Le temps et le sens d’une écriture numérique
Mélodie Faury
Comment trouvons-nous – chercheur.se.s et enseignant.e.s – le temps pour écrire sous de nouvelles formes, c’est-à-dire celles des billets et du microblogging (Twitter), alors même que l’exhortation à « produire » des écrits est déjà tellement forte dans les cadres actuellement légitimés de l’écriture scientifique? Voilà une question régulièrement posée aux carnetier.e.s de la plateforme Hypotheses.org.
Parfois, lorsqu’elle nous est adressée, cette question sous-entend, plus ou moins : « Comment trouvez-vous encore du temps pour vraiment travailler? ». En d’autres termes : « Comment et pourquoi le blog scientifique / le carnet de recherche peut-il encore trouver une place dans des pratiques académiques où l’on court déjà après le temps? ». Pourquoi publier sous ces formes-là alors que nous sommes déjà pressés par la logique du publier-ou-périr?
Parce qu’en écrivant dans la Villa, nous n’écrivons pas pour publier. Nous écrivons en publiant pour partager, échanger, discuter, se décaler, penser, respirer.
Un convivium des sciences
En revenant sur l’expérience des Espaces réflexifs, je me pose à mon tour cette même question, en la reformulant un peu, à partir de ma propre expérience de carnetière : « Qu’est-ce qui peut pousser tou.te.s ces chercheur.e.s, ayant souvent déjà leur propre carnet de recherche ou blog, à consacrer de leur précieux temps à une écriture qui n’entre pas dans le cadre actuel des écritures qui “vaudraient” quelque chose, tout du moins du point de vue des indicateurs qui évaluent les pratiques de recherche, individuelle et collective? ». Je crois que la réponse réside en partie dans le fait que cette valeur de la pratique d’écriture dans les carnets, pour celles et ceux qui prennent du temps à écrire, ne vient pas seulement d’une validation extérieure, mais d’une valeur qu’ils et elles attribuent à cette écriture, du point de vue du sens qu’elle prend dans leur pratique de recherche et d’enseignement[1],[2] Ce n’est pas le cas toujours, bien sûr, on peut aussi vouloir écrire pour être lu.e, pour être visible, reconnu.e de ses pair.e.s, mais je ne crois pas que ce soit la motivation principale de la majorité des habitant.e.s qui se succèdent dans la Villa réflexive.
Les Espaces réflexifs sont à mon sens un lieu de savoir (Jacob, 2014), un lieu de pensée, une sorte de maison à soi, à nous – au sens de l’espace partagé collectivement pour y penser (Woolf, 2001 [1929]). Un lieu qui n’avait pas d’équivalence avant que nous ne le construisions, virtuellement mais de manière pourtant tangible. L’idée de convivium des sciences, développée par Léo Coutellec (2012), qui me parle aussi beaucoup concernant la Villa réflexive :
Un convivium de science pourrait être ce lieu ouvert où l’on prend le temps de la rencontre et de l’écoute, où l’on partage et se réapproprie des savoirs et des techniques sur le modèle des logiciels libres, où l’on expérimente et bricole, où l’on cherche et transmet en même temps, où l’on défait les hiérarchies entre disciplines, où l’on confronte des idées sans chercher à gagner, où le savoir est lui-même un objet d’étude, où les pratiques sont constamment déconstruites, où la fin ne justifie pas tous les moyens (Coutellec, 2012).
Témoignages – Le sens d’une écriture numérique collective
Je suis allée chercher quelques explicitations du sens donné à cette pratique de recherche numérique, collective et interdisciplinaire, chez les premier.e.s habitant.e.s des Espaces réflexifs, tout au long de l’année 2012.
Pour Raphaële Bertho (2012) :
Si le regard de l’autre est primordial et constitutif de ce que nous sommes, je ne voudrais pourtant pas donner à penser ici qu’il doit être la seule jauge de notre travail. Ce mois d’effeuillage de ma pratique a pour ambition de valoriser non la séduction mais avant tout la conversation comme échange constructif. Cette dynamique est d’ailleurs la raison même de ces pages glissées dans le flux des réseaux sociaux, une invitation à entrer dans l’atelier de nos réflexions… (Bertho, 2012)
Pour Stéphanie Messal (2012) :
L’important est dans ce moment de partage du savoir.
Pour Marie-Anne Paveau (2012) :
Pour le moment, cette expérience de carnet collectif est l’une des plus passionnantes de ma vie numérique de chercheuse et confirme la richesse tout à fait spécifique de la recherche en ligne : rencontres, dialogues, croisements, liens, collaborations. Si la recherche hors ligne est parfois, même souvent, silencieuse et solitaire (le retour sur nos travaux publiés n’est finalement pas si fréquent, explicitement en tout cas), la recherche en ligne est toujours peuplée des présences, paroles et pensées des autres (Paveau, 2012).
Martine Sonnet (2012) également, était « désireuse […] d’être présente ici » et avait évoqué lors de nos échanges précédents son arrivée dans la #Villa, l’idée de décloisonnement disciplinaire que cet espace lui évoquait. En 2012, je l’exprimais de la manière suivante : « C’est une sorte de décloisonnement qui s’opère, et une expérimentation d’une écriture particulière et potentiellement riche, encore une fois assez insolite dans nos pratiques de chercheurs. »
Tout au long de l’année 2012 (et des suivantes), cet espace a également été un lieu d’élaboration, une sorte de catalyseur, d’incubateur des réflexions, qui prennent forme et se construisent à cette occasion, par l’écriture. Pour Morwenna Coquelin (2012) :
Cette colocation ouvre la Villa aux historiens; je me réjouis d’ajouter ce regard aux réflexions déjà menées – Merci infiniment […] d’avoir accueilli mes ébauches ici.
Et pour Jonathan Chibois (2012) :
Mon carnet de recherche en ligne je l’écris d’abord pour moi, je l’écris aussi pour les personnes rencontrées sur le terrain – concernées au premier chef par ma recherche -, et je l’écris également pour mes pairs avec qui je souhaite partager mes réflexions en cours et auprès de qui je souhaite être reconnu, enfin je l’écris pour l’ensemble des personnes susceptibles d’être intéressées par la problématique dans une optique de vulgarisation. Quand j’écris sur un carnet de recherche collectif comme ici, j’écris de plus pour un groupe de lecteurs privilégiés, avec qui j’ai le projet de construire à plusieurs voix une réflexion sur un thème unique et choisi (Chibois, 2012).
Pour Elena Azofra (2012), la villa a été l’occasion de croiser les regards, d’échanger autour des mots, d’une langue à l’autre, notamment du faire de cette expérience de traduction permise par la réactivité et l’envie d’Aboubekeur Zineddine (2012) :
Nouvelle occupante, nouveau regard, nouvelle langue et nouveau motif.
Je me réjouis d’avoir accepté l’invitation de Mélodie et Marie-Anne, qui m’a donné l’occasion de participer de cette expérience enrichissante et d’ajouter un nouveau regard sur le concept qui nous occupe, la réflexivité.
Delphine Regnard (2012) s’est lancée elle aussi dans le mouvement, dans le « geste », dans « une tentative de réflexion sur le métier de professeur de lettres » et tente l’expérience d’une écriture inhabituelle, parfois inconfortable et difficile :
Ce qui compte, c’est le geste, m’a-t-elle dit. Benoît, lui, m’a appris comme le chemin est important. Alors, cheminons et gesticulons; « c’est une aventure de l’écriture qui sera l’écriture de l’aventure. »
Tout au long du mois de juillet 2012, Benoît Kermoal a tissé de nombreux liens entre sa propre réflexion et celles qui s’était déployé les mois précédents, donnant corps à un dialogue interdisciplinaire qui m’a paru particulièrement fécond :
Je voudrais durant ce mois m’intéresser à un aspect que je trouve important dans ma propre recherche en cours, à savoir le rapport que nous entretenons avec notre objet d’étude. […] Mais comment aborder cet aspect dans une démarche réflexive et complémentaire aux précédents travaux de la Villa réflexive? J’essayerai de combiner trois approches. (Benoît Kermoal, 1er juillet 2012); Le projet initial était d’examiner, sous l’angle global et multiforme de la réflexivité, les notions d’engagement et de distanciation dans le champ de l’histoire du mouvement ouvrier et du mouvement socialiste. […] Que peut-on dire d’autre sur ma présence estivale dans ces « Espaces réflexifs »? Paraphrasant Jean-Luc Godard qui affirme qu’on parle toujours de la clé du problème, jamais de la serrure, je dirais tout d’abord que réfléchir à une démarche réflexive en histoire m’a obligé à m’interroger bien davantage sur ma pratique de recherche et sur les outils et conceptions méthodologiques que je peux mobiliser. J’ai un peu l’impression d’avoir mieux compris ce que pouvait être le métier d’historien (Kermoal 2012).
Se situer dans le dialogue interdisciplinaire, s’enrichir auprès d’approches différentes et parfois convergentes : ce sont des motivations pour Claire Placial (2012). Elle explicite ainsi ce que nous faisons en écrivant dans les Espaces réflexifs : lier collectivement, par nos parcours et nos spécificités, un travail (inter)disciplinaire avec une démarche épistémologique :
Il y a l’enjeu de ne pas passer pour ce que l’on n’est pas; il y a en outre aussi celui de savoir ce que l’on est, ou de se demander si l’on est quelque chose; […] Cette Villa Réflexive est un lieu peuplé de miroirs par lesquels nous tentons de comprendre nos habitudes et méthodes scientifiques, de nous représenter nos propres représentations, de nous regarder regardant (à ce titre j’ai été vraiment marquée par le billet avec lequel Marie-Anne Paveau est entrée dans la Villa en février). Mais c’est aussi un lieu qui, parce qu’il garde de mois en mois les traces des précédents locataires, rend tangibles la multiplicité des perspectives sur des objets semblables, ou la parenté des regards et des représentations sur des objets différents. À cet égard, des affinités scientifiques, et humaines se sont créées, qui ont versé un jour nouveau sur la façon dont je considère la traduction et dont j’en parle, non tant d’ailleurs pour la réorienter que pour la consolider et l’affirmer, en en cernant mieux les contours (Placial 2012).
Ces lieux de pensée
Passer du temps à ce type d’écriture, en particulier étant donné l’objectif des Espaces réflexifs (interroger nos démarches de recherche et d’enseignement) revient à mon avis à l’expression d’une conviction : il y a un temps incompressible et précieux au fondement de nos pratiques, que l’on arrive à prendre à retrouver, à préserver, tant bien que mal, parce qu’il est au cœur, considère-t-on alors, de ce que l’on estime être important. Et sans lequel notre travail deviendrait même un peu mois sensé (Dahan et Mangematin, 2010) : ce temps qui me paraît si nécessaire pour penser notre pratique, notre posture de chercheur.e et d’enseignant.e, les discours que l’on construit et leur articulation en-dehors de l’entre-soi. Ce temps qui redonne une place à l’incertitude, au tâtonnement, à l’ordinaire de la recherche, à l’échange – « improductif » en termes de publication « légitime »-, et qui est tellement source de créativité et d’idées lorsqu’on l’investit. Ce temps nécessaire à la recherche et à l’enseignement. Ce temps qui ne sert à rien si l’on a pas les espaces pour déployer cette pensée réflexive et critique[3]. Et les espaces numériques font partie des espaces qui nous permettraient, selon la manière dont on les investit, dont on les habite, de retrouver ce temps. Ils ne sont heureusement pas les seuls, mais ils n’en sont pas moins précieux.
Les Espaces réflexifs font partie des lieux numériques où je me sens bien. Et sont l’un de mes lieux de recherches. […] Les espaces numériques peuvent constituer une extension de nos bureaux, une extension de ces espaces que nous occupons en tant que chercheurs. Une extension de nos ordinateurs, qui s’ouvrent sur d’autres pensées, à un lien de distance. Mes espaces de recherches sont finalement ceux qui permettent la rencontre avec d’autres perspectives, d’autres regards, d’autres historicités. D’autres questionnements. Numériquement ou non. Académiques ou non. Dans des proximités plus ou moins fortes. Dans un certain entre-soi ou au contraire à la recherche d’une altérité de réflexion.
Les frontières de nos institutions, de nos disciplines s’en trouveraient pour un peu estompées… Je suis de plus en plus convaincue que le même n’induit pas la boucle, ne permet pas de se décentrer, de se décaler pour mieux comprendre ce que l’on fait, ou justement, ce que l’on cherche à comprendre. Le même permet de creuser le sillon.
Je ne crains pas le désaccord s’il est fécond. Si l’interlocuteur critique prend d’abord au sérieux la perspective de l’autre, sans la réduire à la sienne, ou la ranger sous la sienne.
Le numérique a un réel effet sur ma recherche. Les Espaces réflexifs ont eu un effet sur ma thèse. Et le numérique est tout sauf déconnecté de ces autres espaces que j’occupe avec tout autant d’envie et d’intérêt, quand la rencontre et le dialogue avec une autre perspective sont rendus possibles : livres, colloques, réunions, discussions informelles, etc.
Des espaces ? Des lieux de pensées, avec mais pas nécessairement comme. (Mélodie Faury, 11 juin 2012)
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Crédit photographique : seam par Marc Falardeau, 2011, licence CC-BY
- « Quand, comme moi et plein d’autres (hypothèses.org) on tient un blog, quand ce blog est alimenté de manière suffisamment rigoureuse et significative pour être le relai et la paillasse principale de notre activité de chercheur, rien dans les rubriques de l’AERES ne permet de valoriser ou de mettre en avant cette activité. » (Ertzscheid, 2012) ↵
- « – le blog comme source. C’est sans doute le trait le plus fragile et nous sommes quelques-un.e.s à travailler pour que les blogs constituent des sources de savoir scientifique, et soient donc référencés de la même manière que les autres publications. O. Ertzscheid a écrit récemment un billet assez énervé sur cette question, et je ne peux qu’être d’accord avec lui, puisque j’ai moi-même ajouté des rubriques sur ma fiche AERES; mais je ne suis pas sûre qu’elles resteront, puisque les rapports AERES d’équipe sont collectifs, et que nos fiches ne servent pas à l’évaluation individuelle. C’est sur les dossiers de promotion et d’évaluation personnels qu’il faut mentionner nos activités numériques. L’APA et le MLA ont intégré à leur grille les modes de citation des billets de blogs, et de messages sur les réseaux (mais aussi de vidéos sur Youtube, d’images, de pages web et même de cartes). Je remplis désormais à la fin de mes billets la rubrique « comment citer ce billet ». Les blogs sont des sources de savoir et également d’apprentissage. », (Marie-Anne Paveau, 8 août 2012) ↵
- « La recherche objet de recherche : réflexivité et distanciation critique », Appel à contribution, Calenda, Publié le vendredi 13 mai 2016, http://calenda.org/366248 ↵