Module 6 : Construire une problématique de recherche et l’utiliser

25 Analyse critique d’un article et d’un débat

Sivane Hirsch

Présentation du thème et de l’autrice du chapitre

Sivane Hirsch est professeure titulaire au département des sciences de l’Éducation de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Elle s’intéresse à la prise en compte de la diversité ethnoculturelle et religieuse à l’école, dans les pratiques du personnel enseignant et dans la formation initiale et continue à cet égard. Ses recherches actuelles portent sur le traitement des thèmes sensibles dans les programmes d’Histoire et d’Éthique et culture religieuse, sur l’enseignement des génocides et sur les enjeux d’éducation au sein des communautés minoritaires, comme les hassidim de Montréal. En plus de nombreux articles sur ces questions, elle a publié les livres Judaïsme et éducation : enjeux et défis pédagogiques (PUL, 2016), Le programme Éthique et culture religieuse : impasses et avenir (PUL, 2020) et Des approches novatrices pour enseigner des objets complexes en interdisciplinarité (Sciences et bien commun, 2020).

Lire est une activité contextuelle. En lisant, notre identité tout entière et toutes les expériences qui la composent sont mises à contribution afin d’assurer notre compréhension du texte et de nous permettre d’apprendre de notre lecture. C’est ainsi que nous donnons sens à la lecture. Une femme ne lit pas comme un homme; un jeune ne lit pas comme une aînée; une professeure ne lit pas comme un étudiant.

L’écriture est aussi une activité contextuelle qui est déterminée non seulement par l’identité de l’auteur ou de l’autrice, mais aussi par l’intention du texte, son public cible, le contexte social et politique dans lequel il est écrit. Or, l’écriture académique est trop souvent considérée comme objective. Très souvent, elle se donne l’objectif (l’intention) de l’être. S’il est de plus en plus reconnu aujourd’hui que cette objectivité n’est pas réellement atteignable et qu’il s’agit au mieux d’une quête infinie pour l’atteindre, elle est toujours perçue comme un idéal[1].

Ainsi, que ce soit en sciences de la nature et de la santé ou en sciences humaines et sociales, différents outils et procédés sont mis en œuvre afin de soutenir cet effort constant d’afficher une objectivité dans les enquêtes, dans les analyses des données et enfin dans les écrits décrivant les résultats. Plusieurs stratégies sont généralement mises de l’avant, comme la triangulation des données de l’enquête, en utilisant diverses sources d’information ou l’appel à des statistiques dont l’usage est justifié par des procédés mathématiques divers[2].

D’autres procédés concernent plus spécifiquement l’écriture. Une des stratégies adoptées souvent en français consiste à utiliser le « nous » inclusif qui, tout en faisant place à la personne qui écrit, la place dans un contexte historique et social. Le « nous » se veut reconnaissant d’une communauté qui dépasse la personne qui parle, en la rappelant qu’un texte académique n’est pas la place à exprimer ses propres idées. Certain-e-s considèrent que ce « nous » n’est pas assez objectif : ils et elles proposent donc d’éliminer toute trace de la personne en mettant comme sujet l’analyse qui se fait, le portrait qui se dessine, la problématique qui se construit. L’illusion de l’objectivité est ainsi renforcée par le texte. En faisant disparaitre l’auteur ou l’autrice du texte, on peut croire plus facilement à l’objectivité supposée de l’enquête qu’il ou elle décrit.

Je m’arrête sur cette posture d’objectivité adoptée dans de nombreux textes académiques pour deux raisons principales. La première est qu’elle n’est pas évidente à nommer, car ceux et celles qui l’adoptent la considèrent souvent comme une condition même à la recherche. Et parce que les publications académiques dépendent de la reconnaissance des pairs (par la révision des articles, par l’invitation à participer à des collectifs, etc.), le besoin de répondre aux attentes devient essentiel. Si désormais différentes postures trouvent leur place dans diverses publications, le prestige de certaines revues ou de certaines « écoles » donne encore une aura à des approches qui semblent être plus « légitimes ». Or, et c’est la deuxième raison pour laquelle je m’arrête sur la posture, cette posture reste un choix, qui doit donc être considérée comme un exemple parmi d’autres de choix théoriques, méthodologiques, linguistiques, etc. qui, plus ou moins annoncés ouvertement, influencent les textes académiques que nous lisons.

C’est à partir de cet exemple, donc, que je propose ici une démarche d’analyse critique en trois étapes qui doit guider la lecture de tout nouveau texte.

Contextualiser

Avant même d’entreprendre la lecture, il faut s’intéresser à la personne qui a écrit le texte et à son rôle professionnel (est-elle aux études, en recherche, en enseignement?), ainsi qu’au type de la publication (revue, livre collectif, monographie) et le lieu et la date de publication. En effet, différents contextes sociopolitiques, historiques et économiques sont à prendre en considération. Le rapport à la religion dans différents pays est un exemple particulièrement frappant, car il change radicalement entre les pays même lorsqu’ils sont situés dans une seule région géographique. Par exemple, le terme « laïcité » ne sera pas traité de la même manière en France, en Belgique et en Suisse, qui sont des pays voisins, mais dont l’histoire se traduit différemment dans le rapport avec la religion. Ce traitement serait encore plus différent dans d’autres contextes politiques – tout aussi francophones – comme Haïti ou le Sénégal où la majorité de citoyen-ne-s est davantage pratiquante et la religion d’héritage n’est pas le christianisme. Le contexte est aussi temporel : le débat autour de la Laïcité au Québec a commencé dans les années 2000, mais c’est en 2019 que la « Loi sur la laïcité de l’État » (la Loi 21) est adoptée par le gouvernement provincial, malgré des critiques bien appuyées (Celis et al., 2020).

Comprendre la posture de recherche

Que ce soit par la méthodologie utilisée pour la collecte des données ou par le cadre théorique articulé pour leur analyse, les choix faits dans un projet déterminent aussi la présentation des résultats et les conclusions que l’étude peut proposer. Ces aspects doivent être clairement énoncés dans l’introduction du texte, tout comme les objectifs poursuivis dans la publication. Si ce n’est pas le cas, c’est que la posture adoptée – souvent considérée comme la seule valable – est sous-entendue. Elle n’est pas moins importante, néanmoins, dans la démarche : elle devient une « prémisse » ou même un « préjugé » sur les données et leur validité.

Prendre une distance critique

Il ne suffit pas de prendre acte de la posture épistémologique et méthodologique de l’auteur ou l’autrice d’un article. Les lecteurs et les lectrices doivent aussi prendre leur distance critique avec les enjeux présentés dans le texte et reconnaître leurs a priori qui influencent leur compréhension des enjeux abordés par un texte. La lecture peut alors établir de nouvelles considérations, plus complexes et nuancées. Ainsi, en tant que chercheuse québécoise, mais d’origine israélienne, ma lecture de différents enjeux sociopolitiques peut être influencée tant par mes expériences professionnelles (professeure en éducation au Québec) que par mes expériences personnelles (avoir grandi en Israël, étudié en France puis au Québec, être mère, etc.).

Pour illustrer cela, prenons l’exemple d’un objet d’étude qui fait débat. En effet, les débats révèlent souvent les différences de postures épistémologique et méthodologique, le rapport différent au savoir et à ses sources. L’exemple de l’étude de génocides nous permettra de le montrer.

Analyse d’un débat. Les génocides : enjeux de reconnaissances, de justice et d’éducation

Le débat sur la désignation d’un génocide des Premiers Peuples au Canada fait les manchettes, dans ce pays, depuis la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation (2015). Il a pris des ampleurs importantes à l’été 2021 avec la découverte macabre des fosses communes cachées sur les terrains des pensionnats autochtones partout au pays. Or, tous les génocides sont d’abord niés par les États génocidaires (c’est la 10e étape identifiée par la grille de Stanton, qu’on peut consulter sur Genocide watch) : certains les ont reconnus, d’autres refusent encore de le faire.

En éducation, nous considérons ce thème comme sensible parce qu’il répond aux quatre caractéristiques suivantes : premièrement, les génocides touchent aux valeurs et aux représentations sociales de ceux et celles qui l’étudient. Des questions comme « pourquoi », « comment une telle chose est possible » sont souvent les premières questions qui viennent à l’esprit face à ces événements historiques.

Deuxièmement, comme on peut le voir par cet exemple, les génocides, même du passé, restent des sujets d’actualité. Qu’ils soient perpétués plus ou moins récemment, ils évoquent chez les apprenant-e-s de tous les niveaux, de façon plus ou moins délibérée, des échos à l’actualité : le débat actuel sur la responsabilité de l’Église catholique dans les actions perpétuées par les dirigeant-e-s des pensionnats autochtones en témoigne[3]. Ceci est aussi vrai pour les génocides reconnus pour lesquels des jours de souvenir sont célébrés chaque année, rappelant la tragédie et ses conséquences actuelles, que pour les génocides pour lesquels il faut encore se battre pour atteindre la reconnaissance, locale comme internationale.

Une troisième caractéristique de thèmes sensibles est qu’ils soulèvent le débat entre expert-e-s comme au sein de la société. Doit-on nommer cette tragédie des pensionnats autochtones un génocide? Certain-e-s expert-e-s contestent la légitimité d’utiliser ce terme pour désigner les effets de la colonisation au Canada, a posteriori, alors que les événements se sont déroulés généralement avant la définition de ce crime. Le fait que le débat fasse aussi rage dans la société (en faisant une « question socialement vive » comme l’appelle Legardez (2006)) rend le débat théorique plus sensible et politique dans la mesure où il soulève les différentes visions sur les manières de vivre ensemble en société (Hess et Mcavoy, 2015).

Une quatrième caractéristique de ces thèmes sensibles réside dans leur complexité. Pour bien comprendre un génocide, il est essentiel de comprendre le contexte sociohistorique, géopolitique et économique dans lequel il se met en place. Pour comprendre, par exemple, la définition du génocide proposée par l’ONU, il faut considérer aussi les conditions par lesquelles elle a été adoptée par l’ONU. Et pour comprendre chaque génocide, il faut s’arrêter sur le contexte historique de l’endroit où il est perpétué : le rôle de la colonisation dans le passé du Rwanda explique en grande partie les tensions qui précèdent le génocide des Tutsi ou encore le contexte géopolitique complexe de la Bosnie qui mène à la guerre et au génocide bosniaque.

Le débat, il est clair désormais, peut être épistémologique, mais aussi politique et même partisan. Il n’est pas anodin de définir les actes d’un État comme des actes génocidaires, comme on peut le constater dans le débat actuel sur le génocide de Premiers peuples au Canada.

Comment peut-on donc s’y retrouver? Comment analyser un débat de société dans lequel s’inscrit notre démarche de recherche?

  1. Contextualiser : il faut toujours identifier l’auteur ou l’autrice du texte, où il a été écrit et dans quel contexte politique;
  2. Considérer la posture de l’auteur ou de l’autrice : sa discipline, sa posture épistémologique, méthodologique et éventuellement politique joueront un rôle important dans sa manière de présenter la question en débat;
  3. Prendre ses distances critiques : en reconnaissant ses propres représentations sociales et valeurs (ses a priori évoqués plus haut) et en les situant dans un contexte politique actuel, on peut analyser le débat dans toute sa complexité, sous un plus grand nombre d’aspects. Il faut ainsi reconnaitre que l’expérience personnelle – dans mon cas : immigrante au Québec, de tradition juive et historique familiale touchée par l’holocauste – joue un rôle dans ma compréhension du débat qui se vit aujourd’hui au Canada.

Bibliographie commentée

Celis, L., Dabby, D., Leydet, D., et Romani, V. (2020). Modération ou extrémisme? Regards critiques sur la loi 21. Presses de l’Université Laval. https://www.pulaval.com/produit/moderation-ou-extremisme-regards-critiques-sur-la-loi-21

Ce livre en libre accès est très intéressant comme exemple d’un ouvrage qui vise à participer à un débat très vif au Québec, celui sur la laïcité. Il permet ainsi de voir comment, à travers les textes, les auteurs et les autrices répondent à différents arguments, dans différentes disciplines sur la question de la laïcité.

Commission de vérité et réconciliation du Canada. (2015). Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir : Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. https://publications.gc.ca/collections/collection_2016/trc/IR4-7-2015-fra.pdf 

Le travail de la commission était une étape essentielle dans les efforts d’instaurer d’autres relations entre Autochtones et non-autochtones au Canada.

Hess, D. E., et Mcavoy, P. (2015). The Political Classroom. Evidence and Ethnics in Democratic Education. Routledge.

Ce livre explore comment l’école peut jouer un rôle dans l’éducation autour des débats politiques. Bien qu’il parle des écoles secondaires (formation pré-universitaire), il peut être très pertinent pour les futur-e-s enseignant-e-s professeur-e-s que vous êtes.

Hirsch, S., et Moisan, S. (sous presse). Ouvrir des brèches sur le chaos du monde tout en favorisant les apprentissages. Les objets difficiles en classe d’histoire et de d’Éthique et culture religieuse. Dans S. Moisan, M.-A. Éthier, S. Hirsch et D. Lefrançois (dir.), Enseigner des objets difficiles en sciences humaines et sociales. FIDES.

Dans ce texte, nous expliquons ce qu’est un thème sensible et comment leur enseignement est pertinent à l’école, à travers l’exemple de l’enseignement sur les génocides.

Legardez, A. (2006). Enseigner des questions socialement vives. Quelques points de repères. Dans A. Legardez et L. Simnneaux (dir.), L’école à l’épreuve de l’actualité. Enseigner les questions vives (p. 19-32). ESF éditeur.

Ce livre est devenu un classique sur les « questions socialement vives » et permet de comprendre les enjeux du débat en classe.

Bentrovato, D., et Wassermann, J. (2020). Teaching African History in Schools: Experiences and Perspectives from Africa and Beyond. Brill.

Ce texte propose un exemple sur un enseignement très sensible en Afrique comme dans d’autres contextes colonisés : comment faire sens à cette histoire de manière à contribuer au « vivre-ensemble » de ces sociétés?