Les traductions d’un texte en sont les différents « visages ». Intérêt réflexif des retraductions

Claire Placial

Réflexif : « c’est quand on se pose des questions sur la façon dont on travaille »

Préambule : Je passe cette semaine avec une enfant de sept ans très curieuse et très vive, qui est intriguée de me voir écrire constamment – elle préférerait que j’aille dans la piscine avec elle – elle m’a demandé de lui lire ce que j’écris, j’ai obtempéré, et ai donc lu « Traduire un texte qui a déjà fait l’objet d’une traduction dans notre langue induit presque nécessairement une démarche réflexive ». J’ai expliqué réflexif : « c’est quand on se pose des questions sur la façon dont on travaille ». Elle a dit qu’elle, elle réfléchissait quand elle faisait des maths et que même quand elle dessinait, elle réfléchissait. J’en ai profité pour expliquer le principe des traductions avec la métaphore du dessin, qui du reste me permet d’enchaîner ce billet au précédent, sur la traduction au miroir. Je lui ai dit que si sa sœur, moi et elle dessinons le même cheval, le cheval reste toujours identique, mais on aura trois dessins différents. De même pour la traduction. Si elle, sa sœur et moi traduisons le même texte allemand – c’est une petite Strasbourgeoise, ce qui me rend la métaphore plus aisée – ce sera toujours le même texte allemand, mais nos trois textes français seront différents. Et tous diront quelque chose de différent, de même que nos trois dessins diront des choses différentes : que le cheval est grand, qu’il est brun, qu’il mange de l’herbe. La somme de nos trois dessins dira davantage sur le cheval qu’un seul dessin. Au passage elle nous apprendra des choses sur nous-mêmes : elle est impressionnée par le cheval parce qu’il est grand, je m’intéresse à ce que mange le cheval parce que j’aime bien manger. C’est une explication simplifiée : l’enfant a sept ans. Mais somme toute c’est de cela qu’il sera question aujourd’hui : la somme de plusieurs traductions dit davantage d’un texte qu’une traduction unique.

Traduire un texte qui a déjà fait l’objet d’une traduction dans notre langue induit presque nécessairement une démarche réflexive. Lorsque l’on traduit un ouvrage pour la première fois le but de la traduction est relativement clair : si l’on traduit, mettons, les romans de Toni Morrison, c’est pour que les lecteurs francophones ne lisant pas l’anglais puissent lire les romans de Toni Morrison. Si en revanche on retraduit les Affinités Électives de Goethe ou Paradise Lost de Milton, ce n’est pas pour que les lecteurs puissent accéder à une traduction de l’œuvre étrangère : il en existe plusieurs bien diffusées dans le commerce. Pourquoi alors retraduire ?

Ce n’est pas cependant la question à laquelle je tenterai de répondre. Je voudrais plutôt, dans ce billet, m’interroger sur la façon dont effectuer une re-traduction d’un texte déjà traduit encourage le questionnement réflexif du traducteur ; et sur la réflexivité induite par la coexistence dans une langue données de plusieurs traductions d’un même texte. Quelques esquisses tout de même en guise de départ : pourquoi retraduire ?

Pourquoi retraduire ?

Il n’y a pas une réponse unique ; et les éléments de réponse que l’on peut apporter dépendent à la fois des textes, de l’histoire de leurs traductions, de l’état de leur diffusion éditoriale, et des traducteurs eux-mêmes.

 

* Parce que les traductions existantes sont insuffisantes

Insuffisantes là aussi pour plusieurs raisons, du reste cumulables. Les traductions vieillissent plus rapidement que les textes. Certes on modernise dans la plupart des éditions courantes la ponctuation et la graphie des œuvres de Shakespeare ou de Rabelais, néanmoins on les lit dans leur syntaxe d’origine, qui témoigne de la distance temporelle qui nous sépare de ces auteurs, et on les lit en tant que produits de leur époque. Il n’en va pas de même pour les traductions, qui majoritairement glissent un certain oubli une fois qu’elles ont été remplacées par de nouvelles traductions, effectuées, pour certaines, parce que les précédentes étaient rédigées dans un état de langue par trop daté – voire, selon des principes impossibles de nos jours : la traduction des Reisebilder de Heine parue en 1834 est incomplète, de multiples passages ne sont pas traduits.

Mais les traductions sont parfois insuffisantes parce qu’elles sont inexactes, ou illisibles. On retraduit alors pour rendre justice à l’œuvre dont on estime qu’elle est mal servie par sa première traduction (on ici : à la fois le traducteur, et l’éditeur)[1].

* Parce que les traductions existantes sont mal diffusées

Voilà un argument qui vaut sans doute davantage pour l’éditeur que pour le traducteur d’une nouvelle traduction : lorsqu’une traduction précédente est mal diffusée au point que les lecteurs français peinent à accéder au texte en question, publier une nouvelle traduction est opportun.

* Parce que le traducteur est affecté de la pulsion de traduire

Ce dernier point d’autant plus que les retraductions le sont en général d’ouvrages anciens passés dans le domaine public, et sont bien plus rarement œuvres de commandes, et plus fréquemment la résultante de la volonté d’une personne de traduire des textes qu’elle aime. Cela ne suppose pas automatiquement un traduire contre les traductions existantes. Je ne m’étends pas sur la question de la pulsion de traduire, sur laquelle Maxime publiera bientôt un billet. Je me borne à constater que nous autres re-traducteurs traduisons primordialement par désir de réécrire le texte que nous traduisons.

« c’est dans les moments où la traduction n’est pas évidente que se peut le mieux penser le traduire »

Regard du traducteur sur les traductions précédentes

Quand bien même on ne traduit pas prioritairement contre une traduction précédente, mais pour l’auteur ou par désir de réécrire le texte de l’auteur, il n’en reste pas moins que l’existence de traductions précédentes induit un approfondissement du regard réflexif – dans l’expérience que je fais de la traduction, en tout cas.

Il y a des cas de figure, non systématiques, où – je parle pour moi, je ne suis sans doute pas la seule à faire ainsi – je consulte les traductions précédentes : quand le texte allemand résiste, soit que je comprenne les mots individuellement mais que les référents m’échappent, soit que l’auteur invente un mot qui ne figure dans aucun des dictionnaires que je consulte et que les notes de l’édition critique ne m’éclairent pas, soit que le mot à mot soit illisible en français et que je ne trouve pas de solution pour le contourner sans varier par trop. Pour Heine, je consulte alors la traduction historique de 1834, disponible en ligne, pour deux raisons : je n’ai pas chez moi la traduction récente, et j’estime la traduction récente. Or comme je l’estime j’aurais trop peur d’être aspirée par elle.

Lorsque je traduisais les Affinités Électives, j’avais procédé autrement : quand je ne m’en sortais pas (c’était en général chez Goethe non des questions linguistiques, mais des questions de compréhension herméneutique du texte) je regardais une traduction italienne. Je n’étais alors pas incitée à en reprendre les formulations, mais je pouvais voir comment un autre traducteur avait compris la phrase qui m’échappait.

En tout cas, cette référence possible aux autres traductions est réflexive, dans la mesure où il ne s’agit pas de recopier la traduction antérieure. Voire, lorsqu’on la consulte, le mouvement peut-être inverse, non tant que l’on trouve mauvaise la solution adoptée par l’autre traducteur, mais plutôt que, par refus de l’attraction qu’on craint d’éprouver, on s’oblige à adopter une solution différente. Peut-être s’inspirera-t-on de sa vision, de sa lecture du texte : voilà comment il comprend cette image, cela fonctionne, je m’y tiens. Mais alors on trouvera une solution autre pour l’exprimer en français.

Les moments où l’on se réfère à la traduction antérieure sont nécessairement des moments de retour réflexif, des moments de conscience accrue sur le travail que l’on fait, puisqu’ils ont lieu précisément dans les moments où l’on achoppe, où la traduction ne va pas de soi, où l’on est le plus conscient de la nature hybride, impossible de la traduction, puisque le passage à l’autre langue se fait impossible. Georges-Arthur Goldschmidt écrit, et je trouve son image extrêmement parlante :

L’écriture commence au même endroit que la traduction, là où on gigote désespérément sur l’évidence du sens et où toute expression est impossible (Goldschmidt, 1997).

Du reste c’est dans les moments où la traduction n’est pas évidente que se peut le mieux penser le traduire ; cela à mon sens rapproche la pensée de la traduction de la pensée réflexive des sciences en général – de là à penser la traduction comme une science ou comme un mode de la connaissance, il y a un pas qu’Antoine Berman franchit ; cela fera l’objet d’un prochain billet.

Différents visages d’un même texte

L’intérêt de l’existence de plusieurs traductions d’un même texte est plus vaste encore, en ce qu’il permet d’éclairer le texte de départ, et ce, de toutes sortes de lumières différentes. D’où l’intérêt d’une étude des traductions qui passe par la confrontation de plusieurs traductions d’un même texte. Antoine Berman en propose les bases dans Pour une critique des traductions : John Donne (Antoine Berman, 1995), en analysant plusieurs traductions d’une même élégie de Donne.

« la succession des traductions dans le temps est un signe de la vie de l’œuvre traduite »

* Lumière sur l’histoire d’un texte

Un des premiers intérêts de la confrontation des traductions d’un même texte, c’est qu’elle nous fournit, pour peu que les traductions proviennent d’époques différentes, un aperçu de l’histoire de la réception française d’un texte étranger, et indirectement, une idée des limites d’une historiographie de la réception. Une histoire, parce que l’on est ainsi amené à percevoir la nature historique de certaines injonctions. Longtemps on a affirmé en France que la traduction de la poésie supposait de choisir entre le vers régulier français et la prose; de nos jours la poésie est le plus souvent traduite en vers libres; le fait qu’il soit possible de situer les deux façons de faire dans une évolution historique générale nous apprend du même coup que ni l’une ni l’autre n’a de vérité autre qu’historique, et qu’il n’y a pas d’absolu en traduction. Je dis les limites d’une historiographie des traductions, parce que le traducteur reste toujours une personne et quelle que soit la prégnance des représentations et des débats de son époque qui influent consciemment ou non sur sa façon de travailler, il reste que le texte produit de son travail n’est pas réductible à la somme des déterminismes. Mais quoi qu’il en soit, le fait même qu’existent d’autres traductions exhibe le caractère relatif et historique de toute traduction : il n’y a pas de traduction définitive d’un texte, même si certaines (la Bible de Luther par exemple) continuent à être largement diffusées. Que la Bible de Luther soit une traduction de référence n’a pas empêché Buber et Rosenzweig de retraduire après lui.

Paul Dehem, auteur d’un ouvrage consacré au texte hébreu du Cantique des cantiques, dans lequel il cite un nombre absolument considérable de traductions en français et dans d’autres langues, écrit dans l’introduction de l’ouvrage :

L’histoire de la Bible et, surtout, celle du Cantique sont en partie celles de leurs traductions. Et celles-ci, généralement scrupuleuses et parfois très belles, ne sont que des traductions (Dehem, 2004, p. 12).

Et Antoine Berman écrit ceci, établissant la re-traduction comme une critique, dans un sens qui dépasse celui de la critique comme reproche, de la critique comme travail du négatif :

Ce qui est important à noter, c’est que critique et traduction sont structurellement parentes. Qu’il se nourrisse de livres critiques ou non pour traduire tel livre étranger, le traducteur agit en critique à tous les niveaux. Lorsque la traduction est re-traduction, elle est implicitement ou non « critique » des traductions précédentes, et cela en deux sens : elle les « révèle », au sens photographique, comme ce qu’elles sont (les traductions d’une certaine époque, d’un certain état de la littérature, de la langue, de la culture, etc.), mais son existence peut aussi attester que ces traductions étaient soit déficientes, soit caduques : on a, de nouveau, la dualité d’un acte critique (Dehem, 2004, p. 40).

Au delà de la « révélation » mutuelle des traductions successives (les suivantes mettant en lumière le caractère historique des premières, et soulignant qu’elles sont bel et bien des traductions et non de parfaits reflets de l’original), la succession des traductions dans le temps est un signe de la vie de l’œuvre traduite. C’est un des points capitaux de l’essai de Walter Benjamin « La tâche du traducteur » (1923) – traduction française en 2000 de « Die Aufgabe des Übersetzers« ).

Vielmehr nur wenn allem demjenigen, wovon es Geschichte gibt und was nicht allein ihr Schauplatz ist, Leben zuerkannt wird, kommt dessen Begriff zu seinem Recht. Denn von der Geschichte, nicht von der Natur aus, geschweige von so schwankender wie Empfindung und Seele, ist zuletzt der Umkreis des Lebens zu bestimmen. Daher entsteht dem Philosophen die Aufgabe, alles natürliche Leben aus dem umfassenderen der Geschichte zu verstehen. Und ist nicht wenigstens das Fortleben der Werke unvergleichlich viel leichter zu erkennen als dasjenige der Geschöpfe? (Benjamin, 1923, p. 10).

C’est en reconnaissant bien plutôt la vie à tout ce dont il y a histoire, et qui n’en est pas seulement le théâtre, qu’on rend pleine justice au concept de vie. Car c’est à partir de l’histoire, non de la nature, moins encore d’une nature aussi variable que la sensation et l’âme, qu’il faut finalement circonscrire le domaine de la vie. Ainsi naît pour le philosophe la tâche de comprendre toute vie naturelle à partir de cette vie, de plus vaste extension, qui est celle de l’histoire. Et, à tout le moins, la survie des œuvres n’est-elle pas incomparablement plus aisée à connaître que celle des créatures ?[2]

Si Benjamin reconnaît « la vie à tout ce dont il y a histoire », c’est en vertu d’un principe de continuelle transformation du vivant ; l’histoire des traductions, ou plutôt, dans une perspective benjaminienne, la conscience de l’évolution des traductions dans l’histoire est ainsi le signe de la vie des œuvres, « plus aisée à connaître que celles des créatures », notamment en ce que les œuvres survivent (fortleben : il s’agit de l’idée ici d’une poursuite de la vie) à leurs auteurs et à leurs traducteurs.

Traducteurs, réjouissons-nous : nous contribuons (même peu, même mal) à la continuation de la vie des œuvres, et à la perpétuation de la trace de la vie de ceux qui les ont écrites. Réjouissons nous également de l’historicité de nos traductions, vouées à une caducité plus ou moins rapide : si d’autres traduisent après nous, c’est que les œuvres aimées continuent de vivre.

 

* Lumière sur les sens d’un texte

Les œuvres continuent de vivre, et par leur traduction, la connaissance des œuvres progresse et se déploie, ce qui est une des manifestation de leur vie. La comparaison de plusieurs traductions d’un même texte nous montre qu’aucune n’est la traduction ultime et définitive : tout au plus sera-t-elle la dernière en date, jusqu’à la prochaine. Pour autant, toutes ressemblent au texte original, selon des modalités qui diffèrent. Si toutes lui ressemblent, c’est que jusque dans leurs différences, jusque dans leurs contresens, elles se fondent sur le texte de départ dont elles éclairent certaines facettes. En ce sens, plus on lirait de traductions d’un même texte, mieux on connaîtrait ce texte. Paul Dehem, toujours à propos du Cantique des cantiques, voit dans la confrontations des traductions un moyen de s’en passer ; quant à lui, il ne veut pas dans son ouvrage consacré à une explicitation du texte hébreu du Cantique, proposer de nouvelle traduction, à cause de la valeur relative qu’il accorde à la traduction. Il écrit donc :

Je m’efforcerai de montrer ce que le texte veut dire. Le résultat idéal serait qu’il soit compris sans le détour d’une autre langue. La méthode idéale serait celle qui fait l’économie de ce détour.  En l’occurrence cela multiplierait les difficultés. Il est plus réaliste, en élucidant le texte à l’aide d’autres langues, de le rendre compréhensible sans lui en substituer un autre. Étrangement, des traductions, si elles ne sont pas prises pour l’aboutissement, peuvent aider le lecteur à se passer d’elles et à penser le texte non avec les mots de sa langue mais avec ceux du texte. Des traductions diverses auront cet effet mieux qu’une seule. Je terminerai donc l’explication de chaque vers en citant quelques-unes de celles qui existent et qui font partie intégrante de son histoire et de sa réalité. Elles sont fort bonnes. Il semblerait présomptueux et vain d’en proposer une nouvelle. Elles vont parfois dans des sens différents. Tant mieux. Une traduction est un choix. Jamais ce choix ne s’impose absolument. Même l’intention de l’auteur n’est pas un critère absolu.

Paul Dehem se félicite de ce que les traductions parfois aillent dans des sens différents. Ici, une précision. Je parlais plus haut de la relativité des traductions, cela ne signifie pas pour autant que toutes se valent. Mais il en va de la traduction comme du commentaire de texte : aucun n’est vrai absolument, cela ne veut pas dire que tous soient vrais.

Je reprends l’exemple du Cantique des cantiques : certaines traductions que je ne trouve pas justes m’éclairent néanmoins sur l’œuvre traduite, et sur les opinions du traducteur. Ernest Renan voit dans le Cantique des cantiques un ancien drame hébreu en cinq actes, narrant non pas les amours de deux personnages, un homme et une femme, mais l’enlèvement par Salomon d’une jeune fille à son fiancé le berger; la jeune fille étant finalement libérée. Drame de l’amour contrarié; fin heureuse et morale; l’amour vertueux et fidèle triomphe de la tentation du luxe. Je trouve cette interprétation injustifiée car excessive, car tirant un texte assez flou et indéterminé dans le sens d’une détermination du sens trop étroite, et du reste l’histoire des milieux bibliques dans lesquels le Cantique a été rédigé ne montrent aucune trace de dramaturgie hébraïque, et la construction générique de Renan est difficilement justifiable historiquement. Il n’empêche que Renan appuie son analyse sur un examen du texte hébreu qui n’est pas sans intérêt : il relève la structure dialogique du texte, il relève l’existence de plusieurs appellatifs masculins là où il n’y a qu’un appellatif féminin. Autrement dit, à mon sens, Renan déduit une conclusion erronée de prémisses justes, et le fait que sa traduction existe (parmi plusieurs centaines de traductions du Cantique, dont un bon paquet de fantaisistes, mais intéressantes aussi parce qu’elles sont fantaisistes) enrichit la lecture que l’on peut avoir du texte hébreu, en voyant jusqu’où, partant de ce même texte, ce traducteur a été trop loin.

La même chose vaut a fortiori pour les traductions qui trouvent plus objectivement (c’est-à-dire historiquement, linguistiquement) leur justification dans le texte source. Le même texte peut tout aussi légitimement donner lieu à des traductions formellement très divergentes. Le Cantique des cantiques a été traduit en prose, en vers libres, en vers réguliers, avec ou sans utilisation de signes typographiques distinctifs pour délimiter les prises de parole : ce sont autant de choix qui peuvent être défendus, et qui éclairent, à cause précisément des divergences assez grandes, la façon dont il est difficile d’assigner à ce texte un genre littéraire déterminé à l’aune des critères génériques modernes et occidentaux, et d’y distinguer de façon uniforme les prises de paroles des différents personnages.

Le but de Paul Dehem, en citant abondamment les traductions très diverses du Cantique des cantiques, est de donner à lire, entre les lignes divergentes des traductions, l’original.

Le texte à déchiffrer sera mon point de départ. Mon point d’arrivée sera le même texte si possible déchiffré. La traduction, les traductions serviront à le faire comprendre, non pas à le faire oublier.

Ce que souhaiterait Dehem, c’est susciter chez le lecteur de son livre la curiosité pour le texte original :

Celui qui lit le Cantique dans une traduction accepte de ne lire qu’une traduction, donc autre chose que l’original. Il se tournera vers celui-ci s’il veut savoir comment l’auteur s’est exprimé et comment il a respiré. Il est bon qu’on lui communique cette curiosité-là, et il me semble que la comparaison de plusieurs traductions, surtout si elles divergent, est aussi propre à la lui inspirer qu’une traduction perfectionniste et révolutionnaire […].

Le fait qu’il s’agisse dans cet ouvrage d’un texte biblique, quand bien même ce n’est pas dans une perspective au premier chef religieuse que son auteur l’aborde, participe sans doute de cette sacralisation du texte source, et du statut paradoxal accordé par l’auteur aux traductions, qui n’ont de réelle valeur qu’en ce qu’elles sont une voie d’accès au texte original, mais qui ne sauraient se suffire à elles seules. Pourtant, pour bien des lecteurs – a fortiori pour les textes de la Bible hébraïque, rédigés dans une langue que peu de lecteurs maîtrisent – la médiation de la traduction est nécessaire, et même si l’on peut appeler de ses vœux le fait que le lecteur conscient de « ne lire qu’une traduction » se tourne vers l’original, il y a fort à parier que ce souhait ne trouvera une réalisation qu’extrêmement congrue.

Sans aller aussi loin que Dehem, on peut toutefois retenir l’intérêt certain de la lecture de plusieurs traductions – deux suffisent déjà pour induire chez le lecteur une forme réflexive de la lecture, consciente de lire une traduction et non l’original, consciente que ces deux traductions sont deux représentations de l’original.

Peut-être cette conscience, du point de vue du traducteur qui est lui aussi lecteur de traductions, peut-elle contribuer à relativiser la portée de sa tâche : il s’agit bien sûr de rendre justice au texte que l’on traduit, de le rendre lisible dans notre langue d’une façon qui lui ressemble le plus qu’il est possible. Mais nous ne ferons jamais qu’une traduction parmi d’autres possibles, et le lecteur ne perdra pas à lire d’autres traductions que la nôtre, dont il se peut qu’elle ne soit la meilleure qu’à nos yeux et à ceux de notre époque. Au contraire la multiplicité des traductions palliera l’insuffisance de chacune prise isolément.

J’aime à me figurer la multiplicité des traductions selon l’image talmudique des multiples interprétations de la Torah qu’Alexandre Safran évoque en ces termes dans sa préface à l’ouvrage de David Banon, Le Bruissement du texte :

Chacune des Dix Paroles qui retentirent sur le Sinaï se divisa en soixante-dix langues[3], dit le Talmud, et selon le Zohar[4] chaque Parole de Dieu fut transmise par la voix et la voix s’amplifia en soixante-dix voix, en « s’étendant », paross, et en se laissant « interpréter », paroche (les verbes paross et paroche ont la même racine, ce qui signifie que l’« interprétation » fait sortir le sujet interpellé de son élément limité afin qu’il s’étende, prenne des dimensions incommensurables…) Et le Zohar de continuer : « et la voix s’adressa à chaque juif, le prit comme témoin et lui dit : “accueille-moi et accepte tant et tant de mitsvot de la Torah…” puis elle revint et déposa un baiser sur sa bouche; c’est ainsi qu’il faut comprendre par les mots du Cantique des cantiques : “qu’il me prodigue les baisers de sa bouche” » Et le Tikkounei HaZohar[5] renchérit, en disant : « Une voix est sortie des Paroles (de Dieu) et se scinda en soixante-dix voix, qui correspondaient aux soixante-dix visages »[6]. Dès lors, « la Torah a soixante-dix visages », ce qui veut dire que soixante-dix modes d’interprétation conviennent à la Torah. (Safran, 1993, p. 23)

Je sors du contexte religieux talmudique dans l’utilisation que je fais in petto – et maintenant ici – de cette image. Ce que le Talmud et le Zohar disent de la multiplicité des langues dans lesquelles est traduite la parole divine, de la multiplicité des interprétations qui sont autant de visages du texte sacré, je le dis des traductions. Les traductions sont autant de visages du texte traduit, et la difraction du texte originel en une multitude de textes seconds ne va pas dans le sens d’une diminution de son être, mais plutôt dans celui d’une augmentation.

Pour revenir à la notion de réflexivité : le lecteur de multiples traductions, le traducteur retraduisant un texte déjà traduit, sont au cœur d’une démarche réflexive, puisque leur lecture ou leur pratique de la traduction se fait en conscience de ce que la traduction est une représentation parmi d’autres possibles du texte source ; par ailleurs, ce recul sur leur pratique a pour prolongement un possible questionnement sur le texte, sur la nature du centre du texte-polyèdre dont chaque traduction, chaque lecture, serait une des faces.

***

Billet original : Placial, Claire, 21 août 2012, « Les traductions d’un texte en sont les différents “visages”. Intérêt réflexif des retraductions », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 12 mars 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/2976

Crédits photographiques

– « Babel détail 6 », 2013, Chris Murtagh, CC BY

– « Différents visages », Photo Claire Placial.

 


  1. Ce qui n’est pas sans poser problème lorsque l’œuvre que l’on veut retraduire est sous droits. On se rappellera peut-être la polémique récente qui a opposé François Bon à Gallimard. Bon a retraduit Le Vieil homme et la mer dont la première traduction, de Jean Dutourd, est marquée des habitudes de son temps (1954). Là où la phrase d’Hemingway est économe en lexique et ponctuation, Dutourd enrichit, varie. Son vieil homme y patoise, ce qu’il ne fait pas chez Hemingway. Quelle que soit sa valeur, la traduction de Bon a dû être retirée du site où on pouvait en obtenir un exemplaire numérique, à la demande de Gallimard, qui détient les droits exclusifs de commercialisation. Voir ici : http://www.actualitte.com/justice/gallimard-hemingway-et-publie-net-le-vainqueur-ne-gagne-rien-32131.htm
  2. Traduction de Maurice de Gandillac, ouvrage cité, p. 247
  3. TB Sabbat 88b
  4. Zohar II 146a
  5. Tikkounei HaZohar 22 (24a)
  6. Otiot de Rabbi Akiva

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