22 Un mot pour sortir des taali suudu baaba

Le corpus constitué pour ce petit livre, en dépit de l’appauvrissement sémantique dû au passage de l’oral à l’écrit, conserve le message que la société peule gaawooɓe souhaite transmettre, à travers les contes, à la jeune génération. La connaissance de la communauté qui a produit un corpus littéraire permet une meilleure compréhension de l’analyse symbolique que l’on peut en faire. Pour les pasteurs peuls, qui ont longtemps vécu seulement pour leur bétail, il est intéressant d’étudier les représentations de ce bétail à travers leur littérature. L’analyse que j’en ai faite est certes très simple, mais elle permet de rendre compte de ce que dit le conte et de ce qui existe dans la réalité hors-texte. Elle dresse, en outre, un portrait du troupeau à partir de différentes situations et des personnages.

Par sa composition, le troupeau est un ensemble hétéroclite dont la vache constitue le noyau. Cet animal est l’élément par lequel s’exprime le lien fort qui lie le troupeau à son ou sa propriétaire. Le bétail est la richesse qu’il faut posséder. Les parents le laissent en héritage à leurs enfants. Dans les cas où il n’y a pas d’héritage, le jeune garçon devra le constituer lui-même. Le troupeau assure la vie et la pérennité de la société, permet l’accomplissement du jeune homme et permet à la jeune fille d’arracher la considération sociale. Les jeunes sont les personnages les plus proches du troupeau. Ils et elles s’occupent de son entretien et, en échange, bénéficient de ses bienfaits.

Dans les contes que j’ai sélectionnés, le bétail est la propriété du jeune homme. La possession du troupeau par le fils marque le départ du père; le conte, lui, le présente mort ou ne le mentionne pas du tout. L’entrée de l’enfant dans la vie active pastorale coïncide ainsi avec le départ du père. C’est cette période de la vie du pasteur peul, pendant laquelle il arrête toute activité au sein du troupeau, que Amadou Hampâté Bâ (1994) appelle la « sortie du parc ». À cette étape, lorsque le père atteint 63 ans, on estime, d’une part, qu’il a atteint un niveau d’expérience élevé et qu’il réunit, d’autre part, les conditions matérielles requises et une bonne connaissance de l’art pastoral. Il transmet ainsi le troupeau à son fils tout en lui laissant le soin d’apprendre cet art tout seul.

Ainsi, la mort du père est une disparition symbolique. Il meurt pour laisser la place au fils devant le destin duquel il s’écarte. Et le fils doit, à son tour, continuer l’œuvre de son père auprès du bétail. Il ne doit donc jamais se séparer du troupeau qui prime sur tout. Le troupeau assure la nourriture quotidienne. Il attire le respect et l’admiration sur son propriétaire. Il est, pour cela, considéré comme une richesse immuable. C’est bien par le troupeau que l’homme acquiert un statut dans la société. Au cours de chaque parcours réalisé avec ce troupeau, il retire quelque chose de plus. Le héros reçoit une femme plus la reconnaissance de la société, ou alors, il accède au statut d’éleveur en constituant son propre troupeau. Il devient ainsi un membre actif de la communauté.

Cependant, le troupeau ne doit être l’objet d’aucune injustice, laquelle, à coup sûr, mettrait en danger son existence. Dans les cas d’injustice grave, le troupeau disparaît, ne laissant d’autres choix au coupable, au mieux, que de vivre des bonnes grâces de sa victime et, au pire, d’aller à terme à sa propre disparition. Dans le cas où le troupeau serait frappé par la sécheresse, la vie des humains, elle aussi, en souffrirait. Le propriétaire est alors face à deux choix. Il peut supplier les forces détentrices de la pluie pour qu’elles mettent fin à cette situation météorologique ou partir pour des terres plus clémentes. En situation de conflit, le troupeau est l’intercesseur entre les deux parties. Ce sont ainsi les vaches qui font fléchir la jeune fille. Cette dernière met symboliquement fin à la sécheresse et fait renaître l’espoir de vie pour les humains et les vaches.

Le destin de l’humain et celui de son bétail sont intimement liés. Le malheur de l’un est forcément ressenti par l’autre. L’équilibre de la communauté dépend en grande partie de la prospérité du cheptel. En m’intéressant au troupeau, j’ai ainsi essayé de traiter un thème cher aux conteurs peuls et conteuses peules. Les interprétations que j’ai dégagées peuvent bien ne pas être celles qu’ils et elles envisageaient, mais elles tiennent néanmoins de mes origines peules. Il est difficile, à partir de quelques contes seulement, de faire une analyse complète de ce vaste thème, mais j’espère que les lecteurs et lectrices auront trouvé ici un aperçu de la culture peule gaawooɓe, de ses mythes et représentations, qui les intéresseront.