La réflexivité du chercheur… et celle du clown
Philippe Hert
Art, anthropologie et corps
« je pense qu’il y a des formes de réflexivité qui émergent sur le terrain qui passent par le corps »
Mes recherches ont porté sur la dimension communicationnelle et incarnée de l’enquête de terrain telle qu’elle est pratiquée en particulier en anthropologie. Après avoir fait du terrain dans les laboratoires de sciences, j’ai exploré ce qu’implique de faire un travail de terrain, et notamment quelle y est la place du corps du chercheur. Je pense qu’il y a des formes de réflexivité qui émergent sur le terrain qui passent par le corps, et j’aimerais essayer de le préciser ici.
Le chercheur, vivant
Pour cela, je vais faire un parallèle avec un autre champ de pratique où le corps prend une place importante, à savoir le spectacle vivant. Pourquoi ce parallèle? Il peut sembler assez inapproprié. La démarche scientifique n’a en effet pas grand chose à faire avec la démarche artistique, et on pourrait facilement me critiquer sur ce type de rapprochement. En fait, je ne cherche pas à raisonner sur les liens qui pourraient exister entre art et sciences. Je voudrais simplement partir d’une entrée pratique sur deux types d’activités qui toutes deux sont confrontées à une prise en compte en situation d’un vécu partagé. Tout du moins, c’est le fil conducteur que je vous propose ici.
À côté de mon activité de chercheur en communication (mais est-ce vraiment à côté?) je suis clown en apprentissage. En apprentissage, je précise, de ce que peut être « mon » clown. Comme je ne peux pas m’empêcher de faire de cette pratique du clown un terrain de recherche, je me demande qui l’emportera du chercheur ou du clown… les deux y gagneront je l’espère. La formation se déroule par des stages et des ateliers dans lesquels les autres participants constituent le public, ou sont d’éventuels complices dans une improvisation. C’est de cela qu’il s’agit en clown : l’improvisation, toujours et encore. Le clown travaille toujours ses états émotionnels du moment, au moment où il se présente devant un public.
Pour moi, le clown convoque une forme de réflexivité que n’a pas par exemple l’acteur. Dans le théâtre contemporain ou la danse contemporaine il y a un travail avec les émotions, leur apparition, leur circulation, qu’il s’agit par exemple de pouvoir re-convoquer dans une performance, mais en général (il y a des exceptions!) l’artiste sait ce qu’il va faire sur scène. Tandis que pour le clown, même s’il ne vient pas sur scène avec rien ni à partir de rien, et il a bien un jeu d’acteur, il utilise néanmoins également ce qui lui vient sur l’instant du public, de la scène, des objets, ou de ses états émotionnels et affectifs.
« oui, le chercheur a un corps qui véhicule un certain nombre d’intentions lorsqu’il interagit »
Aiguiser le regard et le rapport à l’intention
Ce que je trouve très intéressant dans ce type de pratique artistique, est le regard très affûté sur soi que l’on apprend à avoir. Qu’est-ce que je donne à voir, comment ce que je ressens à cet instant est cohérent avec ce que j’exprime, est-ce que mon intention d’exprimer une chose précise correspond à ce que j’exprime effectivement, est-ce que je suis bien présent dans mon intention, est-ce que mon intention n’est pas autre que ce que je crois, comment ce que je perçois est influencé par mon état émotionnel, est-ce que ce que je crois faire et ce que je sais du clown, ou de « mon » clown, se rejoignent? Une quantité énorme de questions se pose confusément à l’apprenti clown qui peuvent apporter doute et incertitude, même aux clowns aguerris. Mais c’est là précisément un des moteurs les plus puissants du jeu de clown. Il traverse des questions existentielles qu’il doit résoudre de manière pratique. Pour cela il a besoin de se construire des outils personnels, qui passent par son corps et par son vécu. Il doit donc faire de son corps un outil qu’il peut mobiliser, non pas pour exprimer des choses sur commande (le beau paradoxe!) mais pour se mettre dans les états émotionnels recherchés, et pour exprimer sans trop de parasitage ce qu’il ressent d’une situation. Plus intéressant encore, dans le jeu du clown, il s’agit pour lui d’être totalement convaincu de son intention (le prétexte au jeu du clown) tout en laissant transparaître toutes les hésitations et doutes quant aux chances de succès, surtout si l’objectif que le clown se fixe est totalement irréaliste. Ce n’est pas le succès qui fait le jeu du clown, c’est plutôt son échec, ainsi que l’espace des possibles qu’il ouvre pour son propre jeu et pour les spectateurs. Il doit donc être à la fois fortement engagé dans ce qu’il ressent (interne), dans ce qu’il exprime (externe) et garder une part de son attention pour observer de « l’extérieur » ce qui se passe et ce qu’il fait. C’est ainsi que je questionne la réflexivité… clownesque. Ce que cette forme de réflexivité peut apporter à d’autres pratiques m’intéresse au plus haut point, pour, vous le devinez, comprendre quelle est la réflexivité qui s’exerce sur le terrain.
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Dialogues de réflexivité
On pourra alors penser qu’analyser en chercheur ce que me fait la réflexivité du clown conduit à une espèce de double réflexivité un peu vertigineuse : la réflexivité du clown en situation d’improvisation doublée de la réflexivité du chercheur qui prend pour terrain la pratique du clown, et qui ont « tous les deux » un regard sur ce qui est en train de se passer et de se vivre. Qu’il s’agisse de la même personne facilite bien sûr les choses. Mais en plus je pense qu’il s’agit en fait de la même réflexivité, en pratique. Le chercheur l’exprimera peut-être avec des mots là où le clown essayera de l’incarner dans son jeu, mais au départ il y a la même compréhension et perception. D’ailleurs le clown peut aussi revenir sur son jeu, analyser et parler de ce qui se joue ou s’est joué, au même titre que le chercheur. Le point est important : cela signifierait qu’il n’y a pas une réflexivité scientifique et une réflexivité « artistique ». Du moins c’est ce que j’expérimente pour l’instant. Si ce point est vrai, alors le travail de la réflexivité en art peut nous aider à explorer la réflexivité sur le terrain, la réflexivité par rapport à la pratique de la recherche… et en particulier peut nous aider à comprendre la place du corps du chercheur sur le terrain. Je laisse ici de côté les questions relatives à la scientificité de la démarche, à la valeur épistémique du propos du chercheur et la valeur de témoignage uniquement du propos du clown. Bien entendu, les choses sont plus complexes que cela. Le chercheur revendique une volonté de faire science, comme le dit Baudoin Jurdant (1999) après Isabelle Stengers, là où le clown n’en a que faire.
La réflexivité dans le jeu du clown, dans le jeu scénique de façon générale, passe par le corps : c’est à travers lui que nous sentons, percevons, faisons percevoir. Le corps introduit un ensemble de médiations qui fait qu’il n’y a jamais de communication transparente d’une intention vers un public. C’est donc le corps le vecteur d’expression premier (si on y ajoute la voix, la parole). Cette place laissée au corps, non pas au sens d’une opposition corps/esprit, mais au sens d’une opacité, d’un non-savoir, d’une place donnée au silence, à l’immobilité, au présent, à la faille, permet de dévoiler une vitalité d’être confrontée au doute, au plaisir, à la jouissance, à l’intimité, et à la mort comme limite fondamentale. Ce jeu du clown, et de l’art de manière plus générale, qui invite l’imaginaire, nous connecte à nos êtres intimes et se situe à l’opposé de tendances de nos sociétés de moins en moins tolérantes à l’arrêt, la faille, l’improvisation, l’intimité, la mort ou la maladie. L’art et le clown sont ici une ressource pour ne pas oublier cette part incarnée des humains.
Ce qui paraît ici essentiel pour la pratique artistique le devient beaucoup moins pour la recherche de terrain. Oui le chercheur a un corps qui véhicule un certain nombre d’intentions et de doutes lorsqu’il interagit, et il peut induire des dispositions, tout comme il peut sentir et percevoir des dispositions corporelles des « acteurs » du terrain. Cependant, ce corps percevant, dans toutes les limites que cela suppose, est rarement pris en compte dans l’écriture du terrain. Autrement dit, le chercheur en tant que sujet de connaissance est rarement vu comme étant également l’être incarné avec ses doutes, ses failles, ses limites, son imaginaire, sa part d’improvisation, et à qui une part, peut-être importante, de ce qui se joue sur le terrain échappe s’il reste pris dans une volonté de maîtrise.
Si le clown fait preuve de réflexivité en se laissant traverser par ses émotions et tout ce qu’il perçoit en situation, s’il est comme un livre ouvert sur scène où les spectateurs peuvent lire ce qui l’anime – ou le paralyse – le chercheur ne fait-il pas également preuve de réflexivité s’il s’ouvre à tout ce qui le dépasse, tout ce qu’il perçoit mais ne comprend pas forcément et qu’il se contente de vivre, de partager, dans une rencontre participante au-delà de l’observation.
En effet, l’enquête de terrain, en anthropologie et ethnologie, est une situation (de communication) où il s’agit non seulement de comprendre ce que vos interlocuteurs vous disent, mais également de vous imprégner d’une situation de vie. C’est ce que l’on appelle l’observation participante, mais qui est aussi souvent une participation observante, et implique donc le chercheur dans son corps, son vécu, son existence. Il y a donc plus que les paroles des autres qui vous aident à comprendre le monde auquel vous vous confrontez et dans lequel vous avez choisi de passer du temps, voire même d’y vivre. C’est donc tout ce que vous percevez, sentez, vivez, qui donne une certaine couleur, une certaine tonalité à votre expérience de terrain, et qui participe de la compréhension de celle-ci. Dans le meilleur des cas, cette expérience sera retraduite dans une écriture (est-ce que l’on peut alors parler d’écriture réflexive?) ou tout du moins pourra permettre au chercheur témoigner d’une expérience en séminaire, colloque, dans les discussions informelles avec ses collègues (d’où l’importance du partage de la parole dans les communautés de recherche…).
Une situation vécue en point aveugle
Pourquoi alors tous ces éléments de perception, qui passent par le corps, et je dirais même par le corps sensible, ne sont pas forcément pris en compte dans la littérature scientifique? Je vois deux raisons à cela. Tout d’abord, parce qu’il semble difficile de donner une place aux affects dans les sciences sociales, et on le comprend aisément : ça n’est pas très scientifique! Le risque de dérive est grand, de prendre par exemple un particularisme ou une valeur personnelle, ou encore une forme de sociabilité particulière comme une réalité objective. Tout cela constitue le b.a.-ba de la méthodologie des sciences sociales. Or en réalité, il ne s’agit pas ici de prendre ses affects pour des faits, même relatifs, mais simplement de rendre compte de ces affects, de les considérer et de savoir les utiliser pour comprendre une situation.
En particulier, la connaissance en anthropologie considère effectivement qu’il n’est pas possible de se passer des affects dans les relations engagées avec ses sujets (Favret-Saada, 2009; Caratini, 2012). Ces affects, s’ils ne motivent pas l’origine de l’enquête – distance minimale nécessaire! – sont parfois ce qui fait avancer le cours de l’enquête et renvoient à une histoire intime ou partagée. La réflexivité dont il est question dans ce texte prend en compte ces affects, mais elle est quelque peu différente, plus ordinaire, plus en lien avec le simple fait de la présence corporelle dans une situation partagée.
En quoi la réflexivité du clown peut nous aider ici? Le clown est à la fois totalement engagé et détaché, ce qui le renvoie au paradoxe du comédien comme en parle Diderot. Mais il est engagé dans le présent, corporellement, et non pas par rapport à un personnage qu’il joue. En fait il joue son personnage de clown qui est là et réagit à une situation. Le clown « est » dans la vie, et a un non-savoir de la vie. Ce non-savoir nous renvoie à l’incapacité du langage à rendre compte de l’expérience humaine dans sa totalité. Ce non-savoir libère en réalité de l’obligation de savoir, de l’asservissement du connaître, comme le pointe Bataille (1970 : 87), puisque l’inconnu et le non-connaissable sont au cœur même du savoir. Le clown nous en montre la voie. Il témoigne d’un savoir, au sens d’une capacité à agir sur le monde, qui n’est pas à proprement parler de l’ordre de l’interprétation, mais de l’ordre de la conscience qu’il a de sa présence.
En un sens le chercheur pourrait gagner en capacité d’analyse et de traduction, de médiation, s’il prenait peut-être davantage en compte ce type de présence : ce que fait sa présence et ce que la présence des autres lui fait. Bien sûr cette réflexivité qui porte sur la présence ne viserait pas dans ce cas une performance artistique, mais une compréhension mutuelle, par un échange qui n’est pas qu’un échange de paroles, mais d’attitudes, et d’incompréhensions aussi. Car on peut partager des incompréhensions, au lieu de chercher à tout comprendre précisément, c’est peut-être là un point aveugle des sciences sociales. Cependant, prendre conscience de la corporéité ne suffit pas à se libérer des biais qu’elle induit : tout reste à faire. En particulier, apparaissent alors toutes les ambiguïtés dans la manière d’apparaître concrètement à l’autre dans la relation sur le terrain, dans les formes de réciprocité attendues ou non, impliquées dans les gestes, les attitudes, les silences.
La seconde raison selon moi de cette faible prise en compte du corps sur le terrain, est liée au fait que ce n’est pas tant le vécu, partiel, partial, du chercheur, même présent pendant un temps significatif sur un terrain qui importe pour la recherche, mais bien les témoignages et descriptions des situations vécues par ceux qu’il étudie. Ce sont davantage les affects des autres qui peuvent être un matériau pour le chercheur que ses propres affects.
Mais là encore, faut-il au moins qu’une certaine empathie puisse se mettre en place sur le terrain de recherche, sinon point de partage de cet ordre. On voit bien ici comment ce qui se joue sur le terrain de l’enquête relève de situations de communication, de situations sociales d’échanges, d’interactions, avec toute leur complexité, et surtout de situations qui nous amènent vers ce que Jacques Rancière appelle le partage du sensible. Ce partage du sensible est une condition politique de la rencontre, de l’échange social, il pose « l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant » (Rancière, 1995 : 53). On le voit, l’enjeu ici est de rendre compte de ce qui passe inaperçu dans la rencontre – de l’ordre de la présence corporelle – non pas pour y poser une interprétation savante, mais pour y faire entendre des savoirs et des non-savoirs incarnés.
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L’expérience de la réflexivité
Le Clown peut nous montrer une voie : comme je l’indiquais au début, je ne cherche pas à faire des parallèles hasardeux, mais j’essaye d’utiliser ce que l’expérience artistique nous apprend des situations qu’elle met en scène, qui sont des situations de communication « authentiques » dans le sens où l’artiste livre quelque chose de son expérience vécue sur le moment. La posture du clown peut être un moyen méthodologique pour aider le chercheur à mieux comprendre ce que d’autres situations ordinaires de communications, comme le vécu sur le terrain de l’enquête, ont d’authentique et mieux les analyser réflexivement. Il nous permet ainsi d’éviter de tomber dans les fausses évidences d’une communication transparente, et les simplifications discursives sur l’altérité et le savoir de l’autre. Au-delà de la relation au terrain et aux enquêtés dans la recherche, c’est là toute la relation entre sciences et sociétés qui est en un sens convoqué ; pour que cette relation non-anodine entre observateur et observé ne se transforme pas en procès de savoirs légitimes et moins légitimes.
Le rapprochement peut sembler osé, mais il me semble que l’on a tout à y gagner s’il s’agit de l’analyser en pratique et pas de faire des rapprochement conceptuels trop rapides. Il s’agit pour moi de voir à travers l’expérience, de façon pragmatique, comment la prise en compte réflexive de la présence sur le terrain, peut aider à analyser et rendre compte de manière peut-être plus complète l’extraordinaire complexité des échanges humains. Le clown en représentation tout comme le chercheur sur le terrain développent des savoirs de la participation, différents mais probablement complémentaires. Cela ne signifie pas que je considère que tous les chercheurs qui mènent des enquêtes de terrain devraient également avoir une pratique du spectacle vivant… Il y a certainement beaucoup de voies possibles. Et si le chercheur suit tant soit peu une voie où il peut expérimenter une certaine conscience réflexive de ce qu’il vit et de ce qu’il exprime, alors on peut dire qu’il est certainement engagé sur son terrain. Car ce qui importe ici est bien d’arriver à produire des interprétations en profondeur, à la fois sur le plan de la compréhension empirique d’une situation et sur le plan de la capacité analytique.
Discussion
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Billet original : Hert, Philippe, 14 février 2012, « Art, Anthropologie et corps : la réflexivité du chercheur… et celle du clown », Espaces réflexifs [carnet de recherche], consulté le 5 mars 2018. http://reflexivites.hypotheses.org/815
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