Je tue « il »
Stéphanie Messal
Au milieu de tout ce que j’ai lu et par-delà tout ce que j’ai entendu, il y a quelque chose que j’ai envie de vous confier car cela me tient vraiment à cœur. C’est un élément important et crucial voir essentiel dans la rédaction : le choix du pronom. De « Je » à « Il », il n’y a qu’un « Tu », me direz-vous. Et c’est pourtant un véritable enjeu que de choisir sa place pronominale dans la recherche.
« la place du “Je” est bien souvent perçue de façon narcissique dans le discours du chercheur alors qu’il est le “Je” de l’expérience vécue par soi »
Au cours d’un séminaire, j’ai pu entendre une phrase lourde de sens, jetée comme un boulet de canon : « C’est la troisième personne qui produit le discours scientifique : ce n’est pas le cas avec le “Je” et le “Tu” ». Je suis restée stupéfaite… Je ne suis pas contre l’emploi de cette troisième personne mais je suis contre l’idée qu’on nous l’impose. Peut-être suis-je une véritable novice en recherche[1], naïve au point de croire que ce qui prime c’est le « confort » de soi face à l’écriture et le « confort » de l’autre au moment de la lecture. « Je » ou « Il », quelle importance ! Si le discours est construit, réfléchi, argumenté et donc scientifique, n’est-ce pas là la condition sine qua non ? La place du « Je » est bien souvent perçue de façon narcissique dans le discours du chercheur alors qu’il est le « Je » de l’expérience vécue par soi, le « Je » du rapporteur. Le « Nous » peut tout aussi bien prendre des allures souveraines et le « Il » ou « Elle » ne sont pas bien mieux lotis. Parler de soi à la troisième personne peut vite créer une barrière infranchissable et projeter le chercheur à une distance des plus inaccessibles pour le commun des mortels.
Aussi je m’interroge au moment de la rédaction. « Je », « Nous », « Il », « Elle »? Autant de pronoms que de facettes et ne voulant pas me perdre, j’ai définitivement choisi ma place, celle du « Je ». Après tout, sur le terrain, je suis bel et bien présente sans personne d’autre à mes côtés, si ce n’est que mon ombre : est-ce ainsi que je puis justifier le « Nous »? J’en doute! Je suis seule face au terrain, aux autres et à moi-même. L’emploi du « Nous » scientifique se veut celui de la modestie et non celui du souverain. Pourtant, il a des manières un peu « ronflantes » ce « Nous ». J’en viens à trouver que le « Je » a des allures bien plus modestes que le « Nous ». Quant à la troisième personne… Cette personne du discours scientifique, celle qui présume que l’on a pris du recul, de la distance et que l’on est capable de s’oublier au point de se penser un autre, je n’y crois pas vraiment. Je ne voudrais pas me perdre et ne plus être capable de me reconnaître dans ce que j’ai vécu et ce que je suis, et d’autant plus dans ce que j’écris. J’achève ainsi la troisième personne.
Je l’achève aussi par le biais de mes lectures. Je me suis vite rendue compte que les ouvrages dont je me souvenais le mieux étaient ceux écrits à la première personne dans une attitude des plus scientifiques mais avec ce soupçon autobiographique où l’on peut ressentir, saisir l’intensité de quelques émotions. J’apprécie cette proximité que l’auteur entretient avec le lecteur. Je me sens complice de son aventure. Pas celle d’un « Ulysse » ou d’un sorcier fabuleux, bien sûr que non! Mais bien celle d’un ethnologue, d’un anthropologue aux prises avec son quotidien, face à des situations délicates, des instants de détresse, des moments de joie comme de doute, etc. Tout cela se lit au travers de son discours scientifique, le rendant de ce fait parfaitement assimilable, « comestible » car agréable à lire. Et je ne manquerai pas de souligner que j’ai d’autant plus aimé les lire car je retrouvais en eux la part de l’homme[2]. Ce qui est loin d’être le cas dans ces ouvrages à la troisième personne qui la plupart du temps m’ennuient… Rares ont été ces lectures qui m’ont passionnée quand « Il » était le sujet. Je n’arrivais pas à m’identifier ou à me reconnaître. Le discours était souvent celui du cuistre : pompeux à outrance, plaçant tous les mots savants de la terre en une page. Imbuvable, indigeste, proche de l’incompréhensible! C’est un livre qui au final ne sera intelligible que par le « Il » qui a cruellement oublié son « Je ». Un « Il » qui a oublié l’homme qu’il est, l’homme qui s’adresse à l’homme, à l’autre et l’autre… c’est soi!
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On peut me taxer de lectrice néophyte, de petite liseuse de romans de gare, c’est peut-être bien vrai! Mais je rejoins Maurice Godelier[3]: « Dans la poésie, on suscite des émotions et l’émotion est un moyen de communication. » (2002, p. 200). Je repense à une conversation échangée avec une de mes amies. Elle me disait qu’elle s’intéressait à la science mais que la science ne s’intéressait pas à elle[4]. Souvent elle entame des livres mais les referme très vite parce que le jargon scientifique devient rapidement inabordable pour les personnes qui n’évoluent pas dans cette sphère. Elle trouve que « c’est une attitude pédante et prétentieuse » et se sent « rejetée et déçue ». Bien sûr, elle comprend aussi parfaitement que certaines matières ou certains ouvrages soient dans ce registre des hautes sphères et que tout ne puisse pas être accessible à tous mais elle le regrette. Elle aimerait lire plus d’ouvrages scientifiques « passionnants »!
« dans le “Je” se place l’autre, le “Tu”. Je “te” raconte une histoire »
Ce côté passionnant, je le retrouve dans le « Je » que j’aime parce qu’il me raconte une histoire. Dans le « Je » se place l’autre, le « Tu ». Je « te » raconte une histoire, je « vous » relate des faits. Car il est bien question de cela : tout ce que l’écrit contient ne s’adresse qu’à l’autre. Alors bien sûr, cet écrit s’est tout d’abord adressé à nous[5] mais d’une autre façon. En couchant sur le papier notre propos, nos faits analysés, étudiés, digérés, on l’abandonne. Pas dans le sens de le rejeter mais dans le sens de le donner dans une sorte de « lâcher prise ». On s’abandonne à la page, on se libère, on se livre. C’est le « Je » du soi et non du moi! C’est le « Je » qui délivre. C’est le « Je » de l’espoir de l’autre, que ses yeux poseront leur regard sur les mots, les phrases et que ses doigts glisseront sur les pages. Que quelques émotions feront que ce lecteur prendra plaisir ou dégoût à nous lire. Mais là n’est pas le plus important. L’important est dans ce moment de partage du savoir, du partage de l’histoire. Ce moment où l’on donne de soi à l’autre[6] et où l’autre est libre de nous accepter ou de nous rejeter. Ne rien forcer, laisser faire et continuer de donner.
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Pour en savoir plus (hyperliens)
Figure du temps discursif par Monique Sassier
Figures du mensonge littéraire : étude sur l’écriture au XXe siècle par Llewellyn Brown
Les enjeux des postures énonciatives et de leur utilisation en didactique par Alain Rabatel
Maurice Godelier (2002), « Briser le miroir du soi », in C. Ghasarian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive : nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris, Armand Colin, 193-212.
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Billet original : Messal, Stéphanie, 29 janvier 2012, « [Face-à-Face] – Je tue “Il” », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 22 janvier 2019. http://reflexivites.hypotheses.org/213
- À l'époque où je rédigeais cet article, j'étais dans mes premières années de thèse. ↵
- Comprenez ici l'humain. ↵
- Référence de l'ouvrage en première note de bas de page. ↵
- Et de façon sous-entendue, à bien des lecteurs. ↵
- Le « nous » est entendu ici comme « soi ». ↵
- Cet autre sur lequel nous n'avons aucune emprise. ↵