Le regard de l’autre

Raphaële Bertho

« saisir la manière dont ces expériences s’entremêlent, afin d’examiner la façon dont chacune de ces postures nourrit les autres »

Par où commencer?

J’ai reçu l’invitation il y a quelques mois, une jolie carte à la présentation sobre et chaleureuse. Je suis à la fois flattée et enthousiaste, avec néanmoins cette pointe de curiosité qui survient souvent dans de tels cas de figure : pourquoi moi? Avec une autre question tapie dans son ombre : Qu’attend-on de moi? Et évidemment l’éternelle incertitude : serai-je à la hauteur? J’accepte néanmoins, car je suis persuadée que l’expérience sera passionnante. J’ai envie de parler d’images, d’échanges, de rencontres. Prendre un mois pour parler de cet apprentissage permanent des autres et de soi que constituent la recherche et l’enseignement.

Elina Brotherus, Le Miroir, 1972

Mais voilà qu’au moment de tourner les clés dans la serrure, les doutes reviennent. D’un coup, il m’apparaît comme une évidence que je ne peux m’installer ici sans procéder à une introspection préliminaire. Il ne s’agit pas de m’allonger sur le divan de Freud, mais de tenter de répondre à la question de Foucault : « D’où je parle? Quelles sont les conditions de mon propre discours? ».

Ma tasse de café à la main, je fais les cent pas dans la cuisine. Par quelle porte entrer dans sa propre biographie ? Car elles sont toujours multiples. Quand la question se pose, la réponse est orientée par la situation d’énonciation : d’un côté  je suis chercheuse, là enseignante, d’un autre encore photographe. Mais ici l’exercice est différent, tout du moins je le souhaite. J’aimerais pour une fois tenter de me présenter d’une façon moins parcellaire, saisir la manière dont ces expériences s’entremêlent, afin d’examiner la façon dont chacune de ces postures nourrit les autres.

Pour me débarrasser de ces curriculum vitae pré-formatés, j’entame un retour en arrière, avec la volonté d’examiner mon parcours sous un angle inédit. Des bribes me reviennent, des souvenirs épars. Avec un point commun néanmoins : c’est soumis au  regard de l’autre que l’on apprend sur soi. Ce n’est pas un hasard si, la première fois que je me suis confrontée à cet exercice biographique, à l’occasion d’une exposition d’un travail commun avec une amie, nous avions résolu la question en nous confiant mutuellement la rédaction de la biographie de l’autre. Nous étions ainsi devenues chacune le miroir de l’autre.

D’autres souvenirs jalonnent ma réflexion. Comme cette discussion mouvementée avec un photographe venu me tirer le portrait il y a quelques années pour un article au sujet du vote écologique. Lorsque que je comprends qu’il a l’intention de me faire poser une fleur à la main, pieds nus, devant un drap qui masque ma bibliothèque, je me rebiffe et refuse ce stéréotype. Du coup je suis obligée de prendre position et d’expliciter « qui je suis ». La situation me contraint à une synthèse qui finit par me surprendre moi-même : s’il veut faire mon portrait, c’est avec mes livres et mon appareil photo!

Et l’Iphone, partenaire indispensable de mes prises de notes quotidiennes…

Des livres et un appareil, c’est aussi ce que j’ai glissé dans ma valise pour venir. Pleine d’appréhension, j’ai choisi ceux avec lesquels je me sens le plus à l’aise. Mon premier appareil, un Minolta aux multiples défauts, cabossé. Il m’a si souvent accompagnée que j’ai la sensation qu’il adhère à ma main comme à mon œil. Deux livres de chevet, qui chacun à leur manière ont été de grands moments de rencontre avec une pensée, une manière de saisir le monde : en images avec Brassaï dans Conversations avec Picasso, et en mots avec les fameuses Mythologies de Roland Barthes. Et quelques photos évidemment, des tirages que j’ai décidé d’accrocher audessus du bureau.

C’est une série que j’ai réalisée il y a quelques années déjà, intitulée Regardez. Ces clichés sont pour moi une amorce en image de l’atelier de réflexion que je souhaite mener durant le temps de mon séjour. Le principe de ces mises en scène est d’inverser la distribution attendue des rôles : l’œuvre n’a pas d’existence propre et autonome, elle n’est visible qu’à travers le spectateur, son attitude, l’attention qu’il lui porte. Par une sorte de transposition de cette proposition, c’est ici la posture de l’enseignante et de la chercheuse que je voudrais interroger sous le prisme de l’échange et du dialogue avec autrui. Placer mes pratiques sous le regard de l’autre, et finalement laisser sans doute cet autoportrait se dessiner au fil du temps et des billets.

Raphaële Bertho, Regardez, 2005

« Pour trouver un terrain d’entente et de dialogue avec le groupe sans être dans une contrainte permanente, j’ai décidé de me référer à un autre espace d’apprentissage que celui de la classe : celui de l’atelier. »

L’espace de l’atelier

Début novembre correspond depuis l’année dernière à ma rentrée d’enseignante. Jusqu’à la fin janvier la saison des ateliers audiovisuels bat son plein. Une nouvelles année, de nouveaux groupes d’étudiants, et toujours le même challenge : celui d’installer un espace de travail enrichissant et serein.

Comment intéresser une classe? Comment créer une dynamique? Comment mettre en place une évaluation adaptée? Pour ce faire, pas de recettes toutes faites, chacun à sa manière. C’est bien là un domaine où on apprend beaucoup de l’expérience : de l’expérience des situations, mais aussi de l’échange avec les autres, avec les collègues comme avec les étudiants.

Pour ma part mes premières expériences ne se sont pas faites à l’université mais dans le cadre d’une classe de réinsertion dans un collège, qui bénéficiait en parallèle des enseignements classiques de mathématique et de français de cours d’ouverture autour de la vidéo ou de la photographie. Le récit de mon arrivée là-bas est assez révélateur. En effet, à l’issu de l’entretien d’embauche, je finis par refuser le poste. Cela me semble une responsabilité trop importante, les enjeux pour ces jeunes gens sont grands et je ne pense pas être à la hauteur d’un tel projet. La responsable du programme de réinsertion me rappelle quelques jours plus tard et m’explique que si elle veut m’engager, c’est justement parce que j’ai ces doutes. J’accepte de rester quelques semaines à l’essai, je reste plus d’un an.

Cette expérience fut pour ma part fondatrice dans l’apprentissage de la relation d’enseignement. Pour la plupart les élèves arrivent tout juste en France, et certains n’ont pas véritablement fréquenté l’école auparavant. Travailler avec eux m’a fait comprendre l’amplitude des acquis nécessaire à l’instauration d’une relation prof-élève telle que nous la pratiquons en France : apprendre à demander la parole, apprendre à ne pas bouger de sa place sans en avoir la permission, apprendre à ne pas discuter les consignes, etc. Pour trouver un terrain d’entente et de dialogue avec le groupe sans être dans une contrainte permanente, j’ai décidé de me référer à un autre espace d’apprentissage que celui de la classe : celui de l’atelier. Un espace que j’avais moi-même expérimentée en tant qu’étudiante dans les cours de pratique à l’université. Il permet d’installer une circulation horizontale du savoir dans une relation d’échanges toujours enrichissante.

Fondamentalement, ce que j’ai appris alors c’est avant tout le fait que les doutes et les questionnements sont les garants d’un travail d’enseignant de qualité. Préparer un cours, c’est tenter de mettre en place un parcours d’apprentissage en partant nécessairement des présupposés sur les connaissances des étudiants ou élèves, d’anticiper leurs réactions. Or on peut se tromper, dans un sens comme dans l’autre. Une année nous devions mettre en place un cours sur l’usage des outils internet dans la valorisation d’un projet culturel. Avec mon collègue, nous étions alors partis du principe que ces étudiants « digital natives » se saisiraient de fait des blogs ou de Twitter, pour nous rendre compte en cours de route qu’il n’en était rien : nous avions surévalué leur aisance, et nous devions revoir radicalement la structure générale du cours. A l’inverse, je me suis déjà laissée surprendre par la motivation d’un groupe. Ayant mis en place un système de notation, souple je comptais sur le fait que les étudiants, ayant le choix de rendre un travail chaque semaine ou deux dans le semestre, opteraient pour la plupart pour la seconde solution. Prise à mon propre jeu, j’ai passé quelques nuits blanches à corriger les trente copies hebdomadaires!

En dehors des constats que l’on fait sur le moment, je tente de dégager à chaque fin de cycle un temps afin d’offrir l’occasion aux étudiants d’une critique constructive du cours, en choisissant de préférence un moment où il n’y a plus d’enjeu d’évaluation.  En effet, j’estime que ces derniers, pour avoir été avec vous dans la salle de cours tout au long de l’année, sont des interlocuteurs formidables pour apprécier votre travail. Évidemment, il ne s’agit pas de tomber là dans la démagogie, en se pliant aux exigences des uns et des autres. Mais tout cours est perfectible, et ils savent pointer les faiblesses ou être force de proposition. C’est ainsi que, sur leurs recommandations, j’ai fait débuter la pratique plus tôt dans l’un de mes cours cette année. Et effectivement, le résultat est probant!

Une dernière étape est celle de révéler les limites de ses connaissances devant les étudiants. Cette dernière posture est en partie inhérente à l’espace de l’atelier qui m’est cher. En effet, ce dernier implique une certaine déprise de l’enseignant au profit d’un échange qui peut être effectivement déstabilisant. En effet, la figure de l’enseignant est souvent celle de l’omnipotence intellectuelle, celui qui sait tout ou tout du moins devrait. Or pour ma part, je suis convaincue qu’il faut savoir assumer son ignorance sur telle ou telle question. D’un part, car cela permet, a contrario, d’assoir sa connaissance sur les autres sujets. D’autre part, car cela permet d’entrer dans la dimension de l’enseignement la plus intéressante me semble-t-il, en mettant à jour le processus de la recherche des connaissances. C’est finalement là l’enjeu de l’enseignement en général : celui de l’acquisition d’une indépendance intellectuelle.

La mise en place d’une relation riche dépend ici non pas de la confiance en soi de l’enseignant, mais avant tout de sa confiance en son interlocuteur. Si cette affirmation peut sembler banale, il ne me semble pas vain pour autant de la réitérer, tant les discours pessimistes sur les étudiants, leur capacité ou leur niveau, ont cours dans le cercle professoral. Or un bon enseignant est d’abord celui qui respecte ses élèves, non?

Points de vue

L’enseignant est un animal solitaire. S’il travaille sous le regard de ses élèves, c’est souvent à l’abri de celui de ses pairs. On échange, certes, sur les méthodes pédagogiques ou l’organisation du temps de travail. On se raconte les petits imprévus ou mésaventures qui ont marqué les cours, les échanges que l’on a pu avoir, les impressions que nous ont laissées tel ou tel groupe, tel ou tel étudiant. Mais on reste souvent le seul narrateur, libre d’interpréter à sa guise les évènements.

L’expérience de se voir « raconté » par un autre que soi-même est du reste toujours étrange, mais jamais inintéressante. L’occasion s’est présentée pour moi il y a quelques années, lorsqu’une amie enseignante m’invite à faire une intervention de quelques heures auprès de ses élèves de terminale autour d’un travail photographique. En effet, quelques mois plus tard elle narre ses deux années passées dans un lycée de la banlieue parisienne dans un ouvrage sensible et passionnant Qui a peur de la banlieue? (Judith Revel, 2008). Me voilà donc « croquée » au détour d’un chapitre :

Dans deux classes techniques, j’ai fait venir une amie photographe. Je suis terrorisée parce qu’elle est très jeune (à peine quelques années de plus que les élèves) et jolie – je crains les réactions. Quand elle arrive, le brouhaha est intenable, les remarques fusent et sont à la limite du tolérable. Il lui suffit de trois phrases et d’un sourire pour recadrer tout le monde. Elle est née à trois kilomètres d’ici, elle est chez elle. Je suis au fond de la salle, je ne bouge pas, je ne parle pas, je laisse faire. Elle présente aux élèves une série de photographies en noir et blanc, grand format, qu’elle a réalisées sur des adultes sans-papiers dans une commune voisine. Le travail a été précédé par toute une période de dialogue avec les sans-papiers eux-mêmes – c’est un peu, dit-elle, un travail commun. Un détail frappe en particulier les élèves : les hommes représentés sur les clichés n’ont pas de tête. On ne voit que leurs corps, leurs mains, leurs gestes. La jeune photographe explique la difficulté de représenter un sans-papier en image tout en évitant que cette image puisse servir par la suite à une procédure d’identification, ou le mettre en danger. Elle ajoute : « Et puis ces hommes n’ont pas de papiers : pour la loi, ce sont des ombres, ils n’existent pas. Donc je leur ai coupé la tête. » Elle demande alors aux élèves de classer les treize grands clichés dans l’ordre qu’ils préfèrent et d’imaginer des légendes à chacune d’elles, comme en prévision d’un « accrochage » dans une galerie. Peu à peu, les élèves commencent à parler et à jouer avec les photographies. Ce qui surgit, ce sont des récits de vie – la leur, celle d’un voisin ou d’un ami.

Clandestin #12 par Raphaële Bertho

À la séance suivante, la jeune photographe amène en cours plusieurs appareils photographiques. Ce sont les siens : certains sont extrêmement coûteux. Elle explique calmement que sans ces boîtiers, elle n’est rien – et que cela vaut très cher : plusieurs mois d’un bon salaire. Puis elle demande aux élèves de réaliser des portraits ou des autoportraits, tout de suite, en classe. Les gestes des élèves, d’habitude saccadés et larges, imprécis et patauds, se font délicats et attentifs. Ils manipulent le matériel professionnel avec fascination et respect. La plupart des photographies qu’ils prennent ont pour point commun un cadrage sans tête ou sans mains.

Je dois dire qu’en découvrant cette description, mes réactions ont été multiples. D’abord l’émotion, la fierté d’avoir été intégrée à ce récit. Car l’auteur de ces lignes, Judith Revel, est une personne que je respecte et admire depuis mes premiers pas dans le monde de la recherche. Être ainsi associée à son propre parcours était plus que je n’en demandais!

Puis dans un second temps, cette sensation étrange d’un décalage entre son propre souvenir et le récit ici livré. S’il ne s’agit pas tant ici de moi que de la réaction des élèves à mes propositions d’atelier, je ne peux m’empêcher de saisir les éléments qui me concernent. Lorsqu’on regarde une photographie de groupe, on se cherche toujours en premier lieu, comme pour évaluer la fidélité du rendu à l’image que l’on se fait de soi-même.  Et la conclusion est toujours la même : on ne se reconnaît pas! Car l’écart entre la vision des autres et la nôtre est définitivement irréductible.

Mais finalement, plutôt que de tenter de rétablir ici ma propre vérité sur tel ou tel point, je relis avec émotion et amusement ces quelques lignes, acceptant les déformations comme un fait intéressant en soi : il s’agit de l’image que je renvoie. Et plutôt que de m’en distancier violemment, je préfère m’interroger sur ma participation, volontaire ou non, à la construction de ce personnage.

Florilège

Les florilèges, en matière d’enseignement, reviennent chaque année pour égrener les fautes drolatiques trouvées sur les copies. Perdu au milieu de centaines de copies, et souvent assommé de fatigue, difficile de résister à l’envie de narrer ces aberrations qui se sont glissées dans les lignes des étudiants stressés (ou tentant le tout pour le tout pour masquer un déficit de connaissance sur le thème). Si certaines sont effectivement mémorables, c’est un autre recueil que je voudrai esquisser ici : celui des épisodes les plus marquants de ma courte expérience d’enseignement.

Un détour par les souvenirs qui ne se veut pas ici nostalgique, au contraire. Car ces rencontres, ces échanges font partie intégrante de l’enseignante que je suis aujourd’hui. Ils constituent un parcours d’apprentissage et d’expérience qui me présente tout autant voire plus que mon CV ou ma photo d’identité.

Ces moments restent en mémoire car ils marquent une rupture avec la routine du cours. Soit parce qu’ils questionnent fondamentalement notre posture d’enseignant, soit parce qu’ils signent la réussite ou l’échec de nos efforts. Entendons-nous bien, quand je parle de réussite ici, il ne s’agit pas de la moyenne des résultats au partiel, évaluation arithmétique qui n’est finalement rien de plus qu’un indicateur de la capacité des étudiants à répondre aux exigences universitaires. Or l’enjeu de l’enseignement est ailleurs me semble-t-il. Il s’agit avant tout d’accompagner les étudiants dans l’acquisition d’une indépendance intellectuelle. De ce point de vue, les petites victoires, celles qui nous portent, prennent des formes aussi variées que diverses. Elles ont toutes néanmoins un point commun : ce moment où l’on voit la personne se construire, où l’on sent qu’une étape a été franchie.

L’une des situations à laquelle j’étais sans doute le moins préparée était le plagiat. En lisant la copie d’une étudiante il y a quelques années, je reconnais peu à peu les mots, les tournures de phrase : il s’agit d’un de mes articles, décomposé puis remodelé, en partie amputé, mais néanmoins je le reconnais. Je suis abasourdie et en colère devant ce qui ne peut, pour moi, n’être qu’une provocation ou de la pure bêtise. Si je sanctionne cette attitude par une note nulle, elle me questionne pourtant. Je décide d’avoir un entretien avec cette élève. Je lui explique que le plus grave dans tout cela est pour elle de perdre un temps précieux à l’université qu’elle pourrait utiliser à meilleur escient ailleurs. Elle n’est pas partie. Au contraire, je l’ai vu choisir de rester, et s’investir pleinement dans le travail universitaire parce qu’elle avait enfin décidé pourquoi elle était là.

Mais la relation n’est pas toujours interpersonnelle : parfois c’est un groupe qui vous marque par sa dynamique, l’enthousiasme partagé, la connivence qui s’installe au fil des mois. Les premiers souvenirs qui me reviennent ici sont ceux de deux classes que j’ai côtoyées la même année. Les deux histoires ne sont néanmoins pas parallèles. Avec les premières[1], nous avons préparé une année durant une soirée de projection de films et une exposition portant sur la guerre d’Algérie. L’ambition du projet, sa durée, son sujet : l’ensemble a sans aucun doute contribué à tisser des liens particuliers avec ces jeunes gens. Rien de tel pourtant avec les autres étudiants que je suis cette année-là. Pas de grands projets ou de circonstances exceptionnelles. Et pourtant ce groupe de trente jeunes gens vont nettement sortir du cadre, de par leur motivation et leur volonté de savoir, de connaître, de découvrir. Ils renversent peu à peu la  dynamique ordinaire, celle où l’enseignant doit s’évertuer à intéresser ses auditeurs. Ils sont assidus et curieux, me collent à la moindre hésitation sur une date ou approximation sur un auteur, et me désarçonnent parfois par la pertinence de leurs questions! C’est avec grand plaisir que je les ai accompagnés durant cette année-là, en connivence avec ma collègue de l’époque.

Pour conclure, je me dois d’effectuer une volte-face. En effet, j’ai ici transgressé ici les lois de la hiérarchie généalogique en citant mes cadets avant mes aînés. Mais j’ai été moi-même l’élève, et le suis encore. Je dois beaucoup à ces enseignants passionnés devenus pour moi des modèles, chacun à leur manière. Le premier d’entre eux est sans aucun doute ce professeur de Paris 8 de mes premières années de fac, aux amphis mémorables et à la dégaine improbable : le simple fait d’arriver à suivre ses raisonnements relevait pour moi parfois du défi. Il m’a appris à me plonger dans les écrits des théoriciens les plus ardus, à prendre un véritable plaisir dans cette gymnastique intellectuelle qu’est la recherche. Il s’avait aussi saisir avec finesse ses étudiants, leur envie et leur capacité, et poussait chacun au meilleur de lui-même, à sa manière. Durant ces mêmes années, j’ai appris à voir véritablement les images, à les questionner sans relâche, lors des ateliers de pratiques. Puis c’est en tant que collègue que j’ai appris et partagé l’engagement sincère et persévérant en direction des étudiants. J’ai eu la chance de rencontrer ces enseignants aguerris qui font bénéficier de leur expérience tout en vous soutenant dans vos projets, aussi ambitieux et impossibles qu’ils puissent paraître.

Enfin je ne peux décemment pas tourner cette page sans mentionner ces ami.e.s et complices, celles et ceux de ma génération, qui sont des interlocuteurs si précieux dans le travail, dans l’enseignement comme dans la recherche.

« pour construire des liens aujourd’hui, il nous fallait presque faire connaissance une seconde fois, réapprendre l’une de l’autre »

Et après?

En prenant un verre avec une ancienne étudiante hier, j’ai réalisé que j’avais oublié de mentionner l’« après », ce qui se passe une fois le temps du cours terminé. Le plaisir que l’on a à recroiser nos anciens étudiants, à suivre leur parcours, à les voir évoluer et s’affirmer dans le milieu professionnel. Et le plaisir ultime : celui de devenir leur collègue, de travailler avec eux.

C’est la première année que cela m’arrive. Quelques mois après mon arrivée à Bordeaux, je m’aperçois, heureux hasard, qu’une ancienne étudiante a ouvert sa galerie dans le quartier où se trouve mon IUT. Je suis ravie de la revoir, curieuse de savoir ce qu’elle est devenue depuis l’université, ce qui l’a amenée ici. Un peu anxieuse aussi. Car ce n’est pas si facile de transformer la relation prof-élève, où chacun finalement joue un rôle social, en une relation d’échange d’égal à égal entre deux individualités. Hier c’était la troisième ou quatrième fois que l’on se voyait depuis notre reprise de contact, et le sujet est venu s’immiscer dans la conversation. D’abord en évoquant le temps de l’université, la vision que chacune pouvait avoir de l’autre, comme une façon de se débarrasser définitivement de cette distance intrinsèque au rapport d’enseignement. Puis en constatant que pour construire des liens aujourd’hui, il nous fallait presque faire connaissance une seconde fois, réapprendre l’une de l’autre. Je dois mentionner ici qu’en fait nous avons le même âge ou presque. En effet, j’ai commencé mes premières cours assez tôt dans mon cursus, et mes premiers étudiants, dont elle fait partie, avait le même âge que moi voire était plus âgés. Peut-être le fait que je ne sois pas son aînée facilite-t-il la connivence? En tous les cas nos échanges sont chaque fois plus détendus et amicaux, l’« ancienne étudiante » devenant au fil de ces rencontres une « actuelle camarade ».

Enfin ma grande joie, je l’avoue, c’est de lui confier les clés de l’espace de l’atelier : la semaine prochaine elle prend ma place pour quelques heures et vient présenter son travail à mes étudiants d’aujourd’hui… Et collègues de demain?

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Billets originaux

Bertho, Raphaële, 1er novembre 2012, « Par où commencer? ». Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 6 juin 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/3401

Bertho, Raphaële, 14 novembre 2012, « L’espace de l’atelier ». Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 6 juin 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/3444

Bertho, Raphaële, 19 novembre 2012, « Points de vue ». Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 6 juin 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/3453

Bertho, Raphaële, 21 novembre 2012, « Florilège ». Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 6 juin 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/3469

Bertho, Raphaële, 22 novembre 2012, « Et après? ». Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 6 juin 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/3473


  1. je m’autorise le féminin pour une classe qui ne comptait que 2 garçons pour 33 étudiantes

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