billet original : Paveau, Marie-Anne, 15 mars 2012, « Sainte colère et rigoureux désaccord », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 28 septembre 2017. http://reflexivites.hypotheses.org/1433

Crédit photographique : 4th of July Fire Dancers par kartografia, licence CC-BY-NC-ND

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