Conversation, doute et incertitude

Mélodie Faury

Dans la Villa réflexive, les locataires s’expriment par l’écriture et construisent chacun.e une trame de ce que l’idée de réflexivité, notre objet commun proposé, suscite chez eux : inspiration par les miroirs, retours aux auteur.e.s, croisement des regards, dialogues ou articulations de voix, boucle vers l’extérieur ou sur soi-même, ré-interrogation des évidences, etc.

Ce qui se trame

Les approches développées s’ancrent souvent dans l’expérience personnelle ou collective d’une pratique de recherche ou d’enseignement, à partir de laquelle les unes et les autres initient un mouvement réflexif, par l’écriture, et par le fait même d’écrire, donc, pour partager en ligne une réflexion sur cette expérience-même. A ces dynamiques, s’articulent des démarches plus conceptuelles sur la notion de réflexivité, souvent lorsque les travaux de recherche des chercheur.se.s de la « #Villa[1] » avaient déjà croisé plus directement cette question. La dynamique réflexive, si elle peut être porteuse, stimulante et générer des questionnements infinis – du méta-, au méta du méta – nous met aussi, individuellement face à ce que l’on n’arrive pas à questionner, à dire, face à ces fameux points aveugles que nous avons tous, sans nécessairement les partager. Ce qui ne m’apparaît pas, à moi-même, peut en effet parfois sauter aux yeux, de l’autre.

Des échanges roboratifs, acceptant le doute et l’imprévu

Donner de la place, à des échanges qui composent notre pratique, qui la motivent, qui l’entraînent, mais qui ne laissent habituellement pas de traces : c’est ce que fait à sa manière le numérique, nous proposant de nouvelles formes d’écriture et d’espaces d’échanges. Donner de la place à l’ordinaire et à l’infra-ordinaire de la recherche (Lefevbre, 2013).

Vais-je réussir à écrire? Que vais-je écrire? Que fais-je en écrivant? Que fais-je ici finalement? A qui est-ce que je m’adresse? A moi-même? Aux locataires précédents et à venir? A tous les autres que je ne connais pas? Qu’ai-je envie de dire? En un mois? Aurais-je le temps ce mois-ci? Suis-je lu? Pourquoi moi? Serais-je à la hauteur?

Ce qui me paraît intéressant dans la réflexivité par l’écriture qui se développe dans certains carnets de recherche et blogs de chercheur.se.s, c’est en particulier ce rapport au doute, constructif et non destructeur. Il ne rend certes pas les choses faciles. Et cela ne signifie pas pour autant que l’on tombe dans des questions existentielles. Le rapport au doute et à l’incertitude construit un rapport à la science, dans la recherche ou l’enseignement, qui n’impose pas des faits mais questionne toujours, qui n’estime pas détenir la vérité mais cherche toujours à tendre plus vers elle, à la contextualiser, à partir d’une posture, d’un lieu d’où l’on parle, dans l’esprit des savoirs situés et de l’épistémologie du point de vue ou standpoint epistemology (Donna Haraway, 1988 ; Sandra Harding, 1993). Des doutes et des incertitudes qui permettent d’entrer en relation avec l’autre, de s’ouvrir à l’autre, à sa manière de penser, qui permet le décloisonnement, l’interdisciplinaire, sans ce placer soi-même sur un piédestal d’évidences. J’aime et je reconnais un rapport au savoir qui laisse la place à ce que nous ne savons pas tout autant qu’à ce que l’on peut savoir par la dynamique de la recherche, et rendant compte de la manière dont on sait.

En tout cas, une chose est sûre : pour ouvrir la voie de la réflexivité, il faut d’abord accepter la question qui est posée par l’autre. Si vous estimez que la question ne se pose pas (pourquoi? est-ce si dérangeant d’avoir à remettre en question ses certitudes?) ou qu’elle devrait être posée sous une autre forme […], vous pouvez être certain que vous rendez impossible tout démarche réflexive de l’auteur du billet à partir de votre commentaire. Et vous obtiendrez l’effet inverse de celui qui était souhaité : en ne lui donnant pas les moyens de remettre en question ses idées, vous ne lui permettez pas de prendre en considération les vôtres, et donc… vous ne serez de fait pas reconnu comme interlocuteur! En d’autres termes, pour qu’il y ait réflexivité, il faut que les conditions d’un dialogue soient réunies; et pour qu’elles soient réunies, il faut déjà accepter de se placer sur un terrain interrogatif commun (Julie Henry, 2012).

La responsable du programme de réinsertion me rappelle quelques jours plus tard et m’explique que si elle veut m’engager, c’est justement parce que j’ai ces doutes (Raphaële Bertho, 2012).

C’est ce que j’ai retrouvé dans les écrits des habitant.e.s réflexif.ve.s : le doute globalement (à l’échelle du mois) plus moteur que médusant, ancrage d’une forme d’intérêt pour l’autre et ce qu’il peut nous apporter, y compris en nous déstabilisant, dans une critique constructive, qui revient à interroger ensemble la perspective que l’on s’est construit, non pas pour en dévaloriser les fondements mais pour les expliciter, les identifier, les partager mieux.

En tant que chercheur.e.s notamment, nous savons bien toute la diversité des pratiques de communication qui composent notre métier : présentation des travaux, conférences, discussions informelles, interpersonnelles ou collectives, au détour d’un couloir, autour d’un café, etc. C’est ce qui se passe aussi dans la Villa réflexive, dans ses différentes pièces (Paveau, 2012).

Habiter un lieu collectif numérique et partager les traces de nos conversations scientifiques

Figure 2 : L’espace du blogging scientifiques, par Marin Dacos (27 octobre 2013)

Entre conversation et conférence, entre échange, partage et exposition, la Villa réflexive, comme tous les carnets de recherche ou les blogs de science, offre la possibilité d’une écriture proche de l’oral, en cela qu’elle réintègre le sujet parlant, le « je » (Jurdant, 2006). Elle nous fait ainsi explorer de stimulantes épistémologies et éthiques, ancrées dans le désir et le care, des formes d’écriture intégrant l’autre[2] et de nouvelles formes d’échanges scientifiques tracés et ouverts. Écrire dans un carnet de recherche crée une écriture collective, aussitôt inter-reliée :

La relationalité est un des traits structuraux des discours numériques natifs, en particulier sur le web. Tout discours produit dans un environnement numérique connecté s’inscrit en effet dans une relation matérielle […] (Paveau, 2017, 285).

Cette métaphore de la Villa exprime en quelque sorte un idéal de la conversation scientifique en ligne (Dacos et Mounier, 2010). Le carnet collectif remplit dès lors un besoin, une nécessité d’échange sur un mode différent du mainstream academic. Les auteur.es et lecteur.rice.s choisissent de rompre avec une posture objectivante et évaluatrice sur ce que l’on partage (la finalité – en tant qu’acteur de l’élaboration collective du savoir) en le publiant (le moyen pour y arriver). Pour que le partage d’une réflexion reste au centre des échanges et de la relation inter-personnelle. Il ne s’agit pas de publier pour être visible ou évalué ou qualifié ou promu (plusieurs autres finalités possibles – en tant qu’acteurs professionnels contraints par les conditions d’exercice de leur métier).

À la Villa, règne la plus totale indiscipline : les locataires n’ont aucune sagesse scientifique mais passent leur temps à aller voir ailleurs s’ils y sont. C’est ingérable. […] Comme le dit Michael Lynch (Marie-Anne Paveau, 12 mars 2012), la réflexivité est ubiquitaire, elle sort des cadres binaires subjectif/objectif, empirique/méta ou conscient/non conscient. Elle est plutôt de l’ordre du continuum : les gens disent ce qu’ils font, racontent comment ils vivent, décrivent leurs façons de faire. C’est peut-être en cela, que, profondément, la réflexivité est une indisciplinarité. La villa a été en 2012 le rendez-vous des effaceurs de limites et des franchisseurs de frontières. Et j’espère bien qu’en 2013, ce sera pire! (Marie-Anne Paveau, 2012).

Elle est une allégorie – presqu’une ode – numérique de nos pratiques de chercheur.e.s. Nous ne construisons que par le dialogue, avec les travaux, les idées, les amorces et les œuvres de nos prédécesseur.e.s et de nos contemporain.e.s. Dès lors, l’écriture hyper-reliée fait sens dans un espace collectif comme celui-ci. Dès lors l’ouverture, l’open access mais aussi l’ouverture à d’autres lecteurs que nos pairs (Mayeur, 2017 ; Mayeur, 2018) fait partie du sens même de notre engagement.

L’écriture du carnet assume et revendique donc un point de vue subjectif, voire une certaine littérarité, par opposition à des écrits scientifiques perçus comme plus arides. […] la liberté ressentie par les scripteurs s’explique aussi par le sentiment de ne pas avoir d’obligation de résultat. Les impératifs d’argumentation ou de preuve ne sont plus la mesure unique du savoir et la pensée est ainsi libérée d’une forme perçue parfois comme un carcan à sa propre expression (Deseilligny, 2013).

[…] le concept de communication scientifique directe, tel qu’on l’a vu défini par Beaudry et qui concerne notamment les écrits de blogs, ne rend pas compte de la médiation des écrits de la recherche par un dispositif qui n’est en réalité pas neutre, mais porteur d’un projet éditorial que sous-tend un projet scientifique (Mayeur, 2017).

La particularité de l’invitation à écrire dans un carnet de recherche comme les Espaces réflexifs est multiple : elle s’associe de l’identification d’un lieu préexistant à l’entrée du locataire, défini par un projet collectif de départ, à la matérialité de billets écrits au cours des mois précédents, mais par l’absence d’une « ligne éditoriale » dans laquelle se fondre, ni d’une précision exhaustive sur le fonctionnement de l’espace numérique d’accueil. Elle invite aussi à assumer la parole située, pour qu’elle puisse se développer réflexivement, à assumer le « je » dans la recherche.

Alors en effet, pendant ce temps-là nous ne sommes pas en train de publier « rentable »[3], ni de rentrer dans les cadres d’évaluation existants de nos pratiques de chercheurs, en tant que chercheurs d’abord « publiant »[4] et maintenant « produisant »[5], selon les critères de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), quoi que… mais nous maintenons autant que possible l’engagement puisque cela fait sens du fait des liens de pensée qui naissent et du fait de toutes ces réflexions, de ces idées qui émergent.

L’écriture de carnet, dans l’approche de ces carnetiers, renvoie à ce qui est en cours, non figé, à un espace de respiration et de réflexivité inédit; elle ne cherche pas à sceller ou à définir de manière unilatérale, elle propose une réflexion en marche. Par là, elle s’inscrit dans ces « écritures intermédiaires » (Achard, 1994) qui font la science avant d’être publiées via les canaux traditionnels de validation par les pairs (Deseilligny, 2013).

Figure 3 : exemple de conversation au sujet des Espaces réflexifs sur Twitter – tweets de Marie-Anne Paveau, le 3 décembre 2012

Non seulement les carnets de recherche sont des lieux où l’on partage des idées, à différents niveaux d’élaboration, sous différentes formes, mais ils peuvent être en eux-mêmes des lieux de pensée, et d’élaboration située d’idées. Le lieu du carnet n’est alors plus réduit à une communication de type outreach ou diffusion des savoirs, mais devient un réel espace d’écriture et/ou de conversation où les idées de recherche s’élaborent in situ, et de manière non déconnectée avec l’activité de recherche IRL (In Real Life).

Mais le statut du billet de blog est encore incertain dans nos pratiques normées de recherche. La forme billet en tant que tel ne dit rien de sa nature. Ce peut être une citation, une rapide réflexion ou déjà presque un article. Dans les Espaces réflexifs, les habitant.e.s font attention aux liens avec d’autres propos que les leurs (sources, citations, liens hypertextes) et à la construction d’un projet éditorial à l’échelle du mois de location[6]. Le lieu Villa réflexive reste propice à l’improvisation et à la sérendipité (Catellin et Laurent, 2013). C’est aussi je crois ce que les habitant.e.s viennent y chercher : « […] l’écriture du carnet se pose peu ou prou contre l’écriture normée circulant dans les espaces institutionnels et légitimés; elle cherche à affirmer sa liberté, à proposer une réflexion et une énonciation subjective inscrites dans un temps t. » (Deseilligny, 2013).[7]

A posteriori donc, les habitant.e.s, après avoir partagé généreusement et publiquement des réflexions non aboutis et acceptant le risque de se livrer dans un exercice de pensée, non assuré d’un résultat, reviennent parfois à une logique de publication[8]. Ainsi, certain.e.s auteur.e.s publient ensuite, des articles ou des livres, à partir des billets des Espaces réflexifs[9]ou plus généralement de leurs carnets de recherche ou blogs, positionnant l’écriture de billets dans un continuum d’écritures infra-ordinaires et intermédiaires (Latour et Woolgar, 1979 ; Perec, 1989 ; Achard, 1994 ; Lefebvre, 2013) pouvant mener, dans un second temps, à une publication plus classique (article, ouvrage, etc.), au sens plus légitimé du terme. Nous expérimentons en 2018 une démarche nouvelle intégrant l’idée même d’une publication numérique, sous forme de livre numérique en open access, en amont de l’écriture dans le carnet collectif Les Espaces réflexifs[10]. Cela influencera-t-il l’écriture des habitant.e.s ? Sera-t-elle différente ? Plus contrainte et normée[11]? Ou au contraire la liberté de l’écriture que nous expérimentons inspirera-t-elle jusqu’à de nouvelles formes de livres – l’une de nos publications les plus légitimes en tant que chercheur.e.s en sciences humaines et sociales? Car c’est bien à mon sens cette absence immédiate de l’évaluation et cette affirmation de la subjectivité (assumant le « je » dans l’écriture) qui libère l’écriture dans les Espaces réflexifs et lui donne sa valeur. Cette liberté est source de réflexivité et d’expérimentations épistémologiques.

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Crédit photographique : weaving par The ABB, 2016, licence CC-BY


  1. Désignation utilisée sur Twitter, ainsi que « #Villareflexive ».
  2. Ce qui pose dans l’écriture des problèmes qui sont traités par les auteur.e.s de textes de vulgarisation scientifique, et notamment : à qui s’adresse-t-on ? Question qui est déjà source de réflexivité. Voir Faury Mélodie (7 août 2012).
  3. A posteriori, les habitant.e.s des Espaces réflexifs reprennent leur activité de recherche et retrouvent les enjeux de la publication. Ils ont déjà publié dans la villa, nous y avons développé des « bonnes » pratiques de citations. Par exemple, nous faisons figurer la mention « pour citer un billet » en bas, et nous mettons en place des bibliographies-billets. Exemple pour 2012.
  4. Critères d’évaluation 2007 de l’AERES.
  5. Critères d’évaluation 2012 de l’AERES.
  6. Ce projet n’est pas toujours tenu mais qui permet à l’auteur.e de structurer et de se projeter de billet en billet.
  7. Je remercie Oriane Deseilligny que je cite de plusieurs fois dans cet article, d’avoir si bien perçu, en tant que lectrice et chercheuse, l’élan et la respiration de l’expérience d’écriture des Espaces réflexifs.
  8. Louise Merzeau différencie la logique de publication et la logique de partage, qui peuvent se développer dans différents environnements, dont les environnements numériques Voir en particulier son intervention à l’occasion des 10 ans des archives ouvertes HAL. Dans les Espaces réflexifs, la logique de partage est première et majoritaire.
  9. C’est le cas par exemple d’Alexandre Klein, d’Anne Verjus, Noémie Marignier ou encore de Philippe Hert.
  10. « Non-appel à communication – Prendre la parole en 2018 dans la Villa réflexive » (25 octobre 2017).
  11. Je perçois le risque de la reprise d’ascendance d’une logique de publication sur la logique de partage (Merzeau, 2015 op. cit.) : si l’on oriente l’écriture des billets vers la construction d’un article, on pressent que l’écriture sera moins libre puisqu’elle sera déjà pensée comme devant convenir aux normes de l’article qui sera soumis pour publication. Peut-être l’écriture sera-t-elle alors moins ouverte à la conversation scientifique, comme peut l’être l’écriture du blogging, proche de l’oral (voir schéma précédent de Marin Dacos) en tant qu’écriture pouvant intégrer le sujet parlant et tenant compte du potentiel lecteur, en tant que textes de vulgarisation (voir les travaux d’Ingrid Mayeur).

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