L’émergence d’une condition réflexive : le rôle de l’enquête sur les publics

Joëlle Le Marec

Dans mon habilitation à diriger des recherches, en 2002, je tentais de déployer les trois registres dans lesquels j’ai été amenée à éprouver puis essayer de maîtriser la mise en œuvre empirique d’une réflexivité qui ait de réels effets sur le questionnement, sur l’enquête, sur l’analyse, sur les théories, mais aussi sur les choix d’organisation de la recherche, sur la partage entre ce qui est vécu comme la contrainte et analysé après coup comme une condition de la production des savoirs, et ce qui est assumé comme un choix qui opère comme une contrainte choisie. J’avais à l’époque identifié en premier lieu l’espace et le temps d’une recherche individuelle relativement programmée et homogène (même si ces formulations peuvent être critiquées) du type de la thèse, en second lieu le fil discontinu et rarement analysé d’une suite d’opérations de recherches plus ou moins collectives, plus ou moins décidées ou acceptées, et en troisième lieu la dynamique du programme de recherche collectif. C’est sur ce dernier point, le développement d’une réflexivité collective, que je travaille le plus actuellement.

Mais je parlerai ici de la manière dont la réflexivité a été et continue d’être un opérateur de compréhension vivante d’un phénomène que je trouve aujourd’hui très largement minoré et sous conceptualisé dans les sciences sociales : le public, la condition d’être membre du public, la compréhension de ce dont il s’agit.

En effet, le public reste la notion à propos de laquelle j’ai le plus de mal à partager avec des collègues, excepté dans certains cas où je ressens une sorte d’intercompréhension dans l’effort de chercher des prises sur un phénomène altéré par quantités de représentations très simplistes qui ont le grand défaut d’atténuer la force de l’énigme et donc le caractère nécessaire du questionnement. Ce phénomène est en effet un peu un défi pour les sciences sociales : la plupart des approches cherchent à objectiver des phénomènes qui peuvent avoir un effet sur le cours des choses. Le public agit comme quelque chose qui permet au contraire que tout ne s’inscrive pas, n’advienne pas, pour permettre à des potentialités de la relation sociale et du rapport aux institutions de rester constamment disponibles. Le public rend par exemple constamment vivante, sinon manifeste, l’existence de rapports de confiance dans la mesure où l’activité principale du public consiste à s’en remettre aux intentions d’autrui à votre égard, y compris dans l’enquête. C’est pourquoi, pour moi, comme pour certains collègues et doctorants le public est un phénomène social moins aussi important à penser que le pouvoir ou la pratique.

Au moment de la thèse, je me suis tournée vers les théories de la communication pour tenter de comprendre ce qui se passait dans les enquêtes que j’avais menées auprès des publics des musées et des bibliothèques, et qui excédait fantastiquement ce que je pouvais en anticiper en partant des travaux disponibles. Il s’est agi d’une démarche réflexive au sens où l’interrogation sur le sens du public est née des relations d’enquête, sur lesquelles j’étais amenée à revenir sans cesse pour explorer l’évidence que quelque chose s’était passé, au-delà de la rencontre dans l’enquête qui fait l’objet par ailleurs d’une littérature très importante et fascinante.

Mais au-delà de la richesse de la rencontre, l’enquête active un rapport social qualifié, mais qui tire son sens de peser le moins possible sur les protagonistes. Les enquêtés, personnes constituées en membres du public et qui se constituent explicitement comme tels, font directement vivre un type rapport entre sciences et société avant même que ne soit interprété le premier énoncé tiré de l’enquête. En effet, l’enquête en sciences sociales a besoin de la collaboration d’innombrables individus qui acceptent de donner quelque chose pour qu’un savoir puisse être construit par des personnes a priori créditées d’être de bonne foi, sérieuses, intègres : les chercheurs.

La première injure faire au public, est celle qui consiste à lui dénier sa compréhension de la nature du rapport d’autorité auquel il se soumet. La critique de la violence faite au public dans l’enquête est parfois aussi déloyale que le serait la critique faite à un frère ou un ami qui se soumettrait a priori à votre point de vue ou votre désir. Elle est faussement émancipatrice car elle ne s’énonce pas pour le public mais contre un ordre académique, et dans l’indifférence de ce que cet ordre académique doit à la collaboration discrète et confiante d’innombrables individus.

Une seconde injure consiste à célébrer sans cesse la capacité du public à être acteur, découverte moins passif qu’on ne le croit. Cette promotion insistante des capacités méconnues d’un public dont on tient absolument à montrer qu’il n’est pas passif dans sa relation à ce qui le constitue comme public (une instance de production), est une manière d’avouer le malaise que suscitent les attitudes qui consistent à mettre en jeu la confiance dans autrui pour que la délégation de pouvoirs ou de compétences permette à une autorité de s’exercer, mais aussi à une liberté de s’éprouver.

La réflexivité est le retour sur une relation qui tire son sens d’une capacité d’effacement des personnes, qui est la caractéristique, temporaire et située, de la condition de membre du public. Cette condition consiste dans de très nombreux cas à se rendre témoin pour autrui de quelque chose dont on ne bénéficie pas directement (même si une tendance actuelle pousse à faire du public un ensemble d’usagers bénéficiaires). Elle consiste à activer des potentialités en se mettant à la merci d’autrui : elle donne à l’autre, investi de la confiance, l’occasion d’honorer celle-ci.

Elle est compréhensible dans la relation, en situation, et dans la mesure où le chercheur reconnaît grâce à l’autre ce qu’il a lui-même un jour cherché à laisser advenir en collaborant, en laissant être, en étant témoin et membre d’un public.

Elle active une dimension fondamentale de la vie sociale qui est l’acceptation d’une dissymétrie forte à condition que celle-ci soit locale et justifiée. Cette dissymétrie permet de déployer dans d’autres temps et d’autres espaces que le moment et le lieu où l’on est public (et public enquêté), le sens de ce qui se produit, elle assure des devenirs possibles, grâce au sacrifice d’une affirmation immédiate d’existence.

Qu’on me comprenne bien : il ne s’agit nullement de faire l’apologie du mineur, du discret, du faible, de l’usager, du dominé. Le phénomène du public est sans arrêt caché par son insignifiance ou pire, par l’approche dite « compréhensive » qui n’accorde une attention à des pratiques sociales que pour autant que celles-ci semblent nécessiter des porte-paroles compétents.

Il s’agit, par une attention à ce qui se joue dans l’enquête auprès des publics, de comprendre certains phénomènes sociaux qui consistent non en la positivité d’un dire ou d’un faire observable, mais dans la soustraction et l’effacement de ses propres capacités d’action ou de paroles pour laisser le champ maximal à des potentialités.

Ce qui me surprend : c’est que l’on ait pu élaborer des théories du fonctionnement social qui mettent l’accent avant tout sur le calcul d’intérêt, la négociation, la mobilisation d’un capital, sachant que ces théories, pour être énoncées, ont parfois mobilisé très fortement l’enquête qui pourtant infirmait empiriquement par sa seule existence, ces mêmes théories qu’elles ont servi à produire.

Pour moi, la capacité réflexive est, dans l’enquête, l’attention portée à ce qui aurait pu se dire et qui ne se dit pas, l’attention aux marges de liberté données à l’enquêteur, la reconnaissance au moins locale de son autorité presque absolue, et par retour, l’ouverture permanente exigée, sur un plan politique et ethnique, par ce qui est activé dans l’enquête.

Discussion
« je ne suis pas sûre de bien discerner ce que vous entendez par « public » et j’aurais eu besoin d’exemples, mais je suis frappée par la dimension éthique de votre analyse – je n’aurais pas utilisé le terme « d’injure » ni celui de « déloyal », que je trouve trop chargé sur le plan moral justement, dans un contexte scientifique (autrement ils me vont très bien), mais je suis d’accord pour penser la relation chercheur/objet, ici, cette notion extraordinairement plastique et chargée idéologiquement, de « public », sur le plan moral (comme les philosophes moraux et les philosophes de la connaissance, et à la suite d’ogien et de canto-sperber, j’emploie indifféremment « morale » et « éthique »)
cette sorte de position de surplomb du chercheur sur cette entité décrétée « basse », le public me semble à la fois d’ordre politique, social, moral : c’est la position des détenteurs du savoir et d’une supposée distance verticale par rapport à l’ordinaire du monde – je suis vraiment d’accord avec ce que vous pointez : la nécessité de reconnaître, avec un certain étonnement, aux « gens » leur activité, comme si leur passivité était « taken for granted »
une association, parce que ce que vous dites rencontre beaucoup de choses du côté des études post-coloniale,s du féminisme, etc. : le génial livre de g spivak : « les subalternes peuvent-elles parler?  » (eh bien oui elles peuvent … ) : http://bit.ly/yciltQ »
Marie-Anne Paveau,  20/02/2012 à 19:06
« Merci pour ce commentaire, vous avez tout à fait raison pour ces termes moraux certainement excessifs dans un contexte scientifique. C’est pour marquer un peu le trait. Je vais essayer de prendre un peu de temps pour détailler ce que j’entends par public et que j’avais essayé de détailler dans un livre : une condition particulière que chacun peut assumer à certains moments, dans certains espaces, en particulier dans des espaces institutionnels.
Je vais lire le livre de Spivak net je vais vous lire aussi! »
Joëlle Le Marec,  20/02/2012 à 23:30

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Billet original : Le Marec, Joëlle, 20 février 2012, « L’émergence d’une condition réflexive : le rôle de l’enquête sur les publics », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 5 mars 2019. http://reflexivites.hypotheses.org/1003

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