Je tue « il »

Stéphanie Messal

Photographie d’un extrait d’un article écrit par M. Godelier (2002), prise par S. Messal . Licence CC BY-NC-ND

Au milieu de tout ce que j’ai lu et par-delà tout ce que j’ai entendu, il y a quelque chose que j’ai envie de vous confier car cela me tient vraiment à cœur. C’est un élément important et crucial voir essentiel dans la rédaction : le choix du pronom. De « Je » à « Il », il n’y a qu’un « Tu », me direz-vous. Et c’est pourtant un véritable enjeu que de choisir sa place pronominale dans la recherche.

 « la place du “Je” est bien souvent perçue de façon narcissique dans le discours du chercheur alors qu’il est le “Je” de l’expérience vécue par soi »

Au cours d’un séminaire, j’ai pu entendre une phrase lourde de sens, jetée comme un boulet de canon : « C’est la troisième personne qui produit le discours scientifique : ce n’est pas le cas avec le “Je” et le “Tu” ». Je suis restée stupéfaite… Je ne suis pas contre l’emploi de cette troisième personne mais je suis contre l’idée qu’on nous l’impose. Peut-être suis-je une véritable novice en recherche[1], naïve au point de croire que ce qui prime c’est le « confort » de soi face à l’écriture et le « confort » de l’autre au moment de la lecture. « Je » ou « Il », quelle importance ! Si le discours est construit, réfléchi, argumenté et donc scientifique, n’est-ce pas là la condition sine qua non ? La place du « Je » est bien souvent perçue de façon narcissique dans le discours du chercheur alors qu’il est le « Je » de l’expérience vécue par soi, le « Je » du rapporteur. Le « Nous » peut tout aussi bien prendre des allures souveraines et le « Il » ou « Elle » ne sont pas bien mieux lotis. Parler de soi à la troisième personne peut vite créer une barrière infranchissable et projeter le chercheur à une distance des plus inaccessibles pour le commun des mortels.

Aussi je m’interroge au moment de la rédaction. « Je », « Nous », « Il », « Elle »? Autant de pronoms que de facettes et ne voulant pas me perdre, j’ai définitivement choisi ma place, celle du « Je ». Après tout, sur le terrain, je suis bel et bien présente sans personne d’autre à mes côtés, si ce n’est que mon ombre : est-ce ainsi que je puis justifier le « Nous »? J’en doute! Je suis seule face au terrain, aux autres et à moi-même. L’emploi du « Nous »  scientifique se veut celui de la modestie et non celui du souverain. Pourtant, il a des manières un peu « ronflantes » ce « Nous ». J’en viens à trouver que le « Je » a des allures bien plus modestes que le « Nous ». Quant à la troisième personne… Cette personne du discours scientifique, celle qui présume que l’on a pris du recul, de la distance et que l’on est capable de s’oublier au point de se penser un autre, je n’y crois pas vraiment. Je ne voudrais pas me perdre et ne plus être capable de me reconnaître dans ce que j’ai vécu et ce que je suis, et d’autant plus dans ce que j’écris. J’achève ainsi la troisième personne.

Je l’achève aussi par le biais de mes lectures. Je me suis vite rendue compte que les ouvrages dont je me souvenais le mieux étaient ceux écrits à la première personne dans une attitude des plus scientifiques mais avec ce soupçon autobiographique où l’on peut ressentir, saisir l’intensité de quelques émotions. J’apprécie cette proximité que l’auteur entretient avec le lecteur. Je me sens complice de son aventure. Pas celle d’un « Ulysse » ou d’un sorcier fabuleux, bien sûr que non! Mais bien celle d’un ethnologue, d’un anthropologue aux prises avec son quotidien, face à des situations délicates, des instants de détresse, des moments de joie comme de doute, etc. Tout cela se lit au travers de son discours scientifique, le rendant de ce fait parfaitement assimilable, « comestible » car agréable à lire. Et je ne manquerai pas de souligner que j’ai d’autant plus aimé les lire car je retrouvais en eux la part de l’homme[2]. Ce qui est loin d’être le cas dans ces ouvrages à la troisième personne qui la plupart du temps m’ennuient… Rares ont été ces lectures qui m’ont passionnée quand « Il » était le sujet. Je n’arrivais pas à m’identifier ou à me reconnaître. Le discours était souvent celui du cuistre : pompeux à outrance, plaçant tous les mots savants de la terre en une page. Imbuvable, indigeste, proche de l’incompréhensible! C’est un livre qui au final ne sera intelligible que par le « Il » qui a cruellement oublié son « Je ». Un « Il » qui a oublié l’homme qu’il est, l’homme qui s’adresse à l’homme, à l’autre et l’autre… c’est soi!

Discussion
« Très beau texte, qui me donne envie d’écrire, dit-elle rougissante », Delphine Regnard,  29/01/2012 à 21:55
« Merci et n’hésite pas à écrire même en rougissant! Hu hu hu!;^) », Stéphanie Messal,  30/01/2012 à 15:19

On peut me taxer de lectrice néophyte, de petite liseuse de romans de gare, c’est peut-être bien vrai! Mais je rejoins Maurice Godelier[3]: « Dans la poésie, on suscite des émotions et l’émotion est un moyen de communication. » (2002, p. 200). Je repense à une conversation échangée avec une de mes amies. Elle me disait qu’elle s’intéressait à la science mais que la science ne s’intéressait pas à elle[4]. Souvent elle entame des livres mais les referme très vite parce que le jargon scientifique devient rapidement inabordable pour les personnes qui n’évoluent pas dans cette sphère. Elle trouve que « c’est une attitude pédante et prétentieuse » et se sent « rejetée et déçue ». Bien sûr, elle comprend aussi parfaitement que certaines matières ou certains ouvrages soient dans ce registre des hautes sphères et que tout ne puisse pas être accessible à tous mais elle le regrette. Elle aimerait lire plus d’ouvrages scientifiques « passionnants »!

« dans le “Je” se place l’autre, le “Tu”. Je “te” raconte une histoire »

Ce côté passionnant, je le retrouve dans le « Je » que j’aime parce qu’il me raconte une histoire. Dans le « Je » se place l’autre, le « Tu ». Je « te » raconte une histoire, je « vous » relate des faits. Car il est bien question de cela : tout ce que l’écrit contient ne s’adresse qu’à l’autre. Alors bien sûr, cet écrit s’est tout d’abord adressé à nous[5] mais d’une autre façon. En couchant sur le papier notre propos, nos faits analysés, étudiés, digérés, on l’abandonne. Pas dans le sens de le rejeter mais dans le sens de le donner dans une sorte de « lâcher prise ». On s’abandonne à la page, on se libère, on se livre. C’est le « Je » du soi et non du moi! C’est le « Je » qui délivre. C’est le « Je » de l’espoir de l’autre, que ses yeux poseront leur regard sur les mots, les phrases et que ses doigts glisseront sur les pages. Que quelques émotions feront que ce lecteur prendra plaisir ou dégoût à nous lire. Mais là n’est pas le plus important. L’important est dans ce moment de partage du savoir, du partage de l’histoire. Ce moment où l’on donne de soi à l’autre[6] et où l’autre est libre de nous accepter ou de nous rejeter. Ne rien forcer, laisser faire et continuer de donner.

Discussion
« quelle magnifique conclusion pronominale, benveniste aurait bien aimé ce billet, j’en suis sûre! imaginons qu’il le lit, et avec lui tous les linguistes qui s’occupent de « personnes », les vraies, les vivantes, les nôtres, en somme
cette « discrimination » pronominale dans le fantasme du discours scientifique est tellement artificielle : le problème du « il », c’est sans doute sa fonction de masque, ce qu’il permet de cacher, voire de refouler – mais on sait bien que ce qui est refoulé revient toujours, à l’insu de sa… personne – alors, en recherche, mieux vaut peut-être observer ce que l’on voudrait cacher – finalement, qu’importe la personne pourvu qu’on ait la rigueur et la vigueur de l’argumentation
cette réserve sur l’emploi de « je » me semble plutôt d’ordre social et même moral : principe de modestie, de discrétion, bien exposé dans les guides de savoir vivre et parfaitement analysé par bourdieu dans « la distinction » et dans « langage et pouvoir symbolique » : « on ne parle pas de soi », on se met en retrait, on ne se met pas en avant : principe plutôt bien venu dans les relations sociales, où effectivement la colonisation de l’autre est monnaie courante – mais malencontreusement projeté sur la recherche scientifique, où il sert la fabrication, parfois artificielle, d’une introuvable objectivité
ton titre « Je tue « il » »est splendide, et le carnet peut être fier de t’avoir eue comme miroitière éclaireuse : merci! »
Marie-Anne Paveau,  29/01/2012 à 17:18
« J’espérais vraiment que tu laisserais un commentaire parce que je souhaitais que tu puisses nous livrer les quelques références qui me font défaut. En tant que linguiste j’imagine combien pour toi, la place et le choix des pronoms dans l’écriture prennent tout leur sens. Merci pour ces compléments d’information. :^)
Et merci pour ces mots de fin qui me touchent beaucoup. »
Stéphanie Messal, 29/01/2012 à 17:31
Discussion
« Sur cette histoire de « Je », je n’ai rien à ajouter qui ne soit déjà dit… si ce n’est peut-être que reconnaître la personnalité et l’humanité du chercheur, c’est aussi reconnaître l’existence et les affinités avec des individus, sans lesquels le terrain manquerait cruellement de matière première. Une stupide mais fondamentale question de respect des sources. En tout cas, c’est l’argument que – pour ma part – je mettrais probablement en tête de liste.
Mais je retiens dans ton texte surtout une chose : « ces ouvrages à la troisième personne qui la plupart du temps m’ennuient… Rares ont été ces lectures qui m’ont passionnée quand “Il” était le sujet. ». Le caractère iconoclaste de cet aveu ne manque pas de saveur… alors, au diable le « scientifiquement correct »? 🙂 »,
Jonathan Chibois,  30/01/2012 à 15:12
« Merci pour ton commentaire.
J’avoue que la franchise est parfois mauvaise amie. Mais je préfère la percevoir comme Montherlant en tant que vertu cardinale (qui certes bien souvent isole).
Je ne dis pas que tous les ouvrages en « Il » étaient ennuyeux mais pour la plupart oui. Bien sûr, il ne s’agit là que de goûts très personnels. Je crois aussi que l’âge et l’expérience jouent un rôle important. Les ouvrages se lisent en leur temps : certains livres lus en terminale avec souffrance ont été agréables à relire aujourd’hui. Les joies du grand âge!;^) »
Stéphanie Messal, 30/01/2012 à 15:30
Discussion
« Merci beaucoup Stéphanie pour cette générosité dont tu fais preuve dans ces billets du mois de janvier : tu nous as emmenés sur ton dos dans tes réflexions, et j’étais ravie de te suivre.
J’apprécie beaucoup ce billet, qui aborde en particulier la question de ce qui confèrerait ou non la scientificité à notre travail de recherche : l’idée résiste selon laquelle il faudrait s’effacer devant les « faits ». Mais ces faits, encore faudrait-il qu’ils existent par eux-mêmes, au-delà ou en deçà du regard disciplinaire, outillé et dirigé que le chercheur porte sur eux.
Le « Je », par ce qu’il assume de situé et contextualisé, loin d’être narcissique lorsqu’il s’efforce d’être réflexif et modeste, me paraît bien plus proche d’une certaine scientificité que ce « il » ou « nous » qui s’affranchiraient, plus légitimes qu’ils paraissent être, d’une réflexion sur la pertinence même de leur utilisation.
« Choisir sa place pronominale », oui! En tant que choix délibéré, qui pose question et donc qui amène à la réflexion sur ce que nous faisons dans nos pratiques de recherche, et sur le rapport que nous entretenons avec notre sujet, avec notre terrain.
Une belle déclaration au « ‘Je’ du soi et non du moi »! »
Mélodie Faury,  29/01/2012 à 17:41
« Merci d’avoir saisi cette différence entre le « Je » du soi et celui du moi. Je rajouterai juste que le « Je » permet de rester concentré sur sa condition d’homme même en étant chercheur (ou avant même d’être chercheur). Le danger de la distanciation est bien dans la dérive. Et de là à divaguer, il n’y a qu’un pas! Le « Je » permet de se ressaisir, de se resituer dans ce qui a été vécu et pour rebondir sur ce que disait Marie-Anne de pouvoir être face à ce que l’on pourrait occulter avec le « Il » ou le « Nous ». »
Stéphanie Messal,  29/01/2012 à 18:02

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Pour en savoir plus (hyperliens)

Figure du temps discursif par Monique Sassier

Figures du mensonge littéraire : étude sur l’écriture au XXe siècle par Llewellyn Brown

Les enjeux des postures énonciatives et de leur utilisation en didactique par Alain Rabatel

Ghasarian C. (2002). De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive, Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris : Armand Colin.

Maurice Godelier (2002), « Briser le miroir du soi », in C. Ghasarian (dir.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive : nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux. Paris, Armand Colin, 193-212.

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Billet original : Messal, Stéphanie, 29 janvier 2012, « [Face-à-Face] – Je tue “Il” », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 22 janvier 2019. http://reflexivites.hypotheses.org/213


  1. À l'époque où je rédigeais cet article, j'étais dans mes premières années de thèse.
  2. Comprenez ici l'humain.
  3. Référence de l'ouvrage en première note de bas de page.
  4. Et de façon sous-entendue, à bien des lecteurs.
  5. Le « nous » est entendu ici comme « soi ».
  6. Cet autre sur lequel nous n'avons aucune emprise.

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Réflexivité(s) Droit d'auteur © 2019 par Mélodie Faury et Marie-Anne Paveau est sous licence License Creative Commons Attribution - Pas d’utilisation commerciale 4.0 International, sauf indication contraire.

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