Entrer en réflexivité – L’enquête et le partage des incertitudes
Sarah Cordonnier
L’accompagnement des recherches des autres est l’une des nombreuses activités qui forment le quotidien des enseignant.e.s-chercheur.e.s. Il s’exerce auprès d’étudiant.e.s avancé.e.s, de doctorant.e.s, mais aussi, dans une certaine mesure, de collègues dont on relit les textes ou discute les propositions, ou encore d’étudiant.e.s de Licence que l’on confronte pour la première fois aux attendus de l’enquête.
Cet accompagnement de la recherche qui est au cœur des apprentissages des savoir-faire des sciences humaines et sociales, ne fait pas l’objet d’un discours formalisé, mais plutôt d’une acquisition « sur le tas », constituée essentiellement par l’imitation, par l’accumulation d’expériences et par des discussions informelles. Le caractère artisanal de cette transmission est précieux et il me semble qu’il faut le préserver. Mais, pour autant, j’aimerais m’efforcer ici de partager une réflexion visant à rendre plus explicites les processus qui, au-delà des cas singuliers, contribuent à l’activation d’une compétence réflexive propre aux sciences humaines et sociales. Pour ce faire, je m’appuierai sur une expérience d’enseignement qui m’a marquée, notamment parce qu’elle relevait d’une double incertitude : la mienne et celle des étudiant.e.s. Au moment où je commençais mon activité de maître de conférences et alors que j’étais encore une enseignante novice, j’ai dispensé pendant plusieurs années un cours d’initiation aux méthodes des sciences sociales. J’y ai accompagné des étudiant.e.s de premier cycle pas à pas, ou du moins d’assez près : il s’agit d’une expérience répétée (plusieurs fois par an pendant plusieurs années) ayant donné lieu à des centaines d’interactions écrites et orales (publiques), et ayant laissé une trace documentaire conséquente (plus de trois cents dossiers produits par les étudiant.e.s). Entre, d’un côté, la diversité des intérêts des étudiant.e.s et, de l’autre, l’uniformité du dispositif, ce moment particulier des premiers pas de l’acquisition des savoirs de l’enquête ou de leur transmission me semble être un moment privilégié pour comprendre comment la réflexivité spécifique aux sciences humaines peut être acquise et constituée en outil par une pratique à la fois individuelle et partagée.
Cet enseignement ne durait qu’un semestre (en réalité trois ou quatre mois) et il était relativement isolé dans un programme essentiellement consacré aux apprentissages théoriques. Aussi, il m’avait tout de suite semblé que l’intérêt n’était ni de parler successivement de différentes méthodes comme autant de recettes, ni d’envoyer les étudiant.e.s sur un terrain nécessairement trop restreint pour recueillir sans motif des « données » que l’on n’aurait pas vraiment le temps d’exploiter. De ce fait, j’avais décidé de demander à chacun.e de choisir « n’importe quel thème qui les intéresse » et, de là, de les amener à élaborer et à présenter un dispositif méthodologique, puisque l’identification des méthodes qui pourraient être utilisées suppose d’avoir identifié des hypothèses, elles-mêmes organisées et articulées par un questionnement général – la fameuse problématique [1]. Mon objectif était ainsi d’amener les étudiant.e.s à prendre conscience, d’abord de la grande différence entre une méthode et un mécanisme, ensuite du fait que tout objet, même le plus farfelu en apparence, mérite d’être examiné et peut l’être, et enfin du fait que cet examen ne manquait pas de révéler très rapidement la grande complexité et le nombre des paramètres à prendre en considération pour prétendre apporter le moindre élément d’explication… Les étudiant.e.s devaient alors, avec mon aide, tenter de « domestiquer » autant que possible le problème pour qu’il finisse par entrer dans le format attendu pour l’évaluation à la fin du semestre.
Réflexivité profane et compétences réflexives spécialisées
J’aimerais maintenant réfléchir a posteriori à quelques aspects de ce travail avec les étudiant.e.s, pour en discuter certaines conséquences touchant à la réflexivité. Une réflexion sur les différentes acceptions du terme me permettra de situer la démarche que j’avais choisie pour cet enseignement et d’en réfléchir l’intérêt à la fois pour les étudiant.es et pour une meilleure appréhension de ce que recouvre la réflexivité.
Le terme réflexivité tel qu’il est sollicité dans les textes de sciences humaines me semble le plus souvent recouvrir de manière indifférenciée deux acceptions qu’il serait important de distinguer : la réflexivité en tant qu’outil des chercheur.e.s en sciences humaines et la réflexivité « tout court », une réflexivité générique. Les pratiques que l’on peut qualifier de réflexives ne se distinguent pas formellement selon qu’elles relèvent de l’une ou l’autre de ces deux acceptions, mais leur statut diffère, ainsi que leurs usages, leurs finalités et les manières de les observer.
Si l’on s’en tient à la définition générique de « réflexion se prenant elle-même pour objet », la réflexivité est thématisée, observée et problématisée dans des recherches posant que si le chercheur ou la chercheuse produit des connaissances, est doué d’intentionnalité et fait preuve de réflexivité, il en va de même pour les individus et les collectifs auxquels elle ou il consacre son enquête. Au même titre que d’autres aspects de la vie sociale, la réflexivité peut alors constituer un point d’entrée dans l’analyse, par exemple lorsque l’on observe sa mise en œuvre dans des situations localisées.
À cette réflexivité au sens générique s’ajoute, dans les sciences humaines, le fait que la réflexivité est également un outil du chercheur, que l’on peut et doit rattacher à la méthodologie au même titre que la problématisation, la logique de l’argumentation, les méthodes utilisées pour recueillir des données empiriques, etc. C’est tout autre chose puisqu’il s’agit alors d’une compétence spécialisée, non seulement incorporée par le chercheur au long de sa trajectoire[2], mais également consubstantielle à un état historique de la pratique scientifique. De surcroît, plus la compétence spécifique des chercheur.e.s est grande et plus le caractère scientifique de leurs pratiques est « invisible » : « Il en va des choses de la science comme de celles de la cuisine : les recettes sont indispensables à qui veut réussir un plat, même et surtout une fois qu’oubliées et assimilées, elles s’intègrent aux routines des initiés » (Berthelot, 1996, p. 8[3]).
Il est donc assez difficile d’évoquer la réflexivité dans les pratiques de chercheur.e.s en sciences humaines, de la prendre pour thème ou simplement d’y prêter explicitement attention, sans la « dissoudre » de ce fait même. Observer la réflexivité est ardu puisqu’il s’agit d’une compétence acquise sur le long terme (elle ne se voit donc pas à l’œil nu), et susciter un discours à son propos peut être vain[4] puisqu’elle a essentiellement un caractère pratique bien qu’elle soit aussi au fondement des cadres intellectuels, cognitifs, collectivement mis en place et réactivés dans le champ scientifique.
Mon enseignement constitue alors une occasion assez rare de « voir » la réflexivité, ou plus exactement la mise en place d’un processus réflexif, grâce notamment à deux circonstances positives et même cruciales : mon accompagnement assez « serré » lors de plusieurs petites évaluations écrites et orales et la relative – voire totale – inexpérience des étudiant.e.s en matière de recherche, qui les met en situation d’incertitude et les amène à commettre des maladresses qui dessinent en creux les « contours » de la réflexivité[5].
Incertitude et processus réflexif
De cette situation en quelque sorte « expérimentale », on peut retenir plusieurs aspects d’inégale importance.
Du fait des caractéristiques mêmes de la réflexivité comme outil du chercheur, la « transmission » de cette compétence dans le cadre d’un enseignement est assez complexe. D’ailleurs, mes ambitions initiales n’étaient pas explicitement orientées vers cet objectif qu’il m’aurait été difficile d’expliciter en ces termes mais que, d’une certaine façon, j’ai pourtant atteint.
L’incertitude est assez présente dans cet enseignement. Je n’avais bien sûr pas « prévu », d’instaurer, sur un mode un peu sadique, une situation d’incertitude; mais je n’avais pas non plus prévu ses effets positifs, qui m’ont amenée à conserver délibérément le dispositif que j’avais mis en place à tâtons. Peut-on lier « l’avènement » de la réflexivité de type scientifique à une certaine, quoique relative dans ce cas, mise en danger? Mise en danger pour les étudiant.e.s, certes, et c’est le principe même de ce travail qui impose, contrairement à la plupart des évaluations de leurs performances (pour lesquelles la réponse attendue est à puiser dans un corps de savoirs circonscrit, de développer un questionnement avant que de délimiter son champ de pertinence parmi d’autres possibles. Mais mise en danger pour moi aussi, d’abord la première fois que j’ai dispensé cet enseignement sans savoir si les choix faits a priori pourraient être mis en œuvre, et ensuite face à chaque étudiant.e, à chaque thème choisi à propos duquel il faut que je réagisse, sans avoir, la plupart du temps, de connaissances particulières à son propos. L’incertitude répétée et partagée tout au long du semestre me semble fondamentale en tant que déclenchement du processus réflexif. D’ailleurs, on peut mettre en doute l’existence d’une réflexivité « de routine » si cette incertitude disparaît de l’espace cognitif du chercheur confirmé.
Je considère que les pratiques et démarches des étudiant.e.s sont réflexives lorsqu’ils et elles parviennent à se détacher de deux modes de questionnement qui, presque systématiquement, sont au principe de leurs premières propositions : un mode normatif en appelant au jugement et/ou à la « nouveauté » et un mode « scientiste » consistant essentiellement à penser qu’une « solution » préexiste à leur interrogation et doit être découverte[6] (à l’inverse, dans mon expérience, les étudiant.e.s n’inscrivent jamais d’emblée leur raisonnement dans un registre qualitatif, pragmatique ou constructiviste par exemple). Là encore, la prise de conscience des limites de ces modes de questionnement passe nécessairement par une « épreuve » collective : la présentation publique du travail en cours, qui permet de tester les limites de ses propres démarches et de constater que ces limites ne sont pas propres à chacun.e mais largement partagées. Je crois que l’acquisition d’une compétence en sciences sociales consiste à s’éloigner de ces deux travers, normatif et scientiste. Ainsi, dans le cadre de mon enseignement, la réflexivité peut être définie comme la capacité de prêter attention à un objet de telle sorte qu’il soit à la fois délimité, circonscrit, et maintenu dans sa complexité.
Il en découle que la mise en œuvre d’une démarche d’enquête consiste à proposer des dispositifs d’analyse médians, moins catégoriques que les prises de positions tranchées, moins rassurants que les « résultats validables », notamment quantitatifs, d’abord recherchés par les étudiant.es. Si l’on ajoute à cela le fait, finalement pas anodin, que « tout » est susceptible d’être pris pour objet par les sciences sociales, je dirais que la réflexivité a à voir avec plusieurs formes de désenchantement[7], qui ne doivent cependant pas conduire à une posture cynique ni à une trop grande confiance dans ses propres capacités à arraisonner le réel.
Réflexivité située et éthique dans l’enquête
Enfin, et je sors là en partie de mes observations pour entrer dans une réflexion plus spéculative, je poserai que la réflexivité est un processus cognitif, mais aussi éthique.
Si l’on admet ce qui précède, la réflexivité est liée à plusieurs formes de responsabilité du .de la chercheur.e (en herbe ou non). Je pense à des responsabilités au moment même de l’enquête et non aux questions plus générales touchant aux résultats et à leur usage. Il s’agit, parmi d’autres, de la responsabilité vis-à-vis de son propre questionnement, que le.a chercheur.e doit construire, prendre en charge et défendre sans attendre l’avis d’un.e évaluateur.trice présumé.e omniscient.e; de la responsabilité vis-à-vis des modalités de production des connaissances qui ne peuvent être mécaniquement reproduites d’une enquête à l’autre; et particulièrement de la responsabilité vis-à-vis des enquêté.e.s. Sur ce point, les savoirs de sens commun sur l’enquête se manifestent très régulièrement, et pas de la manière la plus heureuse. En effet, la plupart des étudiant.e.s prévoient a priori de réaliser « un questionnaire » qui résoudrait toutes leurs difficultés, l’enquêté.e étant conçu.e, dans une perspective à la fois « manipulatoire » et utilitaire, comme une sorte de vache à lait, passif.ve détenteur.trice standardisé.e d’une liste d’informations qu’il faut et que l’on peut lui soutirer.
Si tout se déroule bien, les étudiant.e.s renoncent ensuite à cette idée ou l’amendent pour se focaliser sur ce que les enquêté.e.s peuvent apprendre au.à la chercheur.e à condition qu’il ou elle prenne au sérieux, symétriquement ses propres connaissances et ignorances et celles des enquêté.e.s. D’une certaine façon (et probablement est-ce là en partie le fait de mes propres positions et de ma propre conception de la recherche), à mesure que les étudiant.e.s mettent en place une manière plus réflexive d’appréhender la production de connaissances en sciences sociales, ils et elles développent aussi un plus grand intérêt pour le caractère heuristique de la prise en considération de la réflexivité dans les pratiques sociales et des enquêté.e.s en tant que producteur.trice.s de connaissances.
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Billet original : Cordonnier, Sarah, 21 février 2012, « Acquérir l’outil réflexif? », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 26 février 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/974
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- « L’établissement de la problématique » est, me semble-t-il, assez lié à la réflexivité dont il constitue souvent un point aveugle, comme en témoignent ces considérations de Berthelot : « X [le point de départ de l’interrogation] se donne – à l’issue de ce que nous considérerons, par simple facilité, comme une première phase, mais dont tout chercheur sait qu’elle peut se poursuivre durant toute la recherche et intervenir même parfois, in fine, de façon déterminante – à travers une collection, souvent énorme, d’énoncés, et parfois d’objets, diversement structurés. Cet ensemble, souvent imparfaitement circonscrit, jamais véritablement achevé, toujours partiellement arbitraire dans ce qu’il retient et exclut, est l’objet d’un premier travail analytique, d’une première mise en forme, qui, dans les manuels, reçoit parfois le nom de "problématique" ou de "construction de l’objet". Terreur des étudiants de maîtrise ou de thèse, la problématique ne s’apprend pas. Elle s’affine dans la discussion, s’impose parfois dans un rapport de magistrale autorité. Elle ne se décompose pas en un ensemble d’opérations standardisées. Incapable véritablement de dire comment il faut opérer ("apprenez à poser les bonnes questions" déclarent les enseignants les moins versés dans l’humour noir) ni comment les choses se passent – les "problématiques" inscrites au frontispice des thèses achevées sont souvent des reconstructions académiques ex post, appelées à disparaître des éditions ultérieures – l’analyste est en situation bien difficile (Berthelot, 1996, p. 26). ↵
- On voit bien l’imbrication des deux types de réflexivité, mais aussi la particularité de la réflexivité scientifique, dans la citation suivante (surtout dans les passages soulignés) : « Une habitude intellectuelle, savante, qui suppose le plus haut degré de réflexivité n’en est pas moins mise en œuvre pré-réflexivement dans les raisonnements quotidiens des chercheur.e.s. Un savant peut se servir sans s’en rendre compte, sans plus avoir à y penser, sans aucune nécessité particulière de réflexivité – et c’est ce qui lui permet d’aller très vite dans son raisonnement – des habitudes spécifiques de réflexivité. Être réflexif (sur un point, devant une situation, une œuvre, à propos d’un objet, d’un énoncé…) ne signifie pas mettre réflexivement en œuvre sa réflexivité, car celle-ci provient d’habitudes contractées (incorporées) dans l’exercice scolaire prolongé, la conversation familiale ou mondaine, la lecture d’ouvrages scientifiques ou philosophiques, etc. » (Lahire, 2005, p. 89). ↵
- L’observation des usages des sciences humaines en dehors des pratiques professionnelles des chercheur.e.s est, de ce fait, particulièrement épineuse : les usages sont d’autant plus conséquents (dans les deux sens du terme) qu’ils résultent d’un « nourrissage » important, d’une fréquentation dense des productions scientifiques, de nombreuses productions scientifiques; mais celles-ci sont alors amendées les unes par les autres et par les interrogations des usagers, trouvent des synthèses qui ne se traduisent pas nécessairement par des citations ou des registres discursifs que l’on pourrait facilement identifier (Cordonnier, 2011). ↵
- Voire contre-productif, si l’on suit Bourdieu lorsqu’il écrit : « C’est parce que nous sommes impliqués dans le monde qu’il y a de l’implicite dans ce que nous pensons et disons à son propos. Pour en libérer la pensée, on ne peut se contenter de ce retour sur soi de la pensée pensante qu’on associe communément à l’idée de réflexivité; et seule l’illusion de la toute-puissance de la pensée peut faire croire que le doute le plus radical soit capable de mettre en suspens les présupposés, liés à nos différentes affiliations, appartenances, implications, que nous engageons dans nos pensées » (Bourdieu, 2003, p. 23). ↵
- En aucun cas mes propos ne visent à dénigrer les étudiant.es, bien au contraire : il serait absurde de leur imputer une méconnaissance pour laquelle ils ne portent aucune responsabilité et, par ailleurs, ils se confrontent avec vaillance à l’incertitude, ce qui est tout à leur honneur. ↵
- Procédé qui n’est pas inconnu, ni au sein de collectif, ni pour chaque chercheur. Comme le remarque Devereux, « l’approche segmentaire fournit, bien sûr, des données vérifiables; mais la question est de savoir si ces données sont pertinentes par rapport à ce qu’on est supposé explorer. L’acoustique est une branche importante de la physique et les sillons d’un disque peuvent être mesurés avec une grande précision; il reste à prouver que de telles données nous apprennent quoi que ce soit d’intéressant sur un quatuor à cordes de Mozart. Une telle réduction stérile des données à l’inessentiel n’est pas de la méthodologie, mais de la défense contre l’angoisse. Elle ne résout pas le problème de l’objectivité; elle se contente de l’escamoter » (Devereux, 1980, p. 216) ↵
- Désenchantement souvent thématisé, notamment par Bourdieu, à propos de la diffusion des résultats des sciences sociales, qui me semble devoir être étendu à la production de ces résultats. ↵