« C’est cela que je perçois »
Marie-Anne Paveau
Fais fond sur ce que tu ressens, quand bien même
tu serais le seul à le ressentir (Michaux, Poteaux d’angle)
Au début de De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Georges Devereux écrit :
Une science du comportement authentique existera quand ceux qui la pratiquent se rendront compte qu’une science réaliste de l’humanité ne peut être créée que par les hommes qui sont le plus conscients de leur propre humanité, précidément lorsqu’ils la mettent le plus totalement à l’œuvre dans leur travail scientifique (p. 21).
Cette conception de la science n’est pas la mieux partagée dans nos univers de recherche : je n’ai jamais entendu aucun de mes collègues, et en particulier ceux auprès desquels je me suis formée, présenter l’humanité comme une qualité de la recherche. Pris dans une tradition scientifique objectivisante et dualiste (intellect vs affect, et scientificité vs humanité ?), nous devons faire un (assez grand) pas de côté si nous voulons que la science soit, réellement et profondément, humaine. En tout cas j’ai choisi de le faire depuis assez longtemps, et donc d’encourir le plus sereinement possible le « mais c’est du journalisme » ou le « mais ce n’est pas de la linguistique » de ceux qui ne savent définir le travail des autres qu’avec des comparants méprisants ou des adverbes de négation. En ce moment, je travaille sur les corps-discours protestataires ou (ré)habilitants des femmes, et je ne vois pas comment je pourrais ignorer les émotions que provoquent mes corpus, en particulier les dedipix du Project Unbreakable et, également, la toute récente disparition d’Amina qui me touche à la fois comme chercheuse et comme citoyenne engagée pour la liberté des femmes.
Cette humanité, elle m’a littéralement, et bienheureusement, sauté au visage à la lecture d’un texte de Florence Piron, « Responsabilité pour autrui et savoir scientifique » ; j’en suis restée un peu sonnée, et c’est tant mieux. Jeune chercheuse travaillant sur la pensée critique des adolescents, elle commence son terrain de thèse par des entretiens avec des jeunes dont les récits violents l’atteignent beaucoup. « Je sombre, je suis épuisée, écrit-elle. Je suis en train de commencer mon « terrain » de doctorat en anthropologie » (p. 1). Vient alors un période de doute : suis-je compétente, se demande-t-elle ? Comment faire, comment travailler à partir de ces récits, comment construire un discours de recherche cohérent ? Et surtout, comment éviter de ne fournir de données qu’aux concepteurs des programmes de « gestion des jeunes », comment rendre, d’une certaine manière, à ces jeunes, ce qu’ils ont donné ? Après quelques lectures, elle fait l’autodiagnostic d’un double bind :
Autrement dit, je me trouvais dans la situation suivante : après avoir vécu un terrain bouleversant auquel mes savantes lectures sur l’adolescence et les méthodes de recherche qualitative ne m’avaient guère préparée, je voulais produire un savoir sur ces jeunes qui réponde de manière satisfaisante aussi bien aux exigences de la communauté scientifique qu’à ce que j’ai appelé par la suite mon « exigence éthique ». Ce que j’ai découvert progressivement, c’est que ces deux exigences constituaient en fait un véritable « double-bind » paradoxal dont je ne pouvais sortir qu’en tentant de les hiérarchiser, d’établir une priorité entre elles. C’est ce que j’ai voulu faire. Ainsi, ma thèse (Piron 1998), tout en exigeant tacitement d’être reconnue comme telle par la communauté scientifique, annonce dès son titre le choix qu’elle a fait en faveur de la « responsabilité pour autrui » (Lévinas 1978), de ma responsabilité pour ces jeunes, ainsi que son pari fondamental : ne pas effacer ni dans son mode d’écriture ni dans ses conclusions « savantes » le lien d’ordre éthique, porteur de multiples ambiguïtés, qui s’était noué entre certains de ces jeunes et moi dès qu’ils eurent commencé à répondre à mes questions en me regardant droit dans les yeux, dès qu’ils m’eurent choisie pour être le témoin privilégié de leur récit de vie, de l’histoire de leurs rapports avec les autres, de l’énoncé tacite de leurs propres exigences éthiques (p. 3).
Sa réponse à ce problème sera le choix, dans sa thèse, de prendre comme objet non pas les récits de ses jeunes sujets, mais le dialogue entretenu avec eux et donc, d’intégrer sa propre voix à sa recherche. Situation à laquelle elle a du mal à s’habituer, explique-t-elle, d’autant plus que cela l’amène à se voir elle-même sous des jours peu « scientifiques », par exemple manipulant plus ou moins la parole des jeunes. Mais c’est sa position éthique qui prime, et toute la rédaction de sa thèse en sera guidée (Florence Piron est à l’origine d’une passionnante Encyclopédie pédagogique d’éthique des sciences qui explore de nombreuses questions liées à l’éthique du chercheur).
L’expérience de Florence Piron semble illustrer le travail de Devereux. Son livre, écrit en anglais en 1967 et traduit en français en 1980, repose en effet sur la thèse suivante : « L’étude scientifique de l’homme est entravée par l’angoisse provoquée par le “chevauchement” du sujet d’étude et de l’observateur » (p. 16). Cette angoisse est en partie provoquée par ce que Devereux appelle la « contre-observation » : le fait que le sujet observé, qu’il soit humain ou animal (pour l’anthropologue, la seule différence entre les deux est « la conscience de la conscience »), observe à son tour le chercheur et l’empêche donc d’objectiver la cible de son analyse. Contre-observation du sujet et angoisse du chercheur rendent caduc le bel idéal d’objectivité de la recherche scientifique qui traîne encore dans bien des revues et des laboratoires. Devereux résume cette situation réciproque entre observateur et observé dans une formule : « C’est cela que je perçois ». Quand l’observateur reste étanche et/ou aveugle à la contre-observation de son sujet, il peut dire de manière unilatérale ce « C’est cela que je perçois ». Mais pour Devereux, il lui faut également entendre cette formule prononcé par l’observé qui, lui aussi, perçoit, et entre dans le jeu de l’observation, modifiant le dispositif de recherche et même le chercheur, ce qui donne alors pour le chercheur la formule réflexive suivante : « C’est cela que je perçois. Et, de plus, je perçois que je perçois et je perçois également que le sujet perçoit » (p. 55). Faute de cette explicitation réflexive, on ne peut comprendre que « l’attitude professionnelle tout comme les méthodes et les techniques scientifiques […] fonctionnent aussi comme des défenses déclenchées par nos données » (p. 153). Moi, mes méthodes de recherche, défensives ? Allons bon, sommes-nous tentés de nous dire, croyant maîtriser parfaitement nos postures par rapports à nos terrains, de quoi devrais-je donc me défendre ? De nos modèles cuturels, précise l’anthropologue, à l’influence desquels nous ne pouvons échapper car ils « nous enseignent comment nous y conformer et comment nous rebeller contre eux » (p. 192 ; ital. de l’auteur). Mais également de notre « enracinement social » (chapitre XII) ou de notre « modèle-de-soi » auquel nous conférons une valeur universelle (chapitre XIV). Devereux pense aussi que notre personnalité peur affecter les données elles-mêmes : « La structure du caractère, c’est-à-dire l’élément invariant de la configuration psychique de l’ethnologue, non seulement filtre les données qu’il obtient, mais encore détermine certaines des réactions de ses informateurs et même leur degré de production » (p. 283).
L’anthropologue psychanalyste clôt son ouvrage sur cette maxime d’Héraclite : « Les yeux et les oreilles sont pour les hommes de piètres témoins, s’ils ont des âmes qui n’en comprennent pas le langage » (p. 447). Et pour que l’âme comprenne, il faut lui apprendre l’émotion : « L’objectif le plus immédiat en science du comportement doit donc être la réintroduction de l’affect dans la recherche » (p. 223). Pour l’instant, même si le dogme de l’objectivité est désormais bien entamé dans certaines disciplines, c’est encore, en linguistique et dans bien d’autres domaines, faire preuve d’hétérodoxie sans rigueur voire de marginalité ascientifique que d’intégrer les affects du chercheur aux procédures de recherche.
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Billet original : Paveau, Marie-Anne, 23 mars 2013, « C’est cela que je perçois », Espaces réflexifs [Carnet de recherche], consulté le 26 février 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/4435
Crédit photographique : Sanath Kumar, « Art of perception », 2008, compte de l’auteur sur Flickr, CC-BY