Engagement et distanciation en histoire ouvrière
Benoît Kermoal
« j’ai un peu l’impression d’avoir mieux compris ce que pouvait être le métier d’historien »
« Que peut-on dire d’autre sur ma présence estivale dans ces Espaces réflexifs »? Paraphrasant Jean-Luc Godard qui affirme qu’on parle toujours de la clé du problème, jamais de la serrure, je dirais tout d’abord que réfléchir à une démarche réflexive en histoire m’a obligé à m’interroger bien davantage sur ma pratique de recherche et sur les outils et conceptions méthodologiques que je peux mobiliser. J’ai un peu l’impression d’avoir mieux compris ce que pouvait être le métier d’historien. Surtout je crois aussi avoir mieux compris par ce moment réflexif ce qu’écrit Philippe Artières dans sa contribution au livre collectif A quoi sert l’histoire aujourd’hui? (Laurentin, 2010) : pour lui l’histoire « c’est le contraire d’un monument aux morts, histoire du présent, histoire pour les présents. À quoi sert l’histoire : à rester en vie » (p. 128) (Benoît Kermoal, Juillet 2012)
Je m’intéresse ici à un aspect que je trouve important dans ma propre recherche en cours, à savoir le rapport que nous entretenons avec notre objet d’étude. Le titre choisi pour cet article, « Engagement et distanciation en histoire ouvrière », est une claire allusion aux travaux de Norbert Elias (1993). Travaillant sur l’histoire du socialisme et du mouvement ouvrier, je suis souvent confronté aux interrogations mises en perspective par Elias : quelle est la bonne distance à avoir par rapport à son objet d’étude? Comment concilier le nécessaire modus operandi scientifique et l’intérêt personnel et sensible que j’éprouve à étudier le mouvement ouvrier? Il s’agit donc ici de s’interroger à la fois sur mon objet d’étude d’un point de vue épistémologique et d’un point de vue politique. L’utilisation des concepts d’Elias sera donc en quelque sorte le « fil rouge », ce qui permettra de dépasser d’éventuelles critiques superficielles à propos d’une pratique « partisane » de l’histoire ou de vouloir chercher dans ce domaine la chimère de l’« objectivité » à tout prix au risque de passer à côté de l’essentiel.
Mais comment aborder cet aspect dans une démarche réflexive et complémentaire aux différentes approches développées dans les Espaces réflexifs et dans ce livre liquide ?
« dépasser d’éventuelles critiques superficielles à propos d’une pratique “partisane” de l’histoire ou de vouloir chercher dans ce domaine la chimère de l’“objectivité” à tout prix au risque de passer à côté de l’essentiel »
Lors de mon séjour dans la Villa réflexive, en juillet 2012, mon projet initial était d’examiner, sous l’angle global et multiforme de la réflexivité, les notions d’engagement et de distanciation dans le champ de l’histoire du mouvement ouvrier et du mouvement socialiste. Cet article est l’occasion de revenir sur quelques points saillants de la réflexion menée.
« Revenant d’Éragny, avec toujours cette violente émotion » (Annie Ernaux) : ma part de réflexivité
La subjectivité de l’histoire
En abordant des parcours d’historiens, de philosophes et de militants, je voulais tout d’abord examiner les rapports qu’ils avaient pu entretenir avec les notions d’objectivité et de subjectivité. Il ressort que ces notions sont incluses forcément dans le travail de l’historien. Il faut y réfléchir, les tordre dans un sens et les retordre dans l’autre, les malaxer car elles sont consubstantielles de la pratique de l’histoire. On ne peut pas se soustraire au monde, se réfugier dans le passé et en ressortir couvert d’un savoir éclairé d’objectivité. Cela implique peut-être que pour bien travailler sur l’histoire du monde ouvrier, il soit utile d’en connaître des bribes de l’intérieur. Mais cela n’implique pas qu’on se mette au service d’une cause, les règles historiques obligeant aussi à une certaine indépendance d’esprit. Les deux attitudes peuvent d’ailleurs être contradictoires. Dans les parcours rappelés, on peut ainsi voir que l’implication militante se fait souvent en début de carrière et qu’ensuite on assiste à un désengagement. Mais ce n’est pas forcément le respect des règles de l’histoire savante qui explique ce retrait, peut-être davantage le manque de temps, la lassitude ou la déception.
Interlude 2 :
[…] de crise, 1929, dans une famille de paysans qui ne possédaient pas grand chose. Mais je ne connais pas l’enfance, de tout ça je ne sais rien. À peine peut-être une anecdote ou deux comme celle où tu as été un peu tabassé par un soldat allemand parce que tu ne comprenais pas ce qu’il te disait. Il faut dire que lors de leur retraite, ils n’ont pas hésité à tirer un peu partout dans le village, je sais depuis qu’une de tes cousines a été tuée au bord de la route. Mais tout cela est-ce vraiment vrai? Décidément je ne suis pas très bon comme historien! Établir des faits, vérifier les sources, analyser les documents : oui bien sûr mais la fragilité de ce que je sais est plus présente, il y a trop de blancs, de silences, il faut les accepter, faire avec. Donc tu y étais de 1962 […] |
Le second point qui m’apparaît important est que cette question implique aussi une réflexion sur les méthodes à utiliser : il ne s’agit pas seulement de s’interroger sur les présupposés d’une histoire qui serait engagée ou d’une pratique de la discipline qu’on jugerait de l’extérieur partisane, mais bien davantage des conséquences méthodologiques d’une telle implication. La plupart des parcours étudiés mêlent les interrogations sur leur engagement, la construction d’une carrière avec le modus operandi mobilisé pour mener à bien leurs recherches historiques ou autres. En contre point, l’évocation des paroles et écrits de militant-e-s montrent que ce type de question est aussi plus largement partagé et n’est pas exclusif d’une pratique de l’histoire savante.
Ce qu’il aurait fallu aussi dire
Poursuivre cette analyse m’oblige à souligner les insuffisances du dispositif mis en place. Cela est dû tout d’abord au manque de temps et à la nécessité d’écrire un billet tous les 3 ou 4 jours. En conséquence, plusieurs points envisagés ne l’ont pas été, et sans doute que dans les itinéraires ou les problématiques exposées, les lacunes sont nombreuses. Il aurait en effet fallu prendre le temps de consacrer une étude au parcours de Georges Haupt[1], à celui de Madeleine Réberioux ou encore relater l’influence d’autres expériences comme celle de l’History Workshop. Il aurait fallu aussi élargir une telle problématique à l’étude complexe des rapports entre les historiens et le communisme pour pouvoir prétendre aborder la question de l’engagement et de la distanciation en histoire ouvrière. Mais aussi une telle réflexion devrait s’inscrire dans une plus large histoire sociale des sciences sociales.
Il aurait été nécessaire surtout d’inscrire cette interrogation dans le champ historiographique actuel du socialisme : où en est en effet l’histoire du socialisme aujourd’hui? Pour répondre à cette question, il faudrait évoquer le rôle de l’Office Universitaire de Recherche Socialiste et les débats qu’il a pu impulser dans ce domaine. Il faudrait aussi s’interroger sur les liens qu’entretiennent les historien-ne-s actuel-le-s du socialisme avec leur objet d’étude comme Vincent Duclert a pu le faire dans son excellente préface à son livre La Gauche devant l’Histoire. J’ai bien conscience de toutes mes lacunes, et les mentionner ici en donnant quelques liens est sans doute un moyen de se rattraper.
Potlatch sur Twitter
Je voudrais d’ailleurs insister sur un autre point important de ma présence de « juilletiste » à la Villa réflexive : les échanges consécutifs aux billets publiés sur twitter. Marie-Anne Paveau a d’ailleurs parfaitement expliqué dans le dernier billet publié sur son carnet de recherche La Pensée du Discours tout l’intérêt qu’on peut porter à l’utilisation de Twitter dans l’élaboration d’un travail de recherche. C’est un effet un formidable espace d’échanges, de réflexions partagées, de partages de connaissances et d’élaboration de problématiques collectives. C’est maintenant d’ailleurs l’occasion pour moi de remercier toutes les lectrices et tous les lecteurs qui ont trouvé de l’intérêt à la lecture des billets. Les échanges ont aussi pour conséquence de faire de mes écrits un travail « augmenté » pour les réflexions faites par d’autres. Et je dois aussi dire que je lis avec une certaine délectation les critiques de ce réseau social qui, selon certains intellectuels comme Loïc Wacquant (voir son entretien dans le numéro de Philosophie Magazine de juin 2012), entraîneraient un appauvrissement de la pensée, une agitation cognitive néfaste et serait l’incarnation d’une paresse intellectuelle. Cela nous laisse envisager encore de longs et beaux jours pour disposer avec Twitter d’un formidable lieu d’échanges. C’est aussi pour moi un lieu d’apprentissage et de renégociation perpétuelle des notions d’engagement et de distanciation, tant il m’arrive d’y mêler tweets au contenu politique et tweets liés à mon activité de recherche. Quelques esprits étriqués y ont pu voir la manifestation de mon incapacité à ne pouvoir faire qu’une histoire partisane. J’espère avoir réussi à montrer un peu du contraire durant ce mois de juillet.
Interlude 5 :
[…] faut dire que tu n’y mets pas du tien non plus : je n’ai pas de lettres de toi, pas d’écrits, peu de documents, à peine une signature où on peut deviner ta main tremblotante et ton manque d’habitude, alors évidemment je ne sais pas grand chose. Tu es juste un passant de l’histoire, et tu es passé bien vite je trouve. C’est vrai, je devrais interroger les témoins, reconstituer ton parcours, retrouver tes traces, remettre la main sur des documents, autant de choses que je fais par ailleurs pour ma thèse. D’accord tu as raison, je vais le faire, parce que tous ces blancs, toutes ces questions sans réponse, tout ton passé que j’aurais bien mal à relater, c’est aussi ce qui m’a fait faire de l’histoire : mener […] Interlude 6 : l’enquête, trouver une trace puis une autre. Parmi le peu de documents qu’on a gardé de toi, c’est étonnant, il y a tes papiers militaires. C’est un peu comme pour les militants qui ont vécu la guerre de 14 sur lesquels je travaille : j’ai souvent juste quelques renseignements trouvés dans les archives militaires et j’arrive toutefois à reconstituer leur parcours. Donc pour toi, cela devrait être plus facile, il y a ces papiers militaires et puis quelques autres archives, il y a aussi encore des témoins, il y a des traces, je devrais donc réussir à pouvoir le faire. Avant cela, il me faut terminer la thèse, apprendre encore le métier d’historien, manier les sources, l’écriture, trouver aussi la bonne distance, ne pas se laisser submerger par les sentiments, la fatigue ou le découragement. Pourquoi le faire? Par nécessité. |
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Billets originaux
Kermoal, Benoît, 1er juillet 2012, « Comment trouver la bonne distance? », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 26 février 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/2610
Kermoal, Benoît, 29 juillet 2012, « “Revenant d’Éragny, avec toujours cette violente émotion” : ma part de réflexivité », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 26 février 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/2770
Toutes les photographies : coll. particulière, droits réservés.
- Voir sur cet historien l'avant-dernier numéro des Cahiers Jaurès. On peut lire en particulier le texte du cinéaste René Guédiguian : « l’historien au cœur conscient ». ↵