Indiscipliné.e.s

Marie-Anne Paveau

À la Villa, règne la plus totale indiscipline : les locataires n’ont aucune sagesse scientifique mais passent leur temps à aller voir ailleurs s’ils y sont. C’est ingérable[1].

« Sur le plan des frontières, des circonscriptions et des mainstreams disciplinaires, c’est un vrai capharnaüm »

La maison est bien tenue, ce n’est pas le problème : la vaisselle est faite, le ménage aussi, le linge est repassé et l’argenterie n’est pas oxydée. J’ai même remarqué que quelqu’un avait ciré les parquets et que les armoires sentaient la lavande. Mais sur le plan des frontières, des circonscriptions et des mainstreams disciplinaires, c’est un vrai capharnaüm. La preuve : l’année 2012, l’aventure a commencé avec une anthropologue qui parlait cinéma et miroiterie, et s’est finie avec une spécialiste des images audiovisuelles qui parlait rencontres, effeuillage et mariage… Vous voyez un peu le tableau, un vrai fourbi, je vous dis.

Évidemment, il y a des degrés dans l’indiscipline. Stéphanie Messal, la première locataire, est plutôt du genre incontrôlable : de La belle et la bête de Cocteau, qu’on a déjà du mal à identifier (est-ce une fiction exemplaire, un traité de philosophie, un récit poétique?), on saute à l’anthropologie et l’ethnographie, donc on revient à une certaine raison, et puis, paf! on se retrouve sans trop savoir comment en train de discuter avec un mathématicien cryptographe après avoir visité des miroiteries et écouté des développements techniques sur la fabrication des glaces avec et sans tain. Mélodie Faury, évidemment, est indisciplinée par nature : l’info-com, c’est déjà une interdiscipline. Mais quand même, elle en rajoute : avec elle, c’est philosophie, arts du cirque, poésie et tutti quanti qui infusent tous ensemble dans la théière commune : mais quel méli-mélo! Et on ne sait même plus où sont les sciences : humaines, naturelles, exactes, tout ça se parle et s’interroge, s’échange et se transmet, on ne s’y retrouve plus (et entre nous, moi qui ai un peu lu sa thèse de près, à @Infusoir, je peux vous dire que c’est pareil). Les listes bien dressées des sections CNU doivent grincer des dents. Bon, c’est vrai que moi, qui ai habité la Villa en mars, je ne suis pas vraiment du genre bonne élève : psychanalyse, sociologie, philosophie, histoire, photographie, design, c’est vrai que j’ai un peu abusé, en mélangeant les meubles et les concepts, les photos et les méthodes, les enfants qui font pipi dans les pots de fleur et les chercheurs qui écrivent des livres; tout ça noyé dans le bourgogne; mais bon, on ne se refait pas, enfin plus.

Quand Martine Sonnet arrive à la villa, elle aborde l’ego-histoire, qui est la forme à la fois la plus connue et la plus installée de réflexivité en histoire : on se dit, ah enfin, un peu de discipline! Mais assez vite, elle quitte ce terrain bien balisé pour proposer un journal de bord qui explore les bords, justement, de sa discipline, les velux et les couloirs, ces lieux qui pourraient faire dire aux puristes des frontières : « Mais enfin, ce n’est pas de l’histoire! » Elle nous montre, au contraire, que ce sont bien des lieux où se fabrique et s’élabore aussi l’histoire. Morwenna Coquelin, sa colocataire, fait également des excursions dans les ailleurs des frontières historiques : une réflexion d’ordre philosophique sur le mensonge, des interrogations linguistiques sur les personnes de l’énonciation, et même l’intégration d’un « film idiot » à sa réflexion, 21 Jump Street. Voilà que la réflexivité revendique aussi l’idiotie, vous imaginez la tête des experts AERES

Et avec Benoît Kermoal, en juillet, c’est reparti pour les sorties de route. Enfin, avec @enklask, c’est un peu spécial : apparemment c’est discipliné et délimité mais, quand on l’écoute bien, quand on le lit de près, on se rend compte qu’il n’en fait qu’à son clavier. Et vas-y que je te cite Elias de long en large, et Bourdieu, et Paugam, c’est quand même pas des historiens tout ça. Et Ricœur, moi je veux bien, Ricœur, mais c’est quand même un philosophe. Sans parler de Canguilhem. Et je sais que ça continue : aux dernières nouvelles, il lit Searle, @enklask. Claire Placial, qui le suit en août dans la villa, c’est un peu la même chose : apparemment, c’est carré, ça parle de traduction, point. En fait, pas du tout. Ça parle de traduction et autres, ou avec autres, ou entre autres, toujours : traduction et optique, traduction et science, traduction et enseignement, traduction et émotion. Son invité Maxime Durisotti lui aussi réfléchit en « et ». Qui se ressemble s’…invite dans la Villa. Et puis @languesdefeu, elle aime les arbres, les ginkgo biloba surtout, et les arbres font partie de sa réflexion, c’est comme ça. Donc c’est traduction et ginkgo biloba. Elle a une pensée hybride, Claire Placial, un peu végétale. Je ne sais pas si elle a influencé Elena Azofra, mais quand notre locataire espagnole est arrivée à la villa, elle a installé ses « transparences vivantes, liées à la nature », avec des images végétales. @morflog est linguiste, elle travaille entre autres sur l’histoire de la langue espagnole, mais elle en a parlé à travers bien d’autres choses : son sentiment par rapport à la langue, les données sociales du sexisme linguistique, les relations entre chercheurs, IRL ou sur les réseaux.

Plusieurs locataires ont même été indisciplinés au point de pas poser la question de la discipline… Jonathan Chibois, Delphine Regnard et Raphaele Bertho ont parlé, l’un de l’écriture, la seconde du livre et de la lecture, et la troisième des relations et des rencontres, montrant par là que la réflexion pourrait bien, finalement, se passer des cadres construits des disciplines universitaires. Les invitées de @drmlj par exemple, par les points de vue extérieurs et personnels qu’elles ont apportés, ont contribué à cette sorte d’autonomie de la pensée réflexive, comme les mises en récit de @raphaelebertho.

Comme le dit Michael Lynch, la réflexivité est ubiquitaire, elle sort des cadres binaires subjectif/objectif, empirique/méta ou conscient/non conscient. Elle est plutôt de l’ordre du continuum : les gens disent ce qu’ils font, racontent comment ils vivent, décrivent leurs façons de faire. C’est peut-être en cela, que, profondément, la réflexivité est une indisciplinarité. La villa a été en 2012 le rendez-vous des effaceurs de limites et des franchisseurs de frontières. Et j’espère bien qu’en 2013, ce sera pire!

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Billet original : Paveau, Marie-Anne, 23 décembre 2012, « Indiscipliné.e.s », Espaces réflexifs [Carnet de recherche], consulté le 26 février 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/3783

Crédit photographique : Bernard Frize, « Suite Segond 100 No 3 », 1980. Household paint on canvas, 130 x 162 cm, photographie figurant sur le site E-flux, pour illustrer l’annonce de l’exposition, « The indiscipline of Painting »

 


  1. Les locataires de la villa sont désignés à la fois sous leur patronyme IRL ("In Real Life") et sous leur pseudo Twitter. Ces deux identités ne sont ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres : les univers en ligne et hors ligne se touchent et se prolongent réciproquement. C’est aussi de l’ubiquité.

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