Module 1 : Pour quoi et pour qui faire de la recherche?

2 Connaissance, engagement, intérêts et positionnement axiologique (bousculer le positivisme institutionnel)

Olivier Leclerc

Présentation du thème et de l’auteur du chapitre

Le développement des sciences modernes s’est accompagné de l’idée que le savoir scientifique n’est valide que s’il est objectif, en ce sens que les valeurs que portent les scientifiques n’interviennent pas dans son contenu. Naît ainsi une tension entre des exigences relatives à la formulation des connaissances et la situation vécue par des scientifiques ancré-e-s dans un contexte historique et marqué-e-s par leurs engagements, pour le meilleur et pour le pire.

Olivier Leclerc est chercheur en sciences juridiques. Il est directeur de recherche au CNRS (France) et membre du Centre de théorie et analyse du droit (CTAD, CNRS / Université Paris Nanterre / École normale supérieure – PSL université). Ses recherches portent sur les conditions juridiques de la production des savoirs en société.

« Faire de la recherche », « faire une thèse » : ces activités que vous entreprenez aujourd’hui n’ont pas toujours signifié la même chose. L’activité scientifique, à l’image des autres entreprises humaines, s’exerce selon des conditions et des modalités qui ont varié dans le temps et dans l’espace.

Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, en Europe, ont émergé de nouvelles manières de fabriquer et de diffuser des savoirs scientifiques (Pestre et al., 2015; Carnino, 2015). Ces changements ont accompagné la naissance des sciences expérimentales au XVIIe siècle en Angleterre : l’expérience est alors pensée comme un dispositif permettant de faire « parler la nature »; les savant-e-s en recueillent les résultats et les transmettent par la publication. L’engagement personnel des savant-e-s est vu comme une forme de subjectivité incompatible avec les notions de « fait » et « d’objectivité », qui prennent à cette époque le sens que nous leur connaissons aujourd’hui (Shapiro, 2000; Daston et Galison, 2007). L’idée s’impose qu’une séparation est nécessaire entre la production des connaissances et l’engagement : c’est parce que les savant-e-s sont désintéressé-e-s – au sens matériel comme moral – que les découvertes qu’ils et elles décrivent sont dignes de foi.

Ces idées ont profondément marqué l’histoire européenne des sciences. Elles ont été diffusées au sein du vaste réseau épistolaire que les savant-e-s entretenaient entre eux et elles, et au sein des universités. Deux textes contemporains reflètent la prégnance de ces idées. Au début du XXe siècle, le sociologue allemand Max Weber affirme que le métier de savant-e est profondément différent de la vocation politique : que ce soit dans l’enseignement (« la politique n’a pas sa place dans la salle de cours d’une université ») ou dans la recherche, la science doit être libre de valeurs, ce que Weber désigne par la formule « neutralité axiologique ». Cette idée a été également reprise par des philosophes des sciences pour déterminer à quelles conditions un énoncé peut valablement être considéré comme « scientifique ». Ainsi, Karl Popper (1973 : 27) distingue fermement le processus qui a conduit à la conception d’une idée nouvelle (qui relève de la psychologie de la connaissance) et l’examen logique de cette idée (qui relève de l’épistémologie). Popper rejoint la distinction proposée par Reichenbach entre le « contexte de découverte » (les motivations, les circonstances, la biographique des scientifiques, les raisons qui les conduisent à choisir un sujet d’étude plutôt qu’un autre) et le « contexte de justification » (la manière dont l’idée nouvelle est démontrée rationnellement à l’intention de ses pairs) : « l’épistémologie ne s’intéresse qu’au contexte de justification » (Reichenbach, 1938 : 7).

Cette conception du savoir scientifique n’est pas restée cantonnée au domaine des sciences de la nature. Au cours du XIXe siècle, la plupart des sciences sociales s’efforcent de reprendre à leur compte le modèle épistémologique des sciences de la nature. C’est le cas, par exemple, chez des historiens comme Hippolyte Taine ou Ernest Renan, chez un juriste comme Hans Kelsen.

Les scientifiques doivent donc, pour faire science, laisser leurs valeurs et leurs engagements de côté. Cette attente est source de tensions. Car l’histoire des sciences montre que les savoirs scientifiques ne se développent pas dans un hypothétique monde des idées, indépendamment du contexte dans lequel les scientifiques travaillent. La guerre, le commerce, les colonisations ont eu une incidence importante sur le développement des sciences (Pestre et al., 2015). De même, les financements attribués aux scientifiques par les institutions de recherche nationales ou internationales sont la plupart du temps guidés par des objectifs politiques (lutter contre le cancer, freiner l’érosion de la biodiversité, etc.), et il est attendu des scientifiques qu’ils et elles démontrent « l’impact social » de leurs recherches. Plus négativement, il a aussi été démontré que les intérêts économiques peuvent avoir une influence sur les savoirs scientifiques qui sont produits (Krimsky, 1996) comme sur les domaines dans lesquels des ignorances sont maintenues (Proctor et Schiebinger, 2008). Autrement dit, si les valeurs, les engagements et les intérêts peuvent orienter le développement des savoirs scientifiques dans le sens du progrès social, ils peuvent aussi y faire obstacle.

En définitive, il existe une tension inhérente à l’activité de recherche, qui prend pour référence un savoir objectif vers lequel il s’agit de tendre et entend se tenir à l’écart des engagements des acteurs et actrices et des motivations qui sont les leurs. Dans le cadre de la préparation d’une thèse de doctorat, cette tension ne peut pas être totalement supprimée. Elle peut cependant être maîtrisée, en ayant à l’esprit quelques clés de lecture.

En premier lieu, il est utile de bien distinguer la neutralité de l’objectivité. S’il n’est pas possible – et pas non plus souhaitable – d’attendre des scientifiques qu’ils et elles n’aient ni convictions, ni engagements, ni plus simplement de point de vue (neutralité), il est nécessaire que leurs résultats de recherche ne soient pas justifiés par ces convictions et ces engagements, mais par des raisons tirées de leurs dispositifs de recherche : expériences, entretiens, enquête ethnographique, analyse des sources textuelles, analyse des archives, etc. (objectivité).

En deuxième lieu, il est important de garder à l’esprit la distinction entre l’objectivité et la critique : le fait de proposer une analyse objective d’un objet social n’empêche pas d’en faire une analyse critique. Les sciences sociales permettent bien de formuler une analyse distanciée sur un objet, d’en proposer une lecture différente de celle qu’en font spontanément les acteurs et actrices, de dévoiler un point de vue nouveau sur cet objet, et ainsi d’armer la critique sociale (Haag et Lemieux, 2012). Une analyse critique d’un objet social est donc compatible avec une analyse objective, qui peut fournir aux acteurs et actrices intéressé-e-s une compréhension renouvelée de leur situation et leur donner des leviers de changement.

En troisième lieu, les lecteurs et lectrices intéressé-e-s par les sciences sociales pourront constater qu’il n’est pas si fréquent de lire des textes dans lesquels les auteurs et autrices explicitent leurs choix de valeur, surtout dans des thèses. Cela peut s’expliquer par le fait que les auteurs et autrices souhaitent produire un travail axiologiquement neutre, pour reprendre la formule de Max Weber. Cela traduit aussi le fait que les normes professionnelles qui structurent nos disciplines découragent le plus souvent ce type de prise de position. Il est néanmoins parfaitement concevable d’exprimer dans un travail scientifique des préférences éthiques, de relever les implications politiques et économiques de la recherche sur la société. Mais c’est à la condition que ce discours ne soit pas confondu avec la démonstration scientifique de la thèse.

Bibliographie commentée

Carnino, G. (2015). L’invention de la science. La nouvelle religion de l’âge industriel. Seuil.

Cet ouvrage historicise la notion de « science » et invite à ne pas la considérer comme une donnée d’évidence.

Daston, L. et Galison, P. (2007). Objectivity. Zone Books.

L’autrice et l’auteur montrent que la vertu « d’objectivité » dans les sciences a une histoire. Elle et lui en retracent les étapes à partir de l’étude des atlas naturalistes.

Haag, P. et Lemieux, C. (2012). Faire des sciences sociales. Critiquer. EHESS.

L’ouvrage, qui fait partie d’une série de trois volumes, envisage les conditions méthodologiques de la pratique des sciences sociales.

Kelsen, H. (1962 [1934]). Théorie pure du droit. Dalloz.

Dans ce texte, grand classique de la théorie du droit, Hans Kelsen propose une théorie du droit entièrement à distance des considérations politiques.

Krimsky, S. (1996). Publication bias, data ownership, and the funding effect in science: Threats to the integrity of biomedical research. Dans W. Wagner et R. Steinzor (dir.), Rescuing science from politics: Regulation and the distortion of scientific research (61-85). Cambridge University Press.

L’auteur montre que les financements alloués à la recherche orientent ses résultats (« funding effect »).

Pestre, D. (dir.). (2015). Histoire des sciences et des savoirs. Seuil.

Les trois volumes de cet ouvrage retracent, dans une perspective internationale, l’évolution qui a affectée les manières de fabriquer des savoirs scientifiques.

Popper, K. R. (1973 [1959]). La logique de la découverte scientifique. Payot.

Dans cet ouvrage classique de l’épistémologie des sciences, Popper y analyse les propriétés que possèdent les énoncés scientifiques.

Proctor, R. N. et Schiebinger, L. (2008). Agnotology. The making and unmaking of ignorance. Stanford University Press.

Cet ouvrage collectif est consacré à la production sociale de l’ignorance.

Reichenbach, H. (1938). Experience and Prediction. The University of Chicago Press.

Shapiro, B. J. (2000). A culture of fact. England, 1550-1720. Cornell University Press.

L’autrice propose une analyse historique de la construction de la notion de « fait ».

Weber, M. (1959). Le savant et le politique. Plon.

Un ouvrage classique, tiré de deux conférences prononcées par Weber en 1917 et 1919, qui distingue les vocations et les métiers scientifiques et politiques.

Références complémentaires

Bizeul, D. (2007). Des loyautés incompatibles. Aspects moraux d’une immersion au Front National. SociologieS, 1-9. https://doi.org/10.4000/sociologies.226 

Broqua, C. (2009). L’ethnographie comme engagement : enquêter en terrain militant. Genèses, 2(75), 109-124. https://doi.org/10.3917/gen.075.0109

de Sousa Santo, B. (2017). Épistémologies du Sud et militantisme académique, réalisé par Baptiste Godrie. Sociologie et sociétés, 49(1), 143-149. https://doi.org/10.7202/1042809ar