Miroir mon beau miroir. Postface
Léonie Métangmo-Tatou
J’avoue qu’au départ, je ne savais pas trop bien par quel bout le prendre, le projet de postface qui m’avait été confié par Mélodie Faury… J’espérais que le discours lexicographique me tendrait une perche salutaire, une piste inédite, intelligente, mais il s’est avéré quasiment muet, redondant. Il s’agissait donc de rédiger un « texte d’avertissement ou de commentaire [à placer] à la fin de l’ouvrage ». Oui ! Mais encore ?
Puis le poème « Postface » d’Engelbert Mveng m’est revenu à l’esprit. Palmes immobiles, tam-tams muets… Métaphore filée, comme à la villa. Il s’agit ici de l’adieu à une mère partie à l’heure des Complies. Parole cathartique toutefois qui s’achève sur une vision apaisée et amplifiée à la dimension du monde :
La voix des nouveau-nés t’épellera sous les étoiles,
À l’horizon de ton Afrique montera comme la mer,
Avec la voix du monde,
Avec le flot innombrable de nos voix de pèlerins[1].
Une postface ! C’était bien la première fois que l’on me sollicitait pour ce genre d’exercice.
Pourquoi moi ? Ce n’était pourtant pas le désir qui me manquait. Mais allais-je trouver le temps ? Tant de fers au feu…
La réflexion lucide d’une amie à propos d’un tout autre sujet me tendit à son insu une seconde perche en me rappelant le passage suivant de Victor Hugo.
Ephémère histrion qui sait son rôle à peine,
Chaque homme, ivre d’audace ou palpitant d’effroi,
Sous le sayon du pâtre ou la robe du roi,
Vient passer à son tour son heure sur la scène[2]…
Cet extrait que j’affectionne, je l’avais joliment imprimé, enluminé et ostensiblement apposé dans un espace où j’assumais, jadis, des responsabilités administratives. Le temps avait passé, et l’habitante qui m’avait succédée en ce lieu, une jeune collègue scientifique « dure », avait choisi de conserver, épinglée à la cloison, mon affichette… Je l’avais plus tard constaté avec surprise mais contentement.
« Ephémère », sûrement ! « Histrion », peut-être pas. D’autant que le vocable histrion ne semble pas exister au féminin… Toujours est-il que c’est avec enthousiasme que j’ai accepté, et que je me suis lancée, interpellée par le projet global, par le lieu, la matière, la manière, tout un ensemble intimement croisé de dimensions plurielles qui trouvaient en moi un écho certain.
Comment ne pas être séduite par la perspective nouvelle qu’autorise le projet qui s’achève, ou plus exactement arrive à une étape cruciale de son évolution : il n’est pas figé en sa forme actuelle. Il peut encore et toujours être augmenté et commenté. Va donc se poursuivre ultérieurement, pour les habitant.e.s de villa et leurs allié.e.s, le regard fécondant sur les parcours, les pratiques scientifiques, sur l’accompagnement de chercheurs et chercheuses en herbe voulant entrer en réflexivité.
Concernant le lieu, peuplé de miroirs, Elena Azofra nous invite à débusquer et à suivre avec elle le fil rouge de l’invention de la Villa réflexive. Décidément, la métaphore n’a rien d’un simple jeu de l’esprit sur les mots et sur les formes. Elle est iconoclaste. Elle est conceptualisation, elle est création.
Tout cela procéderait-il d’une démarche narcissique ? Et pourquoi pas ? À condition de considérer la contribution nécessaire de ladite démarche dans la construction de soi, dans l’élaboration située des pratiques de recherche. À condition de ne point s’abîmer, comme le personnage éponyme, dans la fascination de sa propre image. De débarrasser sans ambages le narcissisme des oripeaux pathologiques de sa genèse.
Et que dire précisément de l’ivresse induite par la fluidité de l’écriture? La moindre des choses, me diriez-vous pour un livre liquide ! Je me suis immédiatement sentie solidaire d’une littérarité présente au fil de la navigation… Je me sens absolument complice d’une écriture scientifique décorsetée, et qui revendique sa part d’émotion. Une écriture chatoyante qui vous entraîne, étourdie et ravie, dans le tourbillon régénérant de la multimodalité, de la multimédialité primitives. Entrecroisement des modes, des canaux, des positionnements. Interactions vivantes entre auteurs et autrices dans leurs statuts respectifs et pourtant dynamiques. Amitiés, connivences, rencontres heureuses, quelquefois dysphoriques, constructives toujours, avec l’Autre. Il y a quelque chose de troublant dans le face-à face non médiat avec cett-e autre qui vous a lu-e et qui ose aller de l’autre côté du miroir, à votre rencontre. La démarche du commentateur ou de la commentatrice ne va pas de soi, loin de là. Personnage secondaire, second, il ou elle serait un vis-à-vis proche à maints égards du « locuteur vicariant » de Mary-Annick Morel[3] puisque prenant une part non négligeable à l’affinement de la pensée, à l’édification de l’auctorialité .
Autant de propositions, de notions auxquelles l’on choisit d’adhérer – ou pas – en connaissance de cause. Ballet furtif mais combien signifiant des marques orthotypographiques – guillemetage, déguillemetage, italiques… En effet, l’affûtage conceptuel est en œuvre : recherche du parler beau, du parler juste. Et nous avons le privilège d’y participer ! En réalité, les chercheur.e.s, à des degrés divers, ont conscience de la profonde solidarité entre la science et la mise en mots de la science. Ainsi, l’affinement progressif du métalangage, l’ajustement de l’outillage théorique par la néologie est indissociable de l’activité scientifique. Je pense que cela se vérifie de manière plus éclatante encore dans nos pratiques de recherche réflexive[4].
Aujourd’hui, dans un environnement digital, la publicisation de la science, puis l’immédiateté des retours de la communauté des lecteurs peut susciter une réévaluation tout aussi immédiate d’une formulation, d’un contenu. Et c’est heureux. Comme cela a été souligné par plusieurs auteurs et autrices de Réflexivité(s), les carnets de recherche sont de véritables lieux de pensée, en même temps que de partage, à différents niveaux d’élaboration des idées. Je pense que l’aventure carnetière comporte un aspect « think tank » offrant bien des avantages. Je dois pourtant reconnaître que la proximité phonique de carnetière et carnassière suscite en moi des sentiments plutôt mitigés…
Toujours est-il que nous vivons des moments historiques, exaltants. Et nous nous secouons pour ne pas nous endormir sur une béate gratitude (sourire). En l’occurrence, vous avouerais-je que je ne suis pas fâchée de considérer que j’aurais été à la fois témoin et toute modeste actrice de l’avènement, à l’heure du numérique, de pratiques inédites d’écriture, de recherche scientifique et de lecture collaborative. En somme, j’ai ressenti chez les résident.e.s de la Villa une allégresse, un enthousiasme palpable, une jubilation communicative. J’ai retrouvé une atmosphère de matin de Noël autour du sapin (métaphore glanée dans un des billets !) ou encore « autour du frangipanier qui a de belles fleurs si blanches » (comme dans la comptine). Comme nous sommes loin de ces citadelles positivistes qui n’ont cessé d’opposer l’émotion à la raison ! En vérité, nous succombons trop souvent à la philosophie de la dichotomie, celle qui, dans un mouvement rassurant de balancier, occulte obstinément les dynamiques en œuvre, ignore la prévalence des continuums dans nos sociétés humaines.
Je terminerai provisoirement ce texte en formulant deux ou trois vœux et remarques.
Puisse la circulation de cet ouvrage fournir des outils susceptibles d’encourager toujours davantage l’ancrage dans l’être de ce monde, notamment par le biais de pratiques scientifiques mettant l’univers en question à la manière des enfants (relire le texte « Pourquoi je vois pas mes yeux ? » de Marie-Anne Paveau). Bien évidemment ceci pose le problème lancinant de l’accès de certaines zones géographiques (l’Afrique notamment) à la culture numérique et à la toile, alliées incontournable du désir épistémologique. L’approche réflexive devrait soutenir une implication citoyenne des chercheurs/chercheuses. De sorte que chacun.e puisse, quelle que soit sa discipline principale, sans fausse honte de son humanité, se poser la question suivante formulée par Felwine Sarr [5] :
Mon geste, reproduit-il les conditions de l’iniquité, de la domination, et de la dévastation, ou rend-il ce monde plus fécond, plus ouvert, et plus vivifiant ?
Car habiter le monde, comme il le dit encore, c’est « se concevoir comme appartenant à un espace plus large que son groupe ethnique, sa nation, le continent qui vous a vu naître, ceux qui ont la même couleur d’yeux que vous ».
– À propos, voyez-vous vos yeux?
– …
– Les miroirs, dites-vous ? Ah ! mais il y aurait lieu d’objecter ici que « les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images[6] ».
- Engelbert Mveng, 1996. “Postface” in Balafon, Collection Poésie, Yaoundé, Editions Clé, p. 87. ↵
- Victor Hugo, 1826. Odes et Ballades, Odes, IV, 14. ↵
- Mary-Annick Morel et Laurent Danon-Boileau. 2003. « Le locuteur vicariant », in Le sujet, J.M. Merle coord., Paris, Gap, Ophrys. ↵
- J’évoque la question dans un article à paraître : « A Mary-Annick Morel. Du dire vrai au dire juste. Libres propos sur l’affûtage conceptuel dans le discours scientifique ». ↵
- Sarr, Felwine. 2017. Habiter le monde. Essai de politique relationnelle, Montréal, Mémoire d’encrier. ↵
- Cocteau, Jean. 1930. Le sang d’un poète, cité par Stéphanie Messal, 2012, 4 janvier. « Je suis votre miroir ». ↵