La raison des émotions. Réflexivités affectées

Marie-Anne Paveau

J’ai suivi le fil d’Ariane des émotions de l’année réflexive 2012, et j’ai choisi quatre des formes qu’elles y ont prises, bien consciente de ne pas représenter fidèlement la riche palette émotionnelle de la Villa. Voici donc de la stupéfaction indignée, de la bienveillance constructive, de la nostalgie silencieuse, et de l’amitié déclarée.

 

Stupéfaction pronominale et indignation énonciative

Stéphanie Messal a placé sa stupéfaction et son indignation dans l’usage des pronoms : « je tue “il” », déclare-t-elle. Anthropologue favorable à l’implication du chercheur, à la fois dans sa recherche et dans la mise en discours de cette recherche, elle est choquée par le décret de troisième personne et intègre sa réaction à l’élaboration de sa propre position énonciative :

La semaine passée et au cours d’un séminaire, j’ai pu entendre une phrase lourde de sens, jetée comme un boulet de canon à l’impact des plus effrayants : “C’est la troisième personne qui produit le discours scientifique : ce n’est pas le cas avec le “Je” et le “Tu” ». Je suis restée stupéfaite.

Je l’achève aussi par le biais de mes lectures. Je me suis vite rendue compte que les ouvrages dont je me souvenais le mieux étaient ceux écrits à la première personne dans une attitude des plus scientifiques mais avec ce soupçon autobiographique où l’on peut ressentir, saisir l’intensité de quelques émotions. J’apprécie cette proximité que l’auteur entretient avec le lecteur. Je me sens complice de son aventure. Pas celle d’un “Ulysse” ou d’un “Harry Potter”, bien sûr que non! Mais celle d’un ethnologue, d’un anthropologue aux prises avec son quotidien, face à des situations délicates, des instants de détresse, des moments de joie, des doutes, etc. Tout cela se lit au travers de son discours scientifique, le rendant de ce fait parfaitement assimilable, “comestible” car agréable à lire. Et je ne manquerai pas de souligner que j’ai d’autant plus aimé les lire car je retrouvais en eux la part de l’homme. Ce qui est loin d’être le cas dans ces ouvrages à la troisième personne qui la plupart du temps m’ennuient… Rares ont été ces lectures qui m’ont passionnée quand “Il” était le sujet. Je n’arrivais pas à m’identifier ou à me reconnaître. Le discours était souvent celui du cuistre : pompeux à outrance, plaçant tous les mots savants de la terre en une page. Imbuvable, indigeste, proche de l’incompréhensible! C’est un livre qui au final ne sera intelligible que par le “Il” qui a cruellement oublié son “Je”. Un “Il” qui a oublié l’homme qu’il est, l’homme qui s’adresse à l’homme, à l’autre et l’autre… c’est soi!

Il est facile de jouer sur les mots, mais Benveniste appelait le « il » la non-personne, celle dont on parle. Pour lui, seuls « je » et « tu » sont de véritables personnes, qui engagent justement les êtres dans la parole. Et pour Benveniste, la parole, c’est pour la vie, c’est pour vivre, avant même de communiquer ou de produire du sens.

« Cette “bienveillance” ne figure pas vraiment dans les apprentissages de la discussion scientifique en France, si tant est qu’ils existent d’ailleurs »

Bienveillance et intelligence : ce que nous fait la parole de l’autre

Parmi les invités de Mélodie Faury, Julie Henry a écrit un billet, Les commentaires : espace et outil de réflexivité, ou occasion d’exprimer ses marottes? Ce billet a déclenché des discussions intéressantes et assez nombreuses car, parmi les blogueurs, tous se sont sentis concernés par la question du commentaire. Son commentaire sur le commentaire faisait une certaine place à l’affect puisqu’elle y parlait de bienveillance et de bénévolence :

[…] on bénéficie enfin de ce regard extérieur si précieux, qui nous permet de voir dans notre réflexion même ce que nous n’avions pas perçu. On citera comme exemple ce regard lucide et bienveillant tout à la fois, qui formule les choses avec une clarté que nous n’avions jamais atteinte, ou encore cette lecture intelligente qui décèle le maillon manquant dans une argumentation qui ne nous satisfaisait pas, sans que nous puissions pour autant mettre le doigt sur ce qu’elle avait d’insatisfaisant ou de non convaincant.

Cette « bienveillance » ne figure pas vraiment dans les apprentissages de la discussion scientifique en France, si tant est qu’ils existent d’ailleurs. Mais elle est présentée ici comme totalement liée à l’intelligence et cette articulation s’inscrit dans une conception du savoir qui se développe beaucoup actuellement en philosophie et en épistémologie : l’ouverture de la catégorie épistémique à d’autres catégories, réputée plus subjectives, en particulier l’émotion et la vertu. J’ai cité Damasio pour l’émotion et je pense à Engel par exemple pour la vertu, qui explique dans Épistémologie pour une marquise que les savoirs possèdent des dimensions morales et pourquoi il faut supposer une norme cognitive, c’est-à-dire des valeurs aux savoirs. Sur un autre carnet, qui se construit lentement mais qui deviendra sans doute aussi une belle villa, Penser la recherche, Léo Coutellec a rédigé une série de trois billets sur la « démocratie épistémique » , où il défend l’idée qu’il existe une subjectivité et une dimension axiologique de la vérité. Je le suis entièrement sur ce point, car il s’inscrit dans une pensée robuste et novatrice (et… vraie, je le pense avec émotion!) actuellement sur la question.

La part du père : chercher qui nous sommes, toujours

En juillet, Benoît Kermoal ajoute une seconde pierre émotionnelle, dans un billet marquant, au titre magnifique : « Revenant d’Éragny, avec toujours cette violente émotion » : ma part de réflexivité. Benoît Kermoal a choisi un dispositif où l’émotion est dite implicitement : le billet fait alterner le discours de l’historien et des encadrés plus personnels, qui déploient une parole adressée à un « tu », le « tu » du père, jamais nommé cependant. C’est dans l’espace de l’articulation de ces deux discours que se trouve une sorte de réservoir émotionnel activable par le lecteur, pour peu, évidemment, que cet interstice lui parle, ou qu’il l’entende. Cet entre-deux est celui des raisons profondes pour lesquelles nous faisons ce ce que nous faisons, pour nous, de la recherche : « par nécessité », écrit-il. « On ne peut pas se soustraire au monde » avait-il déclaré plus haut, et il faut sans doute comprendre dans ce « monde » toutes ses composantes subjectives, sentimentales, émotionnelles, tout ce qui nous fait humain, en somme. Il cite également cette belle remarque de Philippe Artières : « À quoi sert l’histoire : à rester en vie ».

« Loin d’être des collections de fonctions autonomes, nos vies sont faites de passerelles innombrables entre des pôles que l’on a longtemps crus séparés »

Vers l’amitié : des métamorphoses des relations

Enfin, j’ai envie de mentionner un bref billet de Raphaële Bertho en novembre 2012, « Et après? » , sans doute parce qu’il me rappelle ma « Belle au bois dormant », mais aussi parce qu’il décrit parfaitement ce qui se passe avec nos étudiants parfois, quand ils deviennent nos amis : « Le plaisir que l’on a à recroiser nos anciens étudiants, à suivre leur parcours, à les voir évoluer et s’affirmer dans le milieu professionnel. Et le plaisir ultime : celui de devenir leur collègue, de travailler avec eux. » C’est exactement ça, et c’est bien la relation de travail, de savoir, la relation en grande partie épistémique qui crée ce plaisir. Raphaële Bertho raconte comment sa relation professionnelle s’est transformée en amitié et une autre « connaissance » intervient alors, qui me semble profondément liée à la précédente : « Puis en constatant que pour construire des liens aujourd’hui, il nous fallait presque faire connaissance une seconde fois, réapprendre l’une de l’autre ».

Loin d’être des collections de fonctions autonomes, nos vies sont faites de passerelles innombrables entre des pôles que l’on a longtemps crus séparés. Le dogme de la catégorie discrète, souvent présenté sous forme d’oppositions binaires, intellect vs affect, esprit vs corps, raison vs cœur, est en train de s’effilocher. L’humain semble retrouver une synthèse perdue : nous pensons aussi avec nos émotions, nous apprenons aussi avec des normes, nous admirons avec de la connaissance. Nos réflexivités sont imprégnées d’affect; elles sont affectées.

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Billet original : Paveau, Marie-Anne, 11 décembre 2012, « La raison des émotions. Réflexivités affectées », Espaces réflexifs [Carnet de recherche], consulté le 2 mai 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/

Crédit photographique : « Mind in Bradford – Emotion Paper Collage.Collages creating designs and symbols, developed from the initial raw sketches of emotions and feelings », Artworks Creative Communities, 2011, Flickr, licence CC BY-NC-ND 2.0

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