Ce que n’est pas la réflexivité
Marie-Anne Paveau
« il n’y a pas de réflexivité sans lieu, c’est-à-dire sans espace de jeu, à tous les sens du terme d’ailleurs, entre le chercheur et ses observables (ou objets, informateurs, données, le vocabulaire change selon les disciplines) »
Pendant le mois de mars 2012, dans les Espaces réflexifs, je me suis amusée avec mes boucles, spirales et tortillons, mais il n’est évidemment pas suffisant de se promener la tête en bas, d’accomplir des acrobaties ou de simplement s’observer soi-même pour pouvoir parler de réflexivité.
J’ai essayé de montrer à quel point cette notion était plastique, définie différemment selon les disciplines et pratiquée diversement par les chercheurs. Chacun semble avoir sa vérité sur la notion, et les critiques vont bon train, des conceptions de Bourdieu en particulier; mais peu risquent finalement un travail de clarification et de description de la notion (j’évite à dessein le terme de définition et surtout la pratique définitoire, qui ne me semblent pas adaptés à cette notion, et qui ont le défaut de normer les concepts).
Pour esquisser le portrait de ce concept étendu, on peut commencer par en trier (au sens linguistique du terme, comme on utilise par exemple l’antonymie pour trier la polysémie, c’est-à-dire l’ordonner en vue d’un classement des sens) les acceptions et les pratiques, et mettre de côté celles qui ne produisent pas d’effet sur la recherche. J’avais signalé au début de cette exploration que mon intérêt se portait sur ce que fait la réflexivité, ce qui suppose qu’il s’agisse bien d’une pratique active, et modificatrice.
Je propose quelques remarques sur des pratiques ou dispositifs qui me semblent faussement, insuffisamment ou non réflexifs.
La psychanalyse. L’objet de tous les malentendus
La psychanalyse, depuis sa naissance, est prise sous les feux croisés de la valorisation et de la critique. Elle a toujours fait l’objet des attaques les plus vives et des faveurs les plus ferventes. Actuellement les oppositions se sont radicalisées (écrits d’Onfray, question de l’autisme, etc.) et les rages « anti-psy » fleurissent un peu partout. Elle a cependant fourni un corpus conceptuel très important depuis plus d’un siècle, et une série d’œuvres qui ont très largement irrigué les sciences humaines et sociales (Freud et Lacan bien sûr, mais aussi Anzieu, Bion, Green, Klein, Pontalis, Searles, Torok, Winnicott, pour n’en citer qu’une infime quantité). Mais elle sert aussi d’argument dans des situations très diverses, y compris dans le champ de la réflexivité : on la trouve alléguée comme repoussoir chez les tenants de la science « objective » (« on va pas faire de la psychanalyse, hein ? ») ou comme appui chez ceux qui défendent une réflexivité en première personne (« faire son auto-analyse »). J’insiste sur ce point de la première personne : je parle ici de l’assimilation de la réflexivité ou de l’autoréflexivité à une psychanalyse personnelle et non de l’emprunt analogique aux concepts et au vocabulaire de la psychanalyse dans le cadre de l’analyse du collectif (j’y reviens plus bas).
Le problème est que, dans les deux cas, il ne peut guère s’agir de psychanalyse, pour une raison assez simple qui tient à la notion d’inconscient et au dispositif analytique qui, à l’exception notable de l’auto-analyse de Freud, qui par définition ne pouvait avoir d’analyste, suppose qu’il y ait deux personnes, une parole et une écoute, dans le présent de l’interaction et de l’inconscient du sujet. Il me semble que le maniement du lexique de la psychanalyse devrait se faire, dans la recherche, de manière explicitement analogique, ou métaphorique. C’est le cas des usages bien connus que Bourdieu en fait, comme le montre bien un échange avec Jacques Maître dans l’avant-propos de l’ouvrage L’autobiographie d’un paranoïaque et cet article de Vincent de Gaulejac sur la sociologie clinique. Le mieux est donc peut-être de ne faire intervenir ni l’inconscient individuel, fondamentalement insaisissable et parfaitement tacite hors de l’entretien analytique, ni le discours analytique, profondément situé dans l’espace de la séance, dans les pratiques de recherche, au risque d’une contradiction, voire d’une impossibilité dans les termes.
Science sans conscience… certes, mais ça ne suffit pas
On trouve souvent l’appel à la « conscience de soi » et de ses pratiques de pensée et de recherche pour décrire la réflexivité. Cette « conscience » me semble une forme de degré zéro de la réflexivité. Elle est certes nécessaire, mais non suffisante. Les exemples abondent de conscience manquante dans les travaux de recherche et il est toujours plus facile de la pointer chez les autres en détectant leurs biais. On en trouvera un exemple dans cette discussion[1] un peu raide que j’ai eue avec l’auteur d’un article sur l’euphémisme, où des mots du lexique sexuel et/ou pornographique étaient, en toute bonne foi de la non-conscience, pourrait-on dire, assez peu scientifiquement chargés de sens dévalorisants (le morphème 69 était considéré comme contenant les sèmes /vicieux/ et /inesthétique/). J’ai mis assez longtemps à comprendre que quand l’auteur me disait « nous n’avons jamais dit cela », il ne contestait évidemment pas les mots écrits, mais le sens produit, qu’il ne voyait pas. Et puis il a finalement aperçu que l’ensemble du texte présentait, par son lexique, une vision particulièrement évaluative de la sexualité, dont il n’avait pas eu conscience. Autre exemple : je me souviens d’un colloque au cours duquel un collègue présentait une communication sur la publicité dans la presse féminine. J’avais trouvé son corpus un peu sélectif, car il n’avait retenu que des magazines pour lectorat plutôt urbain et aisé (Elle, DS, Marie-Claire, Madame Figaro) et je considérais qu’un corpus représentatif devait comprendre également des publications dites « populaires » comme Femme actuelle ou Prima. Je lui avais posé la question de son mode de sélection; il avait répondu, un peu perplexe et sans doute agacé : « Eh bien j’ai pris les magazines que lit ma femme ».
C’est un des défauts à mon sens de l’analyse du discours telle qu’elle est pratiquée en France, et je m’inclus dans la critique : nous travaillons sur des corpus « chics », dans une non-conscience partagée du statut socio-culturel de nos corpus. La majeure partie des travaux sur la presse portent sur des journaux comme Le Monde, Libération et Le Figaro (la presse dite « de qualité »), ou des news magazines comme L‘Express, Le Point ou Marianne. Les gratuits sont régulièrement absents des recherches, et les analyses du discours sportifs dans L’Équipe par exemple, ne sont pas légion. Et je ne parle pas d’autres segments de presse importants qui sont des terrae incognitae pour les chercheurs : les magazines de chasse, de pêche, de moto ou d’automobile, qui occupent une place conséquente dans les kiosques. Nous nous affrontons peu aux publications populaires, marginales ou transgressives : je rêve depuis longtemps de travailler sur Détective, mais je ne l’ai pas encore fait, c’est vrai. Je soulève régulièrement le problème en colloque ou séminaire et l’on me regarde toujours comme si j’énonçais quelque chose de déplacé. Aux questions que je pose régulièrement à mes collègues, j’obtiens toujours la même réponse : « Mais nous prenons Le Monde ou L’Express parce que les énoncés y sont intéressants; les publications de niveau moins élevé sont pauvres, et il n’y a rien à en dire ».
La narration des « histoires subjectives »
Dans le champ des sciences du langage, ce sont surtout les sociolinguistes qui se sont saisis de la question de la réflexivité dans la recherche. On trouvera par exemple dans le collectif Réflexivité, herméneutique. Vers un paradigme de recherche, dirigé par Didier de Robillard, un ensemble de travaux sur les postures réflexives des linguistes qui enquêtent sur le terrain. Il y est plusieurs fois question des « histoires subjectives » des chercheurs, et il me semble qu’il y a parfois un recouvrement de la notion de réflexivité par celle de subjectivité. L’histoire subjective, comme la conscience, me semble nécessaire mais non suffisante. Deux articles intéressants posent cette question et permettent de réfléchir à ce risque de confusion entre réflexivité et subjectivité.
Aude Brétégnier prend l’exemple du travail sur les langues à La Réunion, qui tourne bien sûr autour de la question du créole. Dans un article intitulé « Sociolinguistique alter-réflexive : du rapport au terrain à la posture du chercheur », elle explique que l’entrée dans la réflexivité par son « histoire subjective » a été rendue nécessaire par son sentiment d’illégitimité par rapport à son terrain : « […] comment puis-je m’accorder une légitimité à étudier une situation qui m’est extérieure, à interpréter l’expression de rapports aux langues de locuteurs sociaux qui me sont “étrangers” : comment pourrait-on comprendre des expériences que l’on ne partage pas? Comment comprendre sans être le même? » (2009 : 36). Sentiment d’illégitimité construit également par des remarques de ses collègues : « […] parole d’un chercheur rencontré en 1996 devant un ascenseur lors d’un colloque sur les “français en francophonie” organisé au Cameroun : mais vous, d’où venez-vous? À vous entendre, on ne peut pas vous situer, vous n’avez aucun accent… Parole ambivalente, comportant ce que j’identifiais comme une pointe de reproche, de suspicion… Question torturante pour la doctorante que j’étais, aux prises avec des questions de légitimité, de traces, d’appartenances! » (2009 : 38). À partir de « l’histoire linguistique de [ses] familles », de « récits familiaux » et de « souvenirs scolaires » (p. 37), elle propose une « relecture sociolinguistique d’éléments biographiques » (p. 38). Cette idée de relecture disciplinaire permet peut-être de garantir une pratique réflexive qui ne soit pas simplement une description des subjectivités.
Dans le même recueil, Laurence Pourchez, anthropologue, propose un article intitulé « Traditions disciplinaires nationales et réflexivité. Pourquoi l’approche réflexive est-elle si peu valorisée en France? ». Elle propose une réponse plutôt musclée à cette question, expliquant que « les anthropologues français [sont] englués dans un passé disciplinaire davantage marqué par la colonisation et les dérives anthropologiques que cette période a induites » (2009 : 68). Elle appuie son argumentation sur des étapes de son histoire de chercheuse : le début de sa thèse en 1996 à l’EHESS sur la société créole, moment où un chercheur lui conseille une relation sentimentale ou conjugale avec un autochtone pour lui « soutirer contacts et renseignements » (p. 69); un « colloque prestigieux », où « les deux tiers des communications ont concerné les sociétés d’Afrique de l’Ouest » et où elle a « noté la présence de deux Africains dans la salle » p. 76), et où elle se livre à une édifiante petite analyse du discours des intervenants :
Avec ma voisine, d’origine malgache (comptabilisée au nombre de deux Africains présents dans la salle), nous nous sommes livrées à un petit comptage et à une analyse du discours des intervenants. En une journée, en l’espace de quelques heures (7h en fait, du début des communications, à 9h, à leur clôture à 18h), 24 adjectifs possessifs ont été prononcés, de manière le plus souvent inconsciente par les orateurs : « Alors chez mes malgaches… », plus consciente peut-être, par les présidents de séance : « Chère madame, et chez vos Serrer, comment cela se passe-t-il? » (2009 : 77; mise en gras de l’auteure).
Et enfin une troisième anecdote, qui, dans un « prestigieux séminaire parisien », oppose il y a quelques années « un jeune conférencier, venant de soutenir sa thèse de doctorat », à un auditeur, « individu au phénotype africain » (p. 78). Le premier soutient que dans « la société d’Afrique de l’Ouest où il mène ses recherches, où il pratique une observation participante, les rites d’initiation liés aux classes d’âge sont inexistants » (p. 78; ital. de l’auteure). Le second explique qu’il est membre de cette société, que cette information est fausse puisqu’il a lui-même été initié. Contestation énervée du conférencier s’appuyant sur des travaux reconnus et extraordinaire réponse de l’auditeur : « si vous pensez que nous déballons, comme ça, toute notre vie et des choses qui doivent être cachées à tous les Blancs qui débarquent chez nous… » (p. 79).
Je restitue assez longuement ces trois anecdotes car elle me semblent bien définir ce que n’est pas la réflexivité, dans sa version radicale : la non-réflexivité, et même, pourrait-on dire, l’anti-réflexivité. Négation de l’efficacité scientifique de la méthode et de la connaissance professionnelle (et non intime) du terrain dans le premier cas; réduction subjectivisante des données et des informateurs dans le second cas : l' »appropriation » par les possessifs empêche de fait la prise en compte de leur altérité, leur contextualisation et surtout l’élaboration de cette sorte de lieu vide entre le chercheur et ses observables, qui est à mon sens le lieu de l’interrogation épistémique-éthique sur l’élaboration du discours scientifique; et enfin, primauté de la légitimité institutionnelle des savoirs empiriques construits sur les données expérientielles des connaissances vécues.
Quelques mots pour la boucler…
J’ai proposé au fil des billets de mars 2012 plusieurs conceptions de la réflexivité. Ma préférence va à la réflexivité éthique que propose l’épistémologie des vertus, articulée sur une conception du savoir comme enquête révisable et non comme corps de connaissances fixées. J’ai, on s’en apercevra, une tendresse persistante pour la réflexion de Bourdieu et sa notion de « réflexivité réformiste », qu’il oppose à la « réflexivité narcissique » dans Science de la science et réflexivité. Mais je ne pense pas qu’il existe une conception « vraie » de la réflexivité, et surtout dominante, par rapport à laquelle les autres seraient inefficaces. En revanche, je pense qu’il n’y a pas de réflexivité sans lieu, c’est-à-dire sans espace de jeu, à tous les sens du terme d’ailleurs, entre le chercheur et ses observables (ou objets, informateurs, données, le vocabulaire change selon les disciplines). J’avais ouvert cette série par la remarque d’un l’enfant qui se demandait pourquoi il ne voyait pas ses yeux : voir ses yeux, cela me semble une condition première de la réflexivité, mais pour cela, un simple miroir ne suffit pas, non plus qu’une narration; il faut faire un pas de côté et s’éloigner de ses propres orbites.
|
|
***
Billet original : Paveau, Marie-Anne, 30 mars 2012, « Ce que n’est pas la réflexivité. Boucle finale », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 5 mars 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/1568
Crédit photographique : loops par Nanimo, 2010, licence CC-BY-NC
- Mon interlocuteur m'a demandé depuis de la supprimer, donc on ne trouvera plus que mes interventions ↵