De la réflexivité sourde…

Yann Cantin

 

Dans ce monde qui est formaté par le son, quid de la place de celui qui vit dans la sphère du Silence?

Pourquoi faire une Histoire des Silencieux, comme diraient les sourds-muets de la Belle Époque qui usent et abusent du terme Silencieux au lieu du Sourd?

Pourquoi ferais-je une Histoire des Silencieux si cela n’intéressait personne?

« devenir des fantômes de l’histoire »

De la complexité d’infériorité

Les billets de cette villa sont d’un tel niveau que j’ai l’impression de me mesurer aux Poids Lourds alors que je ne suis qu’un poids mouche. Pourquoi ce complexe d’infériorité qui surgit au grand galop quand je tente d’écrire quelque chose, et qui me bloque parfois?

Pour comprendre, l’Histoire apporte quelques explications sur la spécificité des Silencieux. Je ne ferai pas un séminaire de sociologie, rassurez-vous! Il y a les travaux d’Yves Delaporte et de Bernard Mottez pour cela, en particulier Les Sourds, c’est comme çapour le premier, et Les Sourds existent-Ils? pour le second.

Néanmoins, ce complexe d’infériorité, tous les Sourds (notez le S majuscule) l’ont, à force de se voir rabâcher que les sourds ne peuvent pas faire ceci, ou cela, durant leur vie scolaire. Ainsi, se voit ancré ce complexe qui plonge la plupart entre nous dans la passivité, ou devenir des fantômes de l’Histoire…

Fantôme ou acteur de l’Histoire?

Ainsi, dans ce domaine si particulier de la recherche historique, et en expansion continue, un Sourd qui fait de la recherche historique des Silencieux, quoi de plus classique si l’on prend en compte de l’extrême rareté des historiens sourds? Étant un animal unique, d’espèce rare, je me vois tout le temps sollicité pour faire des interventions de conférence, donner des conseils, apporter une contribution, etc…

Mais, face à cette pression, mon côté complexé surgit, et là, la tentation est grande de tout balancer et de devenir un fantôme.

Or, un historien est par définition acteur, puisque ses actions de recherches vont revivre, comme diraient les Romains, les personnages du passé, plongés dans les limbes du Temps. La croyance des Romains, de l’Antiquité, je le précise, est séduisante à plus d’un titre, puisque, par nos lectures et nos recherches, les Historiens vont revivre ces personnes du passé un temps. Dans mon cas, cela s’apparente à de la restauration de la mémoire du passé, car l’Histoire des Silencieux a été carrément niée un temps, durant les Trente Glorieuses, où la médicalisation croissante de l’éducation des enfants sourds fait passer cette connaissance au dernier plan. Par conséquent, ma recherche comporte malgré tout une partie militante qui consiste à tenter d’établir la réalité (car la vérité dépend fortement des points de vue de chacun…).

De vouloir établir la réalité, certes, mais laquelle? Celle de montrer que la situation actuelle des sourds n’a pas été toujours le cas dans le passé, et qu’il y a eu des exemples brillants de vies réussies (tout dépend de quelle définition de la réussite). Ainsi, mon travail de recherche, comme ceux de tous les historiens font de nous des acteurs de l’Histoire. C’est à travers nous que nous faisons connaître les fantômes, et que nous guidons à travers le Temps, les réflexions, les pensées, les actions du passé vers le présent.

De la Spécificité des Sourds

Les Sourds, avec le grand S majuscule, visible à l’écrit, mais invisible à l’audio, ou carrément les Silencieux, représentent un groupe spécifique, complexe, à la fois vus comme des handicapés, et comme un groupe culturel. Or, les Sourds ont une vision du Monde, leur propre vision.

Ainsi, apporter la vision des Silencieux permet, à mon sens, d’enrichir la pensée de l’Humanité. Il ne s’agit pas d’étudier un groupe à part, mais justement de voir les relations de cette communauté si particulière avec la Société (notez encore le S majuscule) dans son ensemble. Étudier les réactions de la Société permet de comprendre quelle est la place des Silencieux, et donc, du degré de tolérance de ceux qui sont vus comme différents.

C’est toute la difficulté d’étudier les Silencieux. Sous quelle angle aborder? Celui de la médecine, celui de la linguistique avec la langue des signes (ou le Noétomalalien, mon mot préféré), celui de l’anthropologie, celui de l’Histoire? Pour l’instant, il y a de multiples portes d’entrées, et ce qui manque, c’est une vue d’ensemble, globale de ce qui caractéristique les Silencieux. Mais, cela est loin d’être terminé!

Comment enseigner et transmettre?

Enseigner l’Histoire des Sourds à des étudiants, je l’ai expérimenté. J’ai été souvent gêné par l’impassibilité proverbiale des étudiants entendants face à mes explications. Car, avant d’enseigner à des étudiants, j’ai été formateur auprès du public sourd. Et, c’est carrément l’inverse. Les réactions suivent en fonction de mes explications. Cela m’a fait prendre conscience qu’enseigner l’Histoire aux étudiants sourds, ce n’est pas la même chose que de l’enseigner aux entendants.

Ceci, pour deux raisons. Tout d’abord, les entendants découvrent tout un monde, à la façon des explorateurs, ou carrément comme des touristes pour certains, il faut en convenir. Mais, la plupart des sourds, c’est non pas comme des explorateurs, mais comme des héritiers d’un passé occulté. Et là, tomber dans le piège d’une récupération militante n’est pas loin.

Ainsi, dans une salle d’étudiants sourds, les discussions finissent souvent par tourner autour du « pourquoi a-t-on interdit la langue des signes dans les écoles de sourds? ». En tant qu’apprenti-historien, mon rôle est de veiller à ce qu’il n’y ait pas une dérivation vers des débats anti et pro-oralisme. Car ce genre de débat est un débat hautement sensible, jamais résolu depuis trois siècles!

C’est toute la difficulté de ce genre d’enseignement, et donc, cela m’impose le choix d’apporter une analyse de la réalité, des faits, et d’apporter les points de vue des deux parties. Mais, en tant que Sourd, souvent, je me laisse tenter par ces débats qui sont également passionnants et bouillants.

Conclusion

Je ne sais si ceci est mon premier ou mon unique billet de la Villa Réflexive, mais, je crois que la réflexion de ma place, et de la question de la transmission de ce savoir particulier qu’est l’Histoire des Sourds est loin d’être terminé. Comme c’est un tout nouveau domaine de recherche dans le paysage universitaire français, c’est ainsi comme un pionnier que j’explore ce territoire, tout en essayant de comprendre la spécificité du monde entendant. Cette exploration est une vraie aventure intellectuelle, car, cela m’impose de m’interroger, et donc de réfléchir sur mon travail et donc, de ce que je vais transmettre.

« Qu’est ce que l’on verra de moi dans un siècle? » Voici ce que cette question fait surgir mon complexe d’infériorité! Fichue question qui me force à m’interroger!

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Billet original : Cantin, Yann, 1er avril 2014, « De la réflexivité sourde… », Espaces réflexifs [Carnet de recherche], consulté le 2 mai 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/4391.

Crédits photographiques : Yann Cantin, Licence CC-BY

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