« Je suis votre miroir »
Stéphanie Messal
Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images.
Le sang d’un poète, Jean Cocteau, 1930
Je suis votre miroir, la Belle. Réfléchissez pour moi, je réfléchirai pour vous.
Le miroir. La Belle et la Bête, Jean Cocteau, 1946
Avec ces gants vous traverserez les miroirs comme de l’eau. Il ne s’agit pas de comprendre, il s’agit de croire.
Francois Périer dans le rôle de Heurtebise. Orphée, Jean Cocteau, 1950
La première écriture ressemble un peu à la première crêpe : la forme moyennement réussie n’en altère en rien le goût. Il y a toujours une première fois et cette première fois va rarement sans quelques doutes : on hésite, on essaie, on trébuche, on recommence… Cette fameuse première fois « éducative », c’est cette nouvelle expérience qui nous en apprend bien plus sur soi et les autres que ce que l’on pouvait espérer. Pour toutes les premières fois, on réfléchit beaucoup. On retourne le problème dans tous les sens avant de se décider à agir. Le temps de la réflexion devient long parfois trop et quand arrive le temps de l’action, on réalise qu’on est très loin de tout ce qu’on avait pu imaginer. Je me suis mise à réfléchir… Et à force de réflexions, j’ai été prise de vertiges. Cette mise en abîme provoquée par des « si », des « pourquoi » et des « comment » qui se font reflet les uns des autres m’a sortie de mes spéculations! Des spéculations proches des divagations où au final l’essence même du sujet s’était transformée en anamorphose et le seul outil nécessaire à sa lecture en était le miroir.
« quoi qu’il en soit, le miroir agrandit les espaces et les rend lumineux »
À propos des miroirs
La symbolique des miroirs est riche et variée : tour à tour passage, fenêtre, révélateur ou encore piège, le miroir est objet mythique et plus encore objet magique. Les contes en ont fait bon usage : de Blanche-Neige[1] à Peau d’Âne[2] en passant par La Belle et la Bête[3], le miroir avait bonne place. Chez la première, il était porteur de la Vérité. Pour les deux autres, il était fenêtre sur le monde extérieur, leur montrant ce à quoi elles n’avaient pas ou plus accès : l’insaisissable… Tout le monde se souviendra aussi qu’il servit de passage dans le seconde volet dédié à la célèbre Alice[4]. Un thème récurrent dans bien des ouvrages et des œuvres comme dans le film Orphée de Jean Cocteau. Muni de gants magiques, Orphée, interprété par Jean Marais, avait le pouvoir de traverser les miroirs. Pour Alice comme pour Orphée, il était question de découvrir des mondes imaginaires imaginés où l’illusion n’a de rivale que la poésie de l’espace réflexif devenu espace « expérimentatif ».
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Le miroir est aussi piège à oiseaux. C’est au milieu des volatiles qu’est née l’expression fort imagée du « miroir aux alouettes ». Ce qui était objet utile à la chasse s’est transformé en expression populaire. Un piège à « bécasses », une attitude malveillante, un jeu de dupes : le miroir est trompeur à ses heures et par son jeu subtil de reflets, il incline à nous montrer ce qu’il veut bien nous livrer. La vérité est voisine du mensonge! Comment être sûr alors que le miroir de la belle-mère de Blanche-Neige ne s’amusait pas à lui révéler une Vérité… arrangeante (et de ce fait arrangée)?
Enfin dans nombre de civilisations, on confère au miroir des pouvoirs magiques. La divination par les miroirs utilisés en des époques reculées est encore d’actualité. La catoptromancie est réalisée avec l’aide d’une surface réfléchissante : un plan d’eau peut très bien faire l’affaire! Quelques écritures, quelques reflets étrangement bien ou mal placés selon le point de vue et la Vérité peut être révélée, une vérité placée sous le signe de l’interprétation aussi déformée que peuvent l’être ces miroirs qui se veulent divertissants. Les rituels ne s’arrêtent pas à une « voyance sacrée ». Dans les traditions populaires, les jeunes filles célibataires désireuses de découvrir le visage de leur futur époux devaient se placer face à un miroir, bougie en main pendant les douze coups de minuit. Certains écrits disent que le procédé doit avoir lieu à la nuit de Halloween, d’autres durant la dernière nuit de l’année. À l’épiphanie, vous pourrez de la même façon vous découvrir à l’heure de votre mort… Il est certain que le miroir fascine autant qu’il réfléchit. Et c’est de cette fascination que le miroir tire tous ses pouvoirs.
« il se passe toujours quelque chose dans le cadre du miroir, en notre présence ou en notre absence. L’image est en mouvement même de la façon la plus imperceptible »
Les miroitiers d’Art
J’ai voulu avoir l’avis de maîtres en la matière. Qu’en pensent ceux qui façonnent les miroirs? Leur confèrent-ils un quelconque pouvoir? Simple objet manufacturé ou mythes et légendes perpétués?
« Je suis venu au miroir par hasard. »
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Un miroir, c’est une plaque de verre sur laquelle on vient poser une fine couche d’argent. Jusqu’en 1856, on utilisait un mélange d’étain et de mercure mais les vapeurs étant toxiques, Napoléon III a fait interdire cette pratique. La couche d’argent donne un aspect « sharp » et particulièrement net au reflet. Les miroirs au mercure avaient un reflet plus doux. Monsieur Pictet se définit avant tout comme un maître-verrier.
J’aime cette matière. J’aime l’idée de pouvoir tout faire avec : la déformer, l’éclairer, voir au travers. Tour à tour opaque ou transparente, colorée ou neutre. J’apprécie cette matière pour l’étendue de ses fonctionnalités. J’aime détourner le verre : je m’en amuse.
On aborde le sujet des miroirs. Il est question d’optique. Il m’explique qu’on peut créer tout un jeu d’illusions d’optique grâce au travail réalisé sur les miroirs : anamorphose, lentille de Fresnel, balance des lumières pour les miroirs sans tain, etc. Tout autant de techniques qui rendent le miroir magique. Quant à la poésie du miroir, Monsieur Pictet me dira : « La poésie du miroir est celle que l’on met dedans ». Et pour lui, sa poésie est celle de l’étonnement et de la surprise.
La conversation se conclura sur Orphée de Jean Cocteau. Monsieur Pictet me révèlera le trucage de la scène où Jean Marais traverse le miroir.
Jean Marais revêt des gants pour pénétrer dans le miroir. C’était nécessaire. Il s’agit en fait d’une cuve pleine de mercure. La scène des mains plongeant dans ce mercure a été filmée à l’horizontale bien sûr. Puis au montage, le film a été redressé à la verticale donnant ainsi l’illusion parfaite du miroir face à Jean Marais.
C’était osé mais le rendu n’en est que plus spectaculaire : que demander de plus à une œuvre spéculaire!
Peut-être ce nom ne vous est-il pas inconnu. Vincent Guerre a été sollicité pour la restauration de la Galerie des Glaces à Versailles. Loin du hasard, Vincent Guerre est le seul miroitier encore capable de sauver les miroirs d’antan. « Le reflet d’un miroir au mercure est velouté, à l’aspect flou. » N’allez pas croire qu’il utilise du mercure! Cette matière étant désormais prohibée, il a trouvé des astuces, d’autres procédés pour restaurer les miroirs : maquillage, camouflage, tour de passe-passe. Le trou laissé par le temps est la marque du manque. À cet endroit-là, il n’est plus question de reflet : c’est un trou noir comme une perte de mémoire… Alors il faut combler l’espace tout en préservant la beauté de l’altération naturelle. Pour la Galerie des Glaces, 48 miroirs sur 357 durent être remplacés. Mais comment faire pour remplacer l’irremplaçable puisque désormais seul l’argent est utilisable? « C’est un long travail d’investigation à la recherche de miroirs d’époque. » Brocantes, antiquaires, salons de vente et autres espaces où se croisent les époques sont ses terrains de recherche.
J’ai aimé travailler sur le projet de la Galerie des Glaces. La réflexion des architectes de Louis XIV m’a séduit. Ils voulaient mettre les jardins dans la galerie, faire rentrer l’extérieur dans l’intérieur. C’est véritablement un lieu de passage.
Vincent Guerre est antiquaire. Au départ, il aimait surtout restaurer les bois dorés et autres encadrements. Ces cadres forment le contour de tableaux, de photos sous verre mais aussi de miroirs. On répare le contenant et puis un jour on répare le contenu. « C’est le hasard et l’atavisme qui m’ont mené au miroir. » Et malgré la transmission des savoir-faire, il m’apprend que la technique au mercure est quasiment oubliée. Ne se pratiquant plus, elle s’est perdue. Et pourtant, Vincent Guerre restaure ou plutôt façonne les vieux miroirs. Cette activité a pris le pas sur son métier d’antiquaire.
J’aime l’aspect transversal de ces miroirs. Je passe au travers des époques et de leurs différentes utilisations. C’est un matériau qui passe et qui laisse passer. Il vit et vibre avec la lumière changeante au cours des heures. Le miroir, c’est la rencontre de la lumière, de la transparence et de l’histoire. Tous les jours, je suis à la recherche du reflet pour trouver l’alliance.
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Au cours d’une exposition, Vincent Guerre avait installé un stand à la dimension surréaliste entièrement couvert de miroirs et d’écritures. Quelques personnes en furent mal à l’aise au point de venir le traiter de fou! Un psychiatre était venu en discuter avec lui. Dans les cliniques psychiatriques ou dans les cabinets thérapeutiques, il n’y a jamais de miroir. L’effet de son autre est très perturbant. Les psychés sont pourtant des miroirs fort pratiques pour se voir de plain pied. Mais la psyché est fragile et le face à face avec son image perdue n’est pas des mieux perçu… Pour revenir à notre miroitier d’Art, je me suis interrogée sur son travail, en lui demandant si ce n’était pas trop perturbant de voir son reflet dans chaque miroir à traiter. Loin d’user les miroirs comme un Narcisse envoûté, Vincent Guerre me répondit simplement qu’il ne le voyait plus. Comprenez que la répétition du geste précis du découpage de verre prime sur la fonction de l’objet. Quand l’heure est à la technique, elle n’est pas à la contemplation. Cela ne veut pas dire que Vincent Guerre n’est pas un être contemplatif sinon comment capter le reflet si particulier de ces miroirs de mercure. « Le miroir a un pouvoir : un pouvoir évocateur. Chacun y voit ce qu’il veut y voir. »
Réflexions
Comme précédemment dit, le miroir est un objet symbolique puissant et grâce aux entretiens menés avec les deux miroitiers d’Art, leurs propos appuient cette dimension onirique. Le miroir : objet-passage, porte vers des infinis! Il laisse passer la lumière pour mieux la restituer dans ses images. On y passe des heures à se regarder tout au long d’une vie sans jamais les user. On y voit magie et poésie, temps qui passe et temps qui reste. Objet double du temps d’avant et du temps présent : vieilli et piqué par le temps, il prend sa revanche en réfléchissant nos traits vieillissants. Il se passe toujours quelque chose dans le cadre du miroir, en notre présence ou en notre absence. L’image est en mouvement même de la façon la plus imperceptible. Mais comment savoir sans regarder le miroir? Et c’est peut-être là que se cache sa magie, dans l’insaisissable. Il contient un monde en symétrie axiale identique en tout point au nôtre sans jamais être vraiment le nôtre.
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Parcourir la Galerie des Glaces est une expérience architecturale puissante qui ne laisse jamais indifférent. À chaque heure, la Galerie se transforme : claire ou d’or, sa lumière est fascinante. En architecture, l’utilisation des miroirs est particulière. Il reste très peu de cabinets de glaces : ces endroits prestigieux étaient ornés de miroirs magistraux. À l’époque, le miroir était un privilège. Aujourd’hui, les miroirs sont partout à commencer dans nos salles de bain. Le culte du corps y est-il pour quelque chose? Quoi qu’il en soit, le miroir agrandit les espaces et les rend lumineux. Il ne dédouble pas l’espace, il ne le multiplie pas en surface. Il l’agrandit et le rend multiple dans sa perception : il l’ouvre sur un autre point de vue. Nombre d’artistes ont utilisé les miroirs pour la réalisation de leurs œuvres. C’est d’ailleurs avec plaisir que j’ai un jour découvert l’installation de l’artiste japonaise Yayoi Kusama. Infinity Mirror Room est un moment de grâce. Plongé dans l’obscurité, l’espace infini s’illumine de pois lumineux. Jeux de miroirs des murs au plafond et de miroir d’eau au sol, les lumières comme des lucioles en sont démultipliées à l’infini. Et notre reflet se perd au milieu de cet espace. Seul le contact de nos pieds au sol nous rappelle que nous touchons terre alors que notre esprit s’est déjà envolé dans l’immensité du cosmos.
Je vis en observant le monde sur le miroir de mon œil. La lumière le pénètre et constitue une image dans mon cerveau de ce que je perçois : vrai ou faux, qui peut le dire? Mes expériences, mon vécu, mes sensations font de moi un individu qui perçoit le monde d’une façon unique. L’accumulation de tous ces éléments formant ce que j’appelle ma mémoire a une influence considérable au quotidien sur la perception de mon environnement. « Les yeux sont les miroirs de l’âme » dit-on. Mes sens me renvoient dans un monde qui n’est ni plus ni moins que mon monde.
Par la sensation je saisis en marge de ma vie personnelle et de mes actes propres une vie de conscience donnée d’où ils émergent, la vie de mes yeux, de mes mains, de mes oreilles qui sont autant de Moi naturels. Chaque fois que j’éprouve une sensation, j’éprouve qu’elle intéresse non pas mon être propre, celui dont je suis responsable et dont je décide, mais un autre moi qui a déjà pris parti pour le monde, qui s’est déjà ouvert à certains aspects et synchronisé avec eux. Entre ma sensation et moi, il y a toujours l’épaisseur d’un acquis originaire qui empêche mon expérience d’être clair pour elle-même (Maurice Merleau-Ponty, 1998).
Si nous pouvions regarder en nous-mêmes, nous serions alors aspirés dans un abîme infini tel deux miroirs en face à face : une terrible confrontation qui n’en finirait plus, hypnotique et mortifère[5]. On peut comprendre alors que l’autre soit notre meilleure psyché, nous offrant une autre vue de nous mêmes, loin des reflets et proche des réflexions.
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Billet original : Messal, Stéphanie, 4 janvier 2012, « Je suis votre miroir ». Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 5 mars 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/52
Crédit photographique : miroir par technoloic, 2007, licence CC-BY
Remerciements
A Bernard Pictet et Vincent Guerre pour avoir accepté ces entretiens.