Introduction – Que sont la science et la recherche? Vérité, savoir, connaissance, théorie, modèles
Florence Piron
Origines du projet
Les enquêtes de terrain que j’ai menées avec mon équipe dans le cadre de notre travail de recherche-action sur la science ouverte et la justice cognitive en Afrique francophone subsaharienne et en Haïti (Piron et al. 2016a; 2016b; 2017) montrent que, pour différentes raisons, de nombreux doctorants et nombreuses doctorantes en sciences sociales et humaines de ces pays n’ont aucun accès à une formation de niveau doctoral en épistémologie, en méthodologie ou en technologies numériques pendant la préparation de leur thèse. En particulier, notre enquête par questionnaire (à venir) montre que ces doctorants et doctorantes souhaitent fortement disposer d’une formation théorique et pratique sur la conception et la rédaction d’un projet de thèse ou de mémoire, étape essentielle à la réalisation de ces travaux, ainsi que sur les outils numériques qui peuvent faciliter la réalisation de leur projet.
Par ailleurs, l’hégémonie du positivisme institutionnel (Piron 2019) dans les universités du Nord et des Suds, notamment dans leurs manuels méthodologiques, est flagrante. La critique décoloniale de la science (Escobar et Restrepo 2009; Connell 2016) a montré que ce positivisme d’origine européenne était un des piliers de l’invisibilité et de la non-utilisation des savoirs endogènes, qu’ils soient traditionnels ou universitaires, dans l’enseignement universitaire africain ou haïtien, alors que ces savoirs sont essentiels au développement local des communautés. Ce positivisme nuit aussi à l’instauration de liens solides entre une université, ses acteurs et actrices et le territoire qu’elle dessert, ainsi qu’à l’entrée des langues nationales dans l’écriture scientifique.
Est-il possible d’initier des apprentis chercheurs et chercheuses aux ficelles de la recherche scientifique tout en s’efforçant de la décoloniser, notamment en les amenant à utiliser davantage les travaux des auteurs et auteures des Suds, à valoriser la pluralité épistémologique et linguistique, à rester conscients de l’ancrage contextuel de tout savoir, y compris scientifique, et à s’engager dans la restitution et la diffusion des savoirs en libre accès, au service du bien commun? Comment former des chercheurs et chercheuses à faire de la bonne recherche, socialement responsable, inclusive, rejetant toute forme de discrimination (de genre ou culturelle) et pertinente pour aider les sociétés des Suds et du Nord à répondre aux défis qu’elles affrontent?
Un outil de formation
Le Guide décolonisé a pour but de répondre concrètement à ces constats et à ce défi. Il propose un livre qui peut servir en même temps de formation à distance conçue de manière à accompagner les étudiants et étudiantes de thèse ou de master d’Afrique et d’Haïti (ou d’ailleurs) tout au long de la préparation et de la rédaction de leur projet. Ce Guide a aussi pour but de les aider à renforcer leur pensée critique sur la colonialité de la science, à s’engager à faire de la recherche socialement responsable et à développer leurs compétences numériques et collaboratives. Une autre science, ouverte et décolonisée, est possible!
Le Guide peut être lu d’un bout à l’autre, comme n’importe quel livre. Mais il est aussi conçu pour être utilisé comme formation en ligne, module après module. Notre slogan : « c’est en le faisant qu’on apprend ».
Le Guide comporte 10 modules correspondant chacun à une étape de rédaction d’un projet de thèse ou de master : question de recherche, recherche documentaire, choix méthodologique, posture épistémologique, considérations déontologiques, plan de diffusion des connaissances, etc. Chaque module comporte plusieurs chapitres synthétiques, accompagnés de références commentées et parfois de courts exercices, qui nourriront la réflexion des lecteurs et lectrices sur le type de recherche qu’ils et elles souhaitent faire.
Les chapitres du Guide ont été rédigés par des spécialistes issus de toute la francophonie qui partagent l’idéal de la justice cognitive et de la science ouverte et le désir de décoloniser la recherche. Tous les chapitres seront validés par des pair-e-s et des doctorant-e-s.
Références
Connell, R. (2016). Masculinities in global perspective: hegemony, contestation, and changing structures of power. Theory and Society, 45, 303–318. https://doi-org.acces.bibl.ulaval.ca/10.1007/s11186-016-9275-x
Escobar, A. et Restrepo, E. (2009). Anthropologies hégémoniques et colonialité. Cahiers des Amériques latines, 62, 83-95. http://journals.openedition.org.acces.bibl.ulaval.ca/cal/1550
Piron, F. (2019). L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance. Dans L. Brière, M. Lieutenant-Gosselin et F. Piron (dir.), Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Éditions science et bien commun. https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/neutralite/chapter/piron/
Piron, F., Mboa Nkoudou, T. H., Regulus, S., Dibounje Madiba, M. S. et al. (2016a). Une autre science est possible. Récit d’une utopie concrète, le projet SOHA. Possibles, 40(2). http://redtac.org/possibles/2017/02/11/une-autre-science-est-possible-recit-dune-utopie-concrete-dans-la-francophonie-le-projet-soha/
Piron, F., Mboa Nkoudou, T. H., Anderson, P., Dibounje Madiba, M. S., Alladatin, J., et al. (2016b). Vers des universités africaines et haïtiennes au service du développement local durable grâce à la science ouverte juste. Dans F. Piron, S. Regulus et M. S. Dibounje Madiba (dir.), Justice cognitive, libre accès et savoirs locaux. Pour une science ouverte juste, au service du développement local durable. Éditions science et bien commun. https://scienceetbiencommun.pressbooks.pub/justicecognitive1.
Piron, F., Diouf, A. B., Dibounje Madiba, M. S., Mboa Nkoudou, T. H., Ouangré Z. A. et al. (2017). Le libre accès vu d’Afrique francophone subsaharienne. Revue française des sciences de l’information et de la communication, 11. http://rfsic.revues.org/3292