Module 4 : Choisir une posture éthique et une approche théorique

15 Intégrer des savoirs locaux non scientifiques des femmes et des hommes dans la recherche (éviter les injustices épistémiques)

Isabel Heck et Baptiste Godrie

Présentation du thème, de l’autrice et de l’auteur du chapitre

Les savoirs « locaux » furent et sont encore aujourd’hui opposés aux savoirs « scientifiques », et ils sont globalement considérés comme inférieurs dans les milieux scientifiques. Différents courants de pensée ont néanmoins accordé, au fil du temps, une place à ces savoirs dans les recherches. Ils peuvent viser un objectif de connaissance en soi, s’inscrire dans une perspective d’émancipation par rapport aux savoirs dominants, ou encore mettre de l’avant la pertinence et l’efficacité des savoirs locaux.

Isabel Heck (Ph.D. en anthropologie) est chercheuse à Parole d’excluEs et professeure associée à l’Université du Québec à Montréal (Canada). Elle s’intéresse aux dynamiques et défis du changement social, et plus particulièrement aux processus pour réduire les inégalités sociales. Depuis quelques années, elle développe des méthodes et modèles de recherche-action pour co-construire des connaissances entre personnes en situation d’exclusion sociale et de pauvreté, professionnel-le-s et chercheurs et chercheuses, et qui favorisent une plus grande imbrication de la recherche et de l’action. Les résultats de ses recherches sont diffusés autant dans les milieux de pratique que dans les milieux scientifiques. Isabel Heck codirige l’Incubateur universitaire de Parole d’excluEs et collabore étroitement avec le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) et le Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales et les discriminations (CREMIS).

Baptiste Godrie est sociologue, professeur adjoint à l’École de travail social de l’Université de Sherbrooke et directeur scientifique de l’Institut Universitaire de première ligne en santé et services sociaux du CIUSSS de l’Estrie-CHUS. Il co-dirige le groupe de travail 21 Diversité des savoirs de l’Association internationale des sociologues de langue française et est vice-président de l’Association science et bien commun.

Qu’englobent les savoirs locaux?

Les savoirs locaux sont apparentés, et parfois utilisés comme interchangeables, à d’autres notions, telles que les savoirs traditionnels, autochtones, alternatifs, citoyens, pratiques, endogènes, émiques, vernaculaires ou populaires.

Une grande diversité de savoirs est regroupée sous le terme « savoirs locaux ». Les savoirs locaux désignent généralement tout ce qui n’appartient pas à la tradition scientifique occidentale, souvent comprise comme universelle, et qui s’est largement imposée comme la norme. Quand on parle de savoirs locaux, il peut s’agir autant de savoirs liés à des pratiques ancestrales (telles des pratiques liées au bien-être ou à l’utilisation de ressources naturelles), qu’à des savoirs contemporains, mais non dominants à l’échelle globale. Ces savoirs, partagés par des collectivités, portent autant sur la compréhension de l’univers que sur des éléments qui le composent (ex : cosmologie, la classification des plantes, l’organisation sociale). Ils peuvent aussi se référer à l’expérience vécue ou à la mémoire collective d’un groupe par rapport à des situations données (par exemple, la migration ou un rapport d’oppression), et qui ne sont pas intégrées et entendues dans les récits historiques dominants.

Il y a donc une multiplicité de formes de savoirs locaux. On souligne souvent le caractère situé et local de ces savoirs. Bien que des savoirs traditionnels se transmettent de génération en génération, ceux-ci peuvent évoluer à travers le temps (Rondeau, 2016). Des auteurs et autrices mettent de l’avant le caractère fluide et changeant du savoir traditionnel, ce qui tend à le rapprocher du scientifique.

On retient souvent par le nom de « science », la science telle qu’elle s’est développée en Occident à partir de la Renaissance, soit à partir de la fin XVe siècle. La science devient alors étroitement associée à la dimension technique (et appliquée dans un contexte d’essor, puis de consolidation du capitalisme et du colonialisme) et aux mathématiques (on parle de portée universelle de la science qui énonce des lois de la nature et du fonctionnement des sociétés et de la capacité de faire des démonstrations claires du raisonnement). Cette définition de ce qu’est la science a eu pour effet d’invisibiliser d’autres façons de penser et d’autres pratiques ne répondant pas à ces critères, incluant des traditions savantes minoritaires. Pensons par exemple à la médecine chinoise ou à l’ayurveda, toutes les deux vues comme des médecines « alternatives » en Occident.

Pourquoi considérer l’intégration des savoirs locaux dans les recherches?

Nous pouvons distinguer trois motivations principales pour intégrer les savoirs dits non scientifiques dans les recherches. Ces motivations peuvent se cumuler et ne sont pas mutuellement exclusives.

Schéma 1 : Motivations principales pour l’intégration des savoirs locaux
Connaissance de l’expérience et de la diversité humaine

Certain-e-s chercheurs et chercheuses intègrent des savoirs locaux dans les recherches avant tout pour élargir notre connaissance de l’expérience humaine, comprendre comment des femmes et des hommes de différentes cultures classent, vivent et perçoivent le monde. À cet objectif peut s’ajouter également une volonté de préserver des traces de traditions et pratiques qui sont en train de disparaitre ou de subir des transformations profondes.

On pense ici beaucoup aux travaux d’anthropologues qui, à travers des études de terrain, passaient de longues périodes en dehors de leur univers culturel afin d’y étudier et de vivre la culture de l’Autre, selon le point de vue de ses habitant-e-s. Franz Boas (1858-1942), le père de l’anthropologie américaine, affirme qu’il n’y pas de culture plus avancée ou plus complexe qu’une autre et que chaque culture est un système en soi. C’est le début d’un mouvement de reconnaissance, marqué par le fait qu’on cherche à comprendre des cultures non occidentales de l’intérieur, avec leurs propres grilles d’analyses et de valeurs. Cette approche qui met de l’avant des systèmes de voir, de comprendre et de classer le monde « de l’intérieur », du point de vue des acteurs sociaux et actrices sociales, et des populations locales, plutôt que selon une perspective « universelle », ancrée dans la pensée occidentale, fut un pas considérable vers une reconnaissance de différents types de savoirs. Des champs d’études entiers, comme l’ethnoscience ou l’ethnobotanique, se sont développés pour mettre de l’avant des systèmes « alternatifs » de classement et de compréhension du monde qui nous entoure. Des répertoires de connaissances à l’échelle mondiale, comme le programme LINKS (Local and Indigenous Knowledge Systems) de l’UNESCO, contribuent fortement à la reconnaissance de ces savoirs locaux.

Dans le courant postmoderne, des chercheurs et chercheuses déconstruisent des idées et acquis du  monde occidental et de la science pour l’étudier comme un système construit et situé dans le temps et l’espace.

Émancipation et équilibre des pouvoirs

L’intérêt pour les dimensions de pouvoir dans la production des connaissances s’est développé fortement avec l’émergence d’études postcoloniales. Ce courant met l’accent sur l’importance de préserver et de faire entendre les savoirs locaux, dans un contexte où ils ont été opprimés par le colonialisme, le capitalisme et le patriarcat. Le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos parle d’épistémicide pour décrire l’effacement des savoirs locaux par des modes de production et des idéologies dominantes (2016). Cela a notamment été le cas dans la période coloniale durant laquelle, par exemple, les puissances coloniales ont imposé leurs propres systèmes d’enseignement nationaux aux peuples colonisés au détriment des langues, traditions, spiritualités et savoir-faire locaux.

Dans ce contexte, l’identification des savoirs locaux, les stratégies des groupes sociaux ou des institutions, notamment dans les pays du Sud, pour contribuer à leur préservation et leur diffusion, sont vues comme autant de pratiques de résistance à l’hégémonie de certains savoirs et modes de pensée.

La pertinence et l’efficacité des savoirs locaux

Dans les dernières décennies, les savoirs locaux ont gagné de la reconnaissance dans le champ du développement international qui vise à améliorer les conditions de vie dans les pays du Sud. Des courants fortement critiques de l’approche dominante du développement international ont plaidé pour l’intégration des porteurs et porteuses de savoirs locaux dans les projets de développement, pour que ceux-ci aient du sens pour les populations concernées et puissent être appropriés par celles-ci (Escobar, 1995). Les savoirs locaux sont aujourd’hui vus comme efficaces pour répondre à des enjeux locaux, tels que la préservation ou la gestion de ressources naturelles (Nugroho et al., 2018; Kolawolem, 2015). Néanmoins, la place que les savoirs locaux ont pris dans les projets de développement, leur « utilité » pour réussir des projets, font craindre plusieurs auteurs et autrices que les savoirs locaux qui ne s’avèrent pas aussi utiles seront discriminés et écartés (Agrawal, 2002; Rondeau, 2016). D’autres auteurs et autrices soulignent que l’intérêt serait surtout porté vers les savoirs pratiques, sans tenir compte des contextes socioculturels dans lesquels ils s’inscrivent (Briggs, 2005).

Les savoirs locaux sont aussi mis de l’avant dans un contexte de crise écologique et de crise politique du capitalisme. Les courants altermondialistes soulignent que les solutions aux crises qui secouent nos sociétés se trouvent en dehors du système qui les a produites comme en témoigne le slogan : « changeons le système, pas le climat ». Les rapports à la nature des peuples autochtones, par exemple, dans la philosophie du buen vivir, et les savoirs locaux de préservation de l’environnement sur lesquels ils reposent sont à cet égard vus comme des alternatives à un mode de vie destructeur des écosystèmes (Solon, 2018; Pozzebon, 2015; Fatheuer, 2011).

Postures et méthodes

Comment procéder, comment se positionner pour intégrer les savoirs locaux dans nos recherches? Pour intégrer les savoirs locaux, il importe d’être avant tout à l’écoute des personnes concernées, ce qui veut dire, à l’image des anthropologues qui essaient de mettre entre parenthèses leurs propres visions et valeurs, de nous imprégner et tenter de comprendre de l’intérieur le phénomène qu’on souhaite étudier, pour laisser de la place à l’émergence d’autres savoirs.

Quelle place souhaitons-nous conférer aux savoirs locaux, et, par conséquent, aux femmes et aux hommes qui portent ces savoirs? Intégrer les savoirs locaux n’est pas une vertu en soi, et n’implique pas toujours un partage de pouvoirs ou même une valorisation. Des courants évolutionnistes s’en servaient pour élever les civilisations européennes au-dessus des autres. Il peut y avoir instrumentalisation lorsqu’une consultation de population locale est utilisée pour légitimer un projet, sans que les savoirs locaux influent vraiment sur les décisions. Dans d’autres cas, les porteurs et porteuses de savoirs locaux sont reconnu-e-s en tant que véritables partenaires ou co-chercheurs et co-chercheuses qui participent à toutes les étapes d’un processus de recherche.

Cherchons-nous une reconnaissance large d’un savoir local dans le monde scientifique? Ou est-ce plutôt la volonté d’arriver à un plus grand équilibre de pouvoir entre les savoirs locaux et les savoirs scientifiques? Voulons-nous mettre de l’avant d’autres épistémologies dans une perspective d’émancipation du Sud? Est-ce pour influencer positivement des politiques publiques ou des agences de développement? La réponse à ces questions permettra d’orienter votre posture de chercheur et chercheuse, et la place que vous souhaitez accorder dans vos recherches aux savoirs locaux et à ceux et celles qui les portent[1].

Conclusion

Nous avons présenté quelques courants qui intègrent les savoirs locaux dans les recherches. Nous avons posé quelques questions qui nuancent l’opposition forte entre les deux grandes catégories de savoirs, ceux locaux et ceux dits scientifiques.

Intégrer les savoirs locaux dans nos recherches revient souvent à leur systématisation dans un langage et un format correspondant aux standards scientifiques. Cela implique une mise en forme, une mise en récit, où l’on s’ajuste aux normes discursives d’une discipline, tout en y intégrant un « contenu » nouveau. Il s’agit du levier probablement le plus exploité des chercheurs et chercheuses pour une plus grande reconnaissance des savoirs locaux, et pour contribuer à réduire les injustices épistémiques. Nous sommes, là encore, dans une approche où l’expression des savoirs locaux s’ajuste et se formate pour être reconnue dans le monde scientifique. Pourrions-nous aller plus loin et penser à une émancipation plus forte des personnes porteuses de savoirs locaux?

Bibliographie commentée

Agrawal, A. (2002). Indigenous knowledge and the politics of classification. International Social Science Journal, 54(173), 287-293. https://doi.org/10.1111/1468-2451.00382

Un texte qui discute, de façon critique, spécifiquement des bases de données de savoirs autochtones, orientés vers leur mobilisation pour des projets de développement

Briggs, J. (2005). The use of indigenous knowledge in development: problems and challenges. Progress in Development Studies, 5(2), 99-114. https://doi.org/10.1191/1464993405ps105oa

de Sousa Santos, B. (2016). Epistemologies of the South. Routledge. http://unescochair-cbrsr.org/pdf/resource/Epistemologies_of_the_South.pdf. 

Le texte présente notamment le concept d’épistémicide et sa vision de l’écologie des savoirs.

Escobar, A. (1995). Encountering Development. The Making and Unmaking of the Third World. Princeton University Press.

Nugroho, K., Carden, F. et Antlov, H. (2018). Local knowledge matters. Power, context and policy making in Indonesia. Bristol University Press, Policy Press. https://www.jstor.org/stable/j.ctv3hvc26.6

 Un ouvrage qui traite de l’importance de l’intégration de savoirs locaux pour développer des politiques publiques, basé sur dix études de cas en Indonésie.

Rondeau, D. (2016). La place des savoirs locaux (endogènes) dans la cité globale. Dans F. Piron, S. Regulus et M. S. Dibounje Madiba (dir.) Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Éditions science et bien commun. https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1/

Proposant une catégorisation quelque peu différente des arguments qui justifieraient la préservation de savoir locaux (l’argument patrimonial, l’argument de l’utilité, l’argument éthique, l’argument épistémologique), Rondeau postule en faveur de « l’argument épistémologique », qui veut que « toute connaissance importe en soi », et qu’elle n’a pas besoin d’être utile pour être préservée ou mise en valeur »

Roué, M. (2012). Histoire et épistémologie des savoirs locaux et autochtones », Revue d’ethnoécologie, (1), 1-17. https://doi.org/10.4000/ethnoecologie.813

Pour un aperçu historique de l’intégration des savoirs locaux et autochtones et une discussion de la terminologie.

Références complémentaires

Fatheuer, T. (2011). A brief introduction to Latin America’s new concepts for the good life and the rights of nature. Heinrich Böll Stiftung. https://www.boell.de/sites/default/files/endf_buen_vivir_engl.pdf

Kalinowski, M. (1992). La science chinoise est-elle inférieure à la science occidentale? Perspectives chinoises, (5-6), 39-43. https://doi.org/10.3406/perch.1992.1538

Pozzebon, M. (2015). Buen vivir : une brève introduction aux concepts Latino-Américains de post-développement [vidéo]. Youtube. https://www.youtube.com/watch?v=G9EblscO4eQ

Solon, P. (2018). Buen vivir : Nouveaux paradigmes, nouveaux défis. Plateforme altermondialiste. http://alter.quebec/buen-vivir-nouveaux-paradigmes-nouveaux-defis/


  1. Voir aussi le chapitre sur la recherche-action participative à ce sujet.

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