Les commentaires : espace et outil de réflexivité, ou occasion d’exprimer ses marottes ?

Julie Henry

Les carnets de recherche, un formidable outil de réflexivité

Tous les éléments semblent réunis pour faire des carnets de recherche un formidable outil pour la réflexivité. Nous avons ainsi :

1. Un passage par l’écrit…

Il y a toujours, en effet, une différence entre avoir des idées et leur faire passer l’épreuve de l’écrit. Nous avons tous fait l’expérience de belles idées, riches et en apparence cohérentes, qui se sont révélées terriblement décevantes une fois rédigées : parce que leur formulation s’est révélée plus complexe que prévu, parce que des contradictions se sont manifestées, ou encore parce que l’on se dit, en les relisant, « ce n’était donc que cela…! ». C’est ainsi ce que l’on enseigne aux étudiants en philosophie : une fois que l’on a un plan, fût-il détaillé, tout reste encore à faire; et ce qu’il reste à faire, c’est rédiger, au sens de passer à l’extériorité, entrer en dialogue. Dans un premier temps, on se fait donc « interlocuteur de soi-même » par l’écrit, et c’est bien ce que permettent les carnets de recherche : on s’y connecte, on y rédige, et par ce biais, on instaure une première mise à distance avec ses propres idées. C’est comme si le fait de les rédiger nous permettait de les regarder comme extérieures à nous-mêmes, de nous faire spectateurs de notre propre pensée. Avoir de grandes et belles idées n’est donc pas tout : pouvoir les ordonner et les expliciter dans un écrit constitue déjà une autre étape, un pas vers une réflexivité à l’œuvre.

2. …qui reste non définitif

C’est l’autre grand apport des billets sur les carnets de recherche : on peut y revenir, penser à nouveaux frais ce qu’on y a écrit, écrire un autre billet venant compléter le premier ou y répondre, etc. En d’autres termes, contrairement aux articles à rendre ou aux thèses à rédiger, les billets restent provisoires; il y a ainsi un côté moins intimidant, moins bloquant dans les billets : ceux qui le lisent connaissent leur statut, et nul ne nous fera le reproche de proposer une réflexion encore en cours. Or, c’est là un deuxième élément fondamental de la réflexivité : la possibilité de voir sa propre pensée en train de constituer, et donc de la réorienter, de la nuancer ou encore de la corriger au cours même de sa constitution. En effet, il est toujours beaucoup plus difficile de remettre en question (ou même de soumettre à la lecture, et donc à la critique éventuelle d’autrui…) une thèse déjà constituée que l’esquisse d’une théorie encore à venir. Ce qu’il y a de précieux dans les carnets de recherche, c’est donc qu’ils offrent la possibilité d’une certaine médiation alors même que l’on est encore en cours de réflexion, et donc que cette dernière aurait d’habitude le statut d’une méditation personnelle, sans passage à l’extériorité.

3. L’ouverture aux commentaires

Enfin (et nous en venons à ce qui fait le cœur de ce billet!), les carnets de recherche offrent la possibilité aux rédacteurs de billets de recevoir des commentaires de lecteurs – assidus ou occasionnels. Et cette fois-ci, on n’est plus dans une distance solipsiste à soi-même, dans la posture du rédacteur spectateur de sa propre écriture : on bénéficie enfin de ce regard extérieur si précieux, qui nous permet de voir dans notre réflexion même ce que nous n’avions pas perçu. On citera comme exemple ce regard lucide et bienveillant tout à la fois, qui formule les choses avec une clarté que nous n’avions jamais atteinte, ou encore cette lecture intelligente qui décèle le maillon manquant dans une argumentation qui ne nous satisfaisait pas, sans que nous puissions pour autant mettre le doigt sur ce qu’elle avait d’insatisfaisant ou de non convaincant. En d’autres termes, ce n’est pas tant que nous ayons, dans ce processus de réflexivité, quelque chose à prendre chez l’autre et à intégrer dans notre texte; c’est plutôt que nous avons beaucoup à y apprendre de nous-mêmes. Et cela ne peut se faire sans le détour par l’autre, non pas qu’il ait raison là où nous aurions tort (ce n’est pas en ces termes que cela se joue, précisément), mais en ce que lui n’a pas « la tête dans le guidon »!

« La question est mal posée… »

Et pourtant, lequel d’entre nous n’est jamais resté bras ballants à la lecture d’un commentaire posté sur son billet, dont l’arrivée est pourtant scrutée et attendue avec impatience? Rien de plus décevant, en effet, que l’absence de commentaire, comme si le billet ne donnait rien à penser… Bras ballants, donc, non pas parce que le commentaire vient critiquer la position qui y est développée (nous sommes bien d’accord : nous avons écrit un billet pour le soumettre à la critique – si possible constructive…), mais en ce que le commentaire en question ne semble pas ouvrir au dialogue mais le fermer, ne semble pas entrer en discussion mais uniquement en polémique. Où l’on retrouve une des caractéristiques qui, à mon sens, n’entre pas dans la réflexivité : la constitution de son propre discours contre un autre, faisant unilatéralement face à l’autre, comme un miroir au reflet biaisé et défaillant.

« contrairement à ce que pensent les adeptes de la « libre expression absolue », ce n’est pas faire preuve de liberté, de créativité et d’originalité (pour reprendre les termes mis en exergue comme valeurs de la recherche!) de prendre position contre »

Il ne s’agit pas de dire que toute remarque doit être outrageusement bénévolente, qu’il s’agit de rendre intelligent tout discours, et avant tout celui qui ne l’était pas, ou encore qu’on n’a le droit de poster un commentaire que si l’on est d’accord de bout en bout : il n’y a finalement pas plus dialogue quand on dit seulement « oui » que lorsqu’on dit systématiquement « non »… Mais, contrairement à ce que pensent les adeptes de la « libre expression absolue », ce n’est pas faire preuve de liberté, de créativité et d’originalité (pour reprendre les termes mis en exergue comme valeurs de la recherche!) de prendre position contre – et encore moins, bien entendu, si cette attitude est systématique. Être contre, c’est toujours être en réaction, jouer le même jeu, se rendre dépendant de la position contre laquelle on s’insurge.

Mais précisons d’emblée : il y a différentes façons de prendre position contre : contre une réponse qui est proposée, dans la mesure où elle ne nous semble pas convaincante? Contre la méthode qui est mise en œuvre, dans la mesure où elle nous semble biaiser le résultat? Ou encore contre le fait même de poser la question, quelle que soit la méthode mise en œuvre pour y répondre? Se demander où se situe notre opposition, c’est déjà entrer sur le chemin de la réflexivité avec soi-même…! Car cela permet de ne pas en rester au désaccord (donc à la seule action), mais déjà d’entrer sur le chemin du dialogue. « Non » n’est pas un élément de réponse, pourrions-nous dire; mais « je ne suis pas d’accord avec la méthode que vous mettez en place en ce qu’elle trahit des valeurs auxquelles je n’adhère pas » en est déjà un… Et si c’étaient ces valeurs elles-mêmes, qui pouvaient justement être interrogées…?

En tout cas, une chose est sûre : pour ouvrir la voie de la réflexivité, il faut d’abord accepter la question qui est posée par l’autre. Si vous estimez que la question ne se pose pas (pourquoi? est-ce si dérangeant d’avoir à remettre en question ses certitudes?) ou qu’elle devrait être posée sous une autre forme (nous allons y revenir…), vous pouvez être certain que vous rendez impossible tout démarche réflexive de l’auteur du billet à partir de votre commentaire. Et vous obtiendrez l’effet inverse de celui qui était souhaité : en ne lui donnant pas les moyens de remettre en question ses idées, vous ne lui permettez pas de prendre en considération les vôtres, et donc … vous ne serez de fait pas reconnu comme interlocuteur! En d’autres termes, pour qu’il y ait réflexivité, il faut que les conditions d’un dialogue soient réunies; et pour qu’elles soient réunies, il faut déjà accepter de se placer sur un terrain interrogatif commun.

« Mais vous n’avez pas parlé de… »

Et cela nous mène à un autre type de commentaire, que l’on retrouve peut-être plus fréquemment encore dans les questions posées à l’issue des conférences : « Mais vous n’avez pas parlé de… » (ceci ou cela, le contenu importe finalement peu, puisque c’est la démarche que nous interrogeons). Dans ce cas, ce n’est pas une manifestation d’opposition (puisque, de fait, on ne parle pas de ce qui était le sujet du billet!), mais un déplacement de l’objet du rédacteur du billet vers un autre, qui intéresse manifestement plus l’auteur du commentaire. Cela peut donner alors lieu à deux types de réponses, qui sont autant de terme mis à la discussion (qui n’a, à vrai dire, jamais commencé…!) : soit « ce que vous abordez est certainement très intéressant, mais je ne saurais en dire plus sur le sujet », soit « certes, je ne l’ai pas abordé, puisque ce n’était pas mon objet dans ce cadre! ».

« il y a une différence entre proposer une analogie éclairante avec son domaine de recherche, et projeter sans médiation ses objets de recherche »

Ce type de commentaire revient à rapprocher la réflexion de son objet de recherche, à déplacer le sujet vers ses propres intérêts. De nouveau, il nous faut apporter une précision : dans un laboratoire junior (« Enquête sur l’homme vivant ») qui prône une conception de l’interdisciplinarité dans laquelle chacun parle depuis ses propres compétences, cela pourrait paraître inévitable. Qu’ai-je à dire, en effet, sur un objet excédant mes propres compétences? Et si je ne peux me placer directement sur le terrain de l’auteur du billet ou du conférencier, est-ce à dire que je suis de fait exclu de la discussion? Non, bien entendu, sans quoi il n’y aurait aucune interdisciplinarité possible, ce qui se traduirait par une perte considérable pour la réflexivité. Mais il y a une différence entre proposer une analogie éclairante avec son domaine de recherche, et projeter sans médiation ses objets de recherche, rendant ainsi impossible toute appropriation de la part de l’interlocuteur, en lui reprochant, finalement, de ne pas se placer sur le domaine qui est le vôtre (ce qui revient à refuser de reconnaître la pertinence et l’originalité du sien).

Pour revenir à la question des commentaires, reprocher au rédacteur de ne pas avoir parlé d’un certain objet est oublier que le billet est un cadre proposé par l’auteur : pourquoi ne pas chercher alors, dans un premier temps, à comprendre le cadre qui est suggéré, à en interroger le sens, se demandant ainsi ce qu’il pourrait éventuellement apporter comme autre regard à nos propres objets? Dès lors, rédiger un commentaire reviendrait à étoffer sa propre réflexivité, à apprendre des choses sur ses propres idées. Où l’on en vient à une autre grande caractéristique de la réflexivité : la réciprocité; comme l’on dit familièrement, « pour parler, encore faut-il être deux »… Être deux, dans le cadre d’un carnet de recherche, cela signifie que la présence de l’auteur du billet doit être reconnue par l’auteur du commentaire; alors ce dernier sera lui-même en mesure d’être reconnu comme interlocuteur, et donc à proprement parler présent dans la discussion. Comme une série de reflets croisés, permettant de percevoir l’autre, et de se percevoir soi-même sous un autre jour grâce à l’autre.

Il y a ainsi deux obstacles symétriques à l’éclosion d’une certaine réflexivité. Le premier, nous l’avons déjà évoqué, en parlant de ses commentaires commençant par « mais vous n’avez pas parlé de… » : c’est projeter ses propres centres d’intérêt sur un billet qui parle en réalité d’autre chose. Cela se traduit par un double échec : échec du côté du rédacteur de commentaire, qui ne s’est pas donné les moyens de percevoir ce que propose le billet / échec du côté de l’auteur du billet, qui n’a pas de retour sur ce qu’il a écrit. Mais il y a également le travers inverse, consistant à dénier à toute personne non spécialiste de la question le droit d’intervenir. Parce que le fait d’avoir des « discours de spécialistes entre spécialistes » n’est pas plus propice à la réflexivité : cela permettra sans aucun doute de préciser quelque point technique, mais faute de regard extérieur, neuf, naïf sur la question, on ne saisit pas ses enjeux, ou encore les autres conceptions possibles.

Vers une bonne pratique du commentaire?

À partir de là, tout reste à faire, pourrions-nous dire! Certes, on a identifié deux types de commentaires agaçants, en ce qu’ils semblent exprimer les centres d’intérêts de leur auteur, sans tenir le moins du monde compte de ce qui est proposé par celui du billet; autrement dit, on a le sentiment que notre carnet de recherche a été pris en otage par une personne n’en disposant pas et revendiquant néanmoins le droit de s’exprimer (ah, la sacro-sainte liberté d’expression, droit absolu sans devoir réciproque ni limite constitutive…). Mais en quoi pourrait alors consister une « bonne pratique » du commentaire, qui amène ce dernier à entrer en dialogue avec le billet (et à susciter des réponses constructives) sans pour autant obliger son auteur à adopter sans réserve la perspective de l’auteur du billet? C’est ici que nous en venons à une certaine caractérisation de la réflexivité comme proposition d’une conception autre, mais en partant d’où parle notre interlocuteur. Nous pourrions ainsi proposer les éléments suivants :

  • Prendre le temps de comprendre d’où part notre interlocuteur et de quoi il parle. Nous l’expérimentons au quotidien : pas de dialogue sans écoute réciproque. Pour que l’auteur d’un billet puisse être amené à un regard réflexif sur ses propres idées, et pour que l’auteur du commentaire puisse en bénéficier à son tour, il faut déjà que ce dernier prenne le temps de saisir la perspective qui lui est proposée, comme première extériorité à l’égard de ce qu’il va écrire…
  • Mettre en perspective ce qui est proposé à partir de nos compétences propres. En effet, tenir compte de ce que propose l’auteur du billet n’implique pas de rester exclusivement sur le terrain de ce dernier, et donc de se prononcer sur ce que l’on ne connaît pas! Mais comme nous l’avons mentionné, il y a une différence entre énoncer « ce qu’aurait dû dire » l’auteur du billet, et lui proposer à notre tour une analogie ou une mise en perspective en regard de nos propres recherches.
  • Formuler cette mise en perspective de façon à rendre possible le dialogue. Il ne s’agit pas plus en effet, dans le commentaire, de jouer la « leçon magistrale du spécialiste »! Pour qu’il y ait réflexivité au sens de multiples réflexions et autres allers-retours entre deux pensées, encore faut-il rendre accessible notre propre conception à l’auteur du billet (éviter le jargon et les « évidences » est par exemple un bon début…), de même que mettre en évidence les médiations permettant de passer d’une perspective à l’autre de façon enrichissante.
  • Être à l’écoute de l’autre regard suscité par ce détour. C’est là que nous rejoignons ce que peut apporter la rédaction même d’un commentaire bien conçu : faire l’effort, comme dans le cadre d’une interdisciplinarité, de comprendre d’où parle l’autre et de lui proposer les médiations rendant sensibles les échos en nous de ce qu’il propose, permet de beaucoup apprendre sur soi et sur ses propres idées! La réflexivité suscitée par le dialogue n’est donc pas à bénéfice exclusif de l’auteur du billet.
  • Et… rester ouvert et attendre la réponse de l’auteur! Si le commentaire s’est révélé enrichissant, éclairant, précieux, l’auteur du billet ne manquera pas de répondre, directement ou indirectement : par un autre commentaire, par la rédaction d’un autre billet, ou encore par un message personnel. Ainsi, puisque la réflexivité est une dynamique sans cesse réitérée et toujours en mouvement, rester à l’écoute de ce qu’elle suscite, pour que se poursuive le dialogue! Et ne pas oublier d’être patient : tandis que la polémique est immédiate et instantanée, il faut du temps, pour que les idées fassent vraiment leur chemin…
Discussion
« Pour une non « scientifique » comme moi, qui ai toujours cette crainte d’être à côté de la plaque, de parler de mes « marottes », justement, ou de ne relancer aucun dialogue, qui pense si souvent que mon silence vaut mieux que mon blabla, bref, pour une béotienne, votre billet si complet, si fouillé, a un effet paralysant. J’ai conscience que ce n’était pas son objectif, mais c’est l’effet produit (peut-être juste sur moi), alors j’ai pensé vous en faire part. N’hésitez pas à supprimer ce commentaire si vous le trouvez inintéressant. »
Alice__M,  04/02/2012 à 08:24
« Détrompez-vous : ce sont très souvent les « béotiens » qui proposent les commentaires les plus intéressants! Précisément parce qu’ils ne sont pas en constante projection de leur savoir, et qu’ils répondent souvent plus directement, en exprimant ce que le billet a suscité en eux. C’est cela qui ouvre si bien à la discussion!
Merci, donc, pour votre commentaire, qui m’amène à réfléchir sur ce que j’ai écrit et sur la manière dont je l’ai fait.
Et désolée d’avoir eu cet effet paralysant, effectivement involontaire : Je me suis lancée sur l’invitation de Mélodie, et comme ce thème m’a donné beaucoup à penser, le billet a pris des proportions imprévues… Peut-être ai-je dépassé, justement, le cadre d’un « billet »!
Je vais y réfléchir…! »
Julie Henry,  04/02/2012 à 08:47
« Je voulais juste ajouter que je vois ce que vous voulez dire avec ce côté « paralysant » d’un discours peut-être en apparence trop exhaustif (et donc, quelque part, « fermé » ou clos sur lui-même).
Je prends cela comme un signe que nous ne sommes jamais à l’abri des obstacles mis inconsciemment à la discussion, cette fois-ci non pas dans le commentaire, mais dans le billet lui-même!
Et également comme le symbole que l’ouverture à la discussion n’est pas une évidence dans sa mise en pratique, mais plutôt une attention toujours réitérée… »
Julie Henry,  04/02/2012 à 14:17
« Julie, merci pour votre délicatesse. Et merci, vraiment, de m’avoir *entendue*. »
Alice__M,  05/02/2012 à 08:33
Discussion
« Bravo Julie car ce billet est passionnant.
Ma pratique de blog n’est pas exactement la même que celle que vous pouvez avoir. J’allais dire que je n’y fais pas de recherche, mais ça n’aurait pas été complètement exact. Je pense qu’on pourrait dire que je m’y cherche moi-même (et c’est aussi un passionnant sujet de recherche!)
La plus grande partie des commentaires que je reçois sont d’une catégorie que vous ne mentionnez pas vraiment, qui sont peut-être propres à la nature de mes propres billets. On pourrait penser qu’ils ne font pas avancer la réflexion. Mais en réalité ils ont aussi leur utilité : ce sont des commentaires d’encouragement. Qui veulent dire quelque chose comme « Continue ta recherche dans cette voie. C’est un sujet intéressant. » Il faut dire que, comme Stéphanie, la plupart de mes commentateurs sont des amis, ce qui fait que de nombreux commentaires sont avant tout des témoignages de sympathie! Ce qui est intéressant, c’est l’impact de ces commentaires. [Remarque : je prends aussi en compte dans ce que j’appelle « commentaires » tous ceux, plus nombreux finalement, que je reçois sur les réseaux sociaux, ou même parfois, dans des échanges privés au téléphone ou en direct avec ces proches!]
Lorsque je reçois de nombreux commentaires d’encouragement, je suis tentée de prolonger ma réflexion sur le sujet du billet concerné. Alors que j’ai tendance à ne pas poursuivre ma réflexion sur les sujets des billets pour lesquels je n’ai pas eu d’encouragement. C’est humain. (Mais en l’écrivant, je me demande si ce n’est pas un mauvais calcul et si je ne devrais pas, au contraire, m’attaquer courageusement aux sujets traités dans les billets qui n’ont pas eu de commentaire : c’est peut-être justement parce que je les avais mal traités, ces sujets!).
[cette parenthèse confirme bien tout ce que vous écrivez au début de votre billet sur la mise à distance de la pensée, par le passage à l’écrit!]
D’ailleurs, pour revenir aux commentaires encourageants, il y a un jour ou deux, j’ai été frappée, sur le blog d’un ami, de lire, au-dessus du cadre destiné à recevoir les commentaires : « Laissez un gentil commentaire si vous voulez ». Je me suis beaucoup interrogée à ce moment là : « Est-ce que j’attends des commentaires qu’ils soient « gentils »? » et plus largement « Qu’est-ce que j’attends de ces commentaires? ». Votre billet tombe donc à point nommé pour faire avancer cette réflexion!
Je reçois de plus en plus de commentaires longs, qui sont souvent des récits d’expériences personnelles qui viennent en écho à mes réflexions, le plus souvent issues d’expériences personnelles également. C’est intéressant pour moi, ces récits qui viennent en écho les uns des autres. Parfois, un seul mot de ces récits va me permettre de prolonger ma réflexion dans une direction que je n’avais pas envisagée. Et à chaque fois, ces échos de récits autobiographiques me permettent de me décentrer, de ne pas rester figée dans le nombrilisme, d’élargir mes perspectives!
J’ai remarqué aussi que votre réflexion faisait écho à la mienne, récente, mais bien plus modeste et naïve, sur mon propre blog, dans un billet intitulé « dialogues » 🙂 http://karleyn.wordpress.com/2012/01/19/dialogues/
Bonne continuation dans votre recherche en réseau! »
Karinesperanto,  04/02/2012 à 12:34
« Merci à vous pour ce commentaire! Je ne sais pas trop non plus ce que j’attends d’un commentaire en général, mais une chose est sûre : je lis le vôtre avec plaisir!
Je rebondis sur l’idée (j’aime beaucoup cette expression, en forme de « ping-pong réflexif »!) des commentaires d’encouragement, que je n’ai pas évoqués en effet : ils sont à n’en pas douter très précieux, précisément dans cette dimension que vous exprimez bien « “Continue ta recherche dans cette voie. C’est un sujet intéressant.”. Je les distinguerais d’ailleurs du « oui » que je mentionne dans le billet : tandis que ce dernier prend acte, comme si le sujet était clos (réaction peut-être provoquée par le côté « paralysant » du billet qu’évoque Alice), un mot d’encouragement est plutôt une invitation à aller plus loin, en forme de « il y a encore tant à penser, continuons ensemble! ».
Quant aux longs commentaires en forme de récits d’expériences personnelles, ils comptent parmi mes préférés!! Justement parce qu’ils sont le signe que les idées partagées dans le billet ont fait écho à une certaine réalité vécue (ou imaginée, peu importe), qu’elles ont touché quelque chose. On reproche souvent à la philosophie (discipline dont je suis issue!) d’être abstraite et conceptuelle; alors quand une personne vient vous voir à la fin d’une conférence pour vous dire que vos propos ont touché quelque chose en elle, je trouve que c’est le plus beau et le plus émouvant des « commentaires ».
Merci beaucoup pour la référence à votre billet, que je lirai avec grand plaisir; et je prends comme un signe qu’il soit intitulé « dialogues »…! »
Julie Henry,  04/02/2012 à 14:53
Discussion
« Merci julie pour ce magnifique billet dont j’aime le ton ferme et la précision impeccable, et qui tombe à point pour de nombreuses raisons – j’ai lu le commentaire d’alice et j’ai l’impression de comprendre « l’effet paralysant » qu’elle mentionne : je lis dans ton billet, tout en ayant conscience de mes projections (!), quelque chose de cette parrêsia antique que foucault a reprise dans « le courage de la vérité », et qui produit des effets frappants dans les sociétés de parole policées ou la vérité directe est en général évitée – une parresiaste dans la « villa réflexive » (j’ai décidé unilatéralement et en accord avec moi-même que le carnet « espaces réflexifs » était la villa médicis de la plateforme hypothèses…) : ça me plaît beaucoup!
Le passage par l’écrit que tu évoques au début comme « mise à distance de ses propres idées » a peut-être une valeur générale dans le développement de l’humain : le passage à l’écrit pour les enfants en phase d’acquisition joue absolument ce rôle, et nombre de difficultés à écrire des petits s’expliquent par cette impossibilité de sortir de soi, ou, si l’on adopte une perspective psychanalytique, de la fusion avec le corps de la mère, donc du « même », et, finalement, de la toute-puissance – il y a des travaux passionnants là-dessus, en particulier cet article de marie-alice du pasquier : « l’enfant qui écrit mal ou la difficulté d’accès au symbolique interrogée à travers l’écriture » : http://bit.ly/y1txiH
Autrement dit passer à l’écrit, c’est passer à l’autre, c’est un risque, et nous sommes encore, adultes et chercheurs, toujours plus ou moins pris dans cette difficulté, et tu montres bien que certains ne sortent pas du « même »…
Je suis vraiment d’accord avec ta conception de la réflexivité dans le point 3 : que le commentaire de l’autre nous permet d’en apprendre sur nous-mêmes – je pense cependant qu’il faut pour cela une qualité, je dirais une vertu (intellectuelle), de l’autre, qui n’est malheureusement pas si courante : comme tu le dis : « pour ouvrir la voie de la réflexivité, il faut d’abord accepter la question qui est posée par l’autre », et pour « accepter », il faut d’abord « entendre »
« il y a une différence entre proposer une analogie éclairante avec son domaine de recherche, et projeter sans médiation ses objets de recherche » : je trouve cette remarque génialement pensée et exprimée
et je suis aussi d’accord avec mélodie : les deux types de commentaires « agaçants » que tu évoques, le « non » et le « il manque », sont des attitudes courantes, dans d’autres espaces de discussion (et d’ailleurs je m’inclus dans la critique car je n’y échappe sans doute pas non plus) – le « il manque » me semble être le pire, parce qu’il implique une vision close, totalisante et parfois totalitaire d’un problème, et moi, c’est ça que je trouve paralysant – et comme elle je pense que ce billet pose, bien au delà du commentaire en ligne, la question du dialogue scientifique et de ses formes : il y aurait plein de choses à faire sur cette question, c’est un point un peu aveugle de nos milieux
retour réflexif sur mon commentaire : je suis tellement d’accord qu’il n’apporte peut-être rien, désolée…;=))) »
Marie-Anne Paveau, 04/02/2012 à 09:41
« Si, votre commentaire apporte beaucoup, et je vous en remercie!! Justement, d’ailleurs, par ce « passage à l’écrit d’un autre que soi » : la façon personnelle que vous avez de formuler ces idées m’apprend beaucoup de choses, à la fois apports de vos propres idées, et … autre expression des miennes!
Merci beaucoup pour la référence de Marie-Alice du Pasquier que vous me proposez : c’est un thème qui me passionne, et j’irai lire ce texte avec grand intérêt. C’est en effet difficile de passer à l’écrit, peut-être plus encore pour les sujets qui nous sont proches (je peine à investir le carnet que je partage avec mon laboratoire junior, et à un autre niveau, on connaît tous le pas qui consiste à entamer un journal intime…). Cela a un côté inquiétant de devenir spectateur de soi-même, avec la crainte d’être déçu, ou même de ne pas s’y reconnaître… Mais quelle richesse une fois le pas franchi, quel plaisir de se constituer ainsi progressivement, comme on regarderait un enfant grandir!
Et je partage sinon entièrement votre remarque et celle de Mélodie sur l’élargissement possible de ces réflexions au dialogue (ou « non-dialogue » justement, par moment) scientifique. Il me semble que c’est cette humanité consistant à reconnaître l’autre (son altérité, et aussi la nôtre!) pour pouvoir l’entendre qui fait souvent défaut. Je ne suis pas loin de penser que, dans cette difficulté à reconnaître l’autre, c’est aussi la crainte de se percevoir ensuite soi-même comme autre, de se trouver à questionner ses propres pensées (certitudes?) qui fait obstacle.
Et nous sommes humains, cette crainte est profondément humaine : je ne m’exclus pas de ce danger, et le reconnaître peut aussi inciter à l’indulgence… Comprendre ce qui fait obstacle chez autrui, et l’amener à en prendre conscience avec patience et bienveillance, sans suspecter chez lui de mauvaises intentions, est aussi une belle main tendue vers le dialogue! »
Julie Henry,  04/02/2012 à 14:41

***

Billet original : Henry, Julie, 4 février 2012, « Les commentaires : espace et outil de réflexivité, ou occasion d’exprimer ses marottes? », Espaces réflexifs [Carnet de recherche], consulté le 6 juin 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/316.

Crédit photographique : Grande Boucle par Raphael Goetter, licence CC-BY-NC-ND

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