Est-ce normal docteur ?

Gaëlle Labarta

C’est une étrange sensation que de se mettre à sa table de travail pour rédiger un billet sur ce que l’on pense être déjà pensé. Pourquoi travailler sur la norme ? La norme c’est le cadre, la loi, la barrière qui fixe un seuil entre l’acceptable et l’inacceptable, entre le bien et le mal.

Ecriture

Ma première confrontation avec la norme, remonte, d’après mes souvenirs, à l’école. En découvrant la lecture et l’écriture, l’enfant apprend une norme du français, prescriptive, telle que montrée dans les manuels, les dictionnaires et les grammaires. Cette norme établit le bon et le mauvais français.

« Ceci est une faute. Quelle est la règle ? Quelles sont les exceptions ? »

Peu à peu, j’ai eu la sensation que l’acquisition des bases du français, la « maîtrise » du code était la matière principale qui irriguait toutes les autres. Pourtant, je crois, et j’ai probablement toujours ressenti, que « maîtriser » le code est illusoire. Considérer la langue française comme une immuabilité magique, régie de discipline, de rigueur et d’invariance est faux et surtout insuffisant. Le français, la langue, l’expression, ce n’est pas seulement inscrire correctement les lettres les unes après les autres. En somme, en plus de ce code que l’école entreprend de nous inculquer, il y a un autre code, une autre « matière » qui régit les discours. Parce que bien dire, bien écrire, n’est pas seulement maîtriser une série de règles, d’exceptions et de codes.

Par ailleurs, j’ai eu assez tôt un véritable « sentiment » pour la langue qui ne se réduisait pas à la correction ou l’incorrection de mes écrits. Pour l’enfant que j’étais, il me manquait la compréhension de la langue comme la porte des sentiments, du beau, du bien dire. Je voulais savoir comment la comprendre pour l’appréhender comme un ensemble véhiculant des émotions agréables ou désagréables, des rejets ou des adhésions. Or, même l’enseignement de la littérature – lieu privilégié de la langue esthétique – ne m’apportait pas ces réponses. C’est finalement une sensation de scission entre le fond et la forme de la langue que j’éprouvais. L’école fait surtout étudier la forme sous toutes ses formes, mais effleure le fond qui fait des discours autre chose qu’un assemblage de mots.

En abordant la linguistique à l’université, j’ai pu entrevoir la manière de faire un premier déplacement par rapport à la langue et à la norme grammaticale. Dans cette perspective, le point d’ancrage restait l’orthographe, la grammaire et la conjugaison mais dans une visée non plus prescriptive mais descriptive. On regardait enfin la « matière » de la langue, ce avec quoi elle vit, ce avec quoi elle est en relation. Cette linguistique fonctionnelle intègre la notion de norme « variable » selon par exemple les situations de communication (vocabulaire, registre de langue, prononciation, etc.) Par exemple, face à ces trois constructions infinitives du verbe aimer : Il aime lire // il aime à lire // il aime de lire (Riegel, Pellat & Rioul, 1999), la linguistique descriptive intègrera dans son analyse la variation contextuelle dont elle s’origine (courante, soutenue ou littéraire et vieillie).

porte vers le jardin

Cette manière d’appréhender la langue fut pour moi l’occasion d’une réflexion plus globale. C’est finalement à travers le prisme de l’analyse du discours qu’a débuté mon travail de recherche. Grace à elle, j’ai pu ouvrir une nouvelle porte sur la langue. Le discours est envisagé en tant que production langagière inscrite dans un contexte, dans un « environnement »[1], (qu’il soit langagier ou non). Un énoncé n’est pas « correct » seulement parce qu’il est grammatical mais parce qu’il est adapté à une situation précise.

L’analyse du discours ne voit pas la langue « par elle-même et pour elle-même », pour reprendre une célèbre formule de Saussure (Saussure F. de, Bally C., Sechehaye A., Riedlinger A., & De Mauro T., 1976), mais elle essaye de voir son trajet, son évolution, sa matière mouvante : les situations, la société, la culture laissent leurs empreintes dans les discours. Une langue est liée aux usages qu’on en fait, elle est variable et profondément personnelle tout en étant collectivement compréhensible. Elle est plastique selon les points de vue convoqués, les sociétés, les cultures et les époques envisagées. Ceci n’est pas sans poser quelques questions. Si l’on considère la langue dans ce qu’elle a de contextuel et de subjectif, si les points d’ancrage ne sont plus les lois du code mais d’autres frontières à première vue impalpables, alors comment fait-on pour étudier la langue? Que reste-t-il? Un individu, même s’il est unique, n’en est pas moins un être social qui s’inscrit dans des groupes, dans des règles mêmes implicites, dans des fonctionnements propre à une époque, à un contexte. Il est un élément d’un tout, d’un environnement.

J’étudie l’expression de l’acceptabilité des discours. Ces commentaires sur la langue me permettront, je pense, de mettre au jour certaines normes sociales et langagières qui président à la production des discours. Ces normes sont entendues comme faisant partie du contexte au même titre que les autres données contextuelles de la production des discours. Finalement, ce qui m’apparaissait avant comme une dichotomie fond/forme me semble à présent être un continuum, que les discours normatifs actualisent. Ils disent la ou les norme(s) d’un individu ou d’un groupe. Ils interrogent le bien et le mal à travers des notions comme le beau et le laid, le moral et l’amoral voire le légal et l’illégal. C’est par le langage que l’on peut entrevoir ce qui fait norme à une époque car il dit ce qui « est » mais aussi ce « qu’il est ». C’est grâce à ses commentaires métadiscursifs que l’individu dit sa langue et sa position par rapport à la langue des autres et par rapport à l’usage qu’ils en font.

Ma question est : qu’est ce qui fait qu’un discours est acceptable ou inacceptable au 21e siècle, notamment lorsque l’on met en jeu des notions comme l’esthétique, la morale et le droit ? Le code linguistique et la grammaticalité seront inévitablement convoqués mais ils seront substitués par la notion d’ « acceptabilité » des discours. Elle est déjà appréhendée par la linguistique descriptive du système mais elle gagnerait, je pense, à être complétée par une vision de l’acceptabilité des discours « hors système », dans une perspective sociale.

Au terme de ce texte et de cette (re)construction de pensée, finalement impensée, je comprends que toute démarche de recherche prend sa source dans une histoire, dans un chemin et des lieux qui nous imprègnent tout autant que nous en sommes imprégné. J’entrevois que cette démarche de recherche m’amène à concrétiser et à défendre un autre point de vue sur la langue et sur la norme. C’est comme être assise à une table, dressée, et changer de place. C’est en fait un « pas de côté » pour reprendre des mots utilisés par Marie-Anne Paveau dans un billet très inspirant (ici) que j’essaye de faire par rapport à ce système de norme. Ce « pas de côté » qui pour ma part est peut-être tout autant une posture de défense que d’attaque.

***

Billet original : Labarta, Gaëlle, 29 avril 2013, « Est-ce normal docteur? », Espaces réflexifs [Carnet de recherche], consulté le 22 janvier 2019. http://reflexivites.hypotheses.org/4615

Crédits photographiques : Photo prise par Jean-Marie ADAM, sous le titre d’Atelier d’écriture, 2010, sous licence Créative commons, Flickr; Photo prise par abac077, sous le titre Au jardin, 2009, sous licence Créative commons, Flickr.


  1. M.-A. Paveau (2009) parle d’« environnement » notamment pour marquer que les discours font partie d’un ensemble, d’un tout qu’il n’est pas possible de réduire à des parties additionnées unes à unes. L’auteure définit la notion dans le cadre d’une linguistique symétrique.

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